Le temps de la fin et l’illusion démocratique

De plus en plus de textes paraissent en petite collection, tracts ou libelles, parfois pamphlets juste mineurs, d’autre fois prises de position majeures. Entre les deux, toujours des réflexions qui ne passent pas ailleurs, soit elles sont trop longues pour de simples tribunes, soit elles sont trop courtes pour fournir la matière de gros ouvrages. Ainsi du libelle paru récemment de Patrick Boucheron, qui se marierait assez bien avec certains courts textes de Walter Benjamin, que, d’ailleurs, il cite. Le titre « Le temps qui reste » renvoie à la fameuse phrase de Benjamin, énormément commentée ces temps-ci : que tout reste comme avant voilà la catastrophe. Car le temps qui reste, si rien de très imprévu ne se passe, c’est bien celui du déroulement implacable, uniforme et sans sursaut d’une histoire mécanique qui nous conduit au pire.

On a souvent le sentiment que les appels à un sursaut face au dérèglement climatique, à la disparition des espèces etc. ne servent à rien. Des milliers de scientifiques peuvent se mettre à l’œuvre pour démontrer les risques qui nous attendent, pour montrer en quoi les comportements sociaux et économiques sont responsables des tendances actuelles, il n’en sortirait rien. Juste une paresse et une sorte de « laissez-nous tranquilles » exhalé par des millions de poitrines qui reprendraient en choeur ce que les gros industriels et les marchands de publicité leur suggèrent de dire. On est bien comme ça, et si des catastrophes surviennent, on verra bien sur le moment ce qu’il convient de faire pour « s’adapter ». C’est stupéfiant. Comme si, au moment du Covid, une grosse majorité de gens l’avait emporté qui aurait conseillé de ne pas se soucier, que tout allait bien se passer, que les virus n’étaient pas si méchants. Bruno Latour, dont je lis en ce moment les huit conférences regroupées sous le titre « Face à Gaya », Camille Etienne, la jeune et brillante activiste qui a publié cette année « pour un soulèvement écologique  (dépasser notre impuissance collective) » le disent : nous devons faire face à un mouvement de déshumanisation, de désintérêt vis-à-vis de la gravité des phénomènes. Latour reprend le terme de désinhibition, emprunté à Jean-Baptiste Fressoz, pour désigner cette attitude commune qui réside sur, à la fois, une prise en compte du danger et en même temps (ah ! Ce fichu « en même temps »!) sur sa normalisation : nous allons passer outre. Camille Etienne prend pour métaphore la catastrophe du Titanic qui aurait pu être évitée : le capitaine était au courant des risques de heurter un iceberg, de multiples bateaux croisés l’en avaient averti, mais non, le prestige primait et avec lui la nécessité de prouver que l’on pouvait affronter le danger. Elle dit que nous en sommes là : que des capitaines fous sont aux commandes et qu’il nous appartient, à nous, les passagers, de casser la porte de la salle de contrôle et de semer la révolte au fond de la cale pour contraindre le bateau à ralentir. Ses propositions ne se limitent pas à une mise en demeure des citoyens, pris chacun individuellement, afin de faire tel ou tel choix pour réduire leur empreinte en CO2 : belle façon de noyer le poisson, d’inciter à détourner le regard que cette mise en calcul savant qui voudrait que toute la responsabilité des désastres repose sur les maigres épaules de tout un chacun (avec en sourdine, à la fin, cette suggestion : si vous disparaissiez, ne serait-ce pas mieux pour la planète?). Nous sommes inégaux face aux responsabilités et aux causes. Cette manière de « culpabiliser » les gens simples (qu’il s’agisse du grand-père habitué à manger son steak ou de l’habitant des zones rurales obligé d’utiliser sa voiture pour aller faire ses courses) est bien dans la ligne du fonctionnement idéologique du capital (qu’on requalifiera de « néo-libéralisme » si on le souhaite) qui vise à transformer toute contradiction intrinsèque en conflit entre personnes, finissant par « socio-psychologiser » les débats au lieu de les mener vers les vrais coupables. Bien sûr, Camille Etienne nous incite à l’action, mais à l’action collective, à la mise en place organisée de mesures de boycott, au refus d’acheter, et surtout à des actions de désobéissance civile : désobéir pas seulement aux ordres directs, mais aux injonctions plus ou moins subtiles, en apparence inodores et incolores, comme celle de consommer des produits inutiles, de suivre la pub (quand par exemple un constructeur important de smartphones met sur le marché son nième modèle en voulant nous persuader que nous ne sommes rien si nous ne l’achetons pas), ou de regarder des émissions débiles(*) mais qui, soi-disant, « font rire » (ça, c’est moi qui le dis).

Mais revenons à Patrick Boucheron. Et ensuite à la critique de la valeur, pour constater les convergences entre de multiples pensées qui ont lieu actuellement. (Certes, nous pouvons reprocher à tel ou tel intervenant de ne pas aller assez loin dans sa critique, de rester en dehors d’une analyse critique du capital ou de que sais-je, mais nous devons déjà nous satisfaire des convergences, et signaler avec enthousiasme le fait que, parfois, des formulations semblables apparaissent dans des discours différents, s’originant de lieux distincts. Ces convergences sont peut-être l’amorce de prises de conscience un peu plus efficaces, dans le sens du soulèvement nécessaire dont nous parlions à l’instant. Il suffit d’un très petit pourcentage de gens convaincus pour faire basculer une tendance). « Faut-il se contenter d’égrener les secondes qui restent avant l’apocalypse, et constater, navrés, que nous avons manqué à ce temps d’attente ? » demande l’historien en se référant à Nathaniel Rich « qui projette le compte à rebours en arrière, décrivant la décennie cruciale 1979-1989 comme un rendez-vous manqué où l’on avait tous les éléments pour comprendre les origines humaines du changement climatique et où l’on n’a rien fait ». En somme, contrairement à autrefois où les prophètes essayaient de percer l’avenir, nous en serions venus à être tellement convaincus de ce qu’il adviendra que nous sommes voués à scruter le passé afin de comprendre où l’on a pêché. Contraction du temps : alors qu’autrefois également, le temps des catastrophes était celui quasi géologique où l’on peut voir venir (les collisions d’étoiles, l’effondrement du système solaire, la chute d’un astéroïde), il en vient maintenant à s’aligner sur le temps politique. Le réchauffement est pour demain, les événements météorologiques extrêmes sont parmi nous.
Dans trois ans et demi : la future élection présidentielle, les médias nous le bassinent, nous disant tantôt que c’est proche et tantôt que c’est encore loin. Temps de l’angoisse. Je me souviens avoir dit il y a un peu plus d’un an sur ce blog que j’étais heureux du nouvel échec de Marine Le Pen dans sa course à la présidence ! Quel naïf j’étais. Le temps désormais nous a rattrapé : nous n’en sommes plus à penser ouf ! c’est toujours ça de gagné, nous avons encore mis du temps entre le fascisme et nous, puisque cet écart vient d’être déjà comblé. Ce n’est pas parce que la personne de Le Pen a gagné mais parce que ses idées ont gagné (où l’on voit que la personnification extrême des rapports politiques est un mirage). Macron n’était qu’un leurre. Quand le capitalisme s’effondre autour de nous, ses défenseurs sont prêts à tout pour sauver les meubles, manigancer des stratégies de sauvegarde au plus pressé en inventant des bouc-émissaires, des chimères, des soi-disant responsables de notre état. Autrefois, ce furent les Juifs, leur tour revient ou reviendra sûrement, mais en beaucoup plus sûrs et plus utiles voici les migrants, les demandeurs d’asile, les étrangers. Les ruses rhétoriques sont terrifiantes. On prétend lutter contre « l’immigration illégale » alors qu’on pénalise les migrants légaux, installés et travaillant en France pour y remplir des fonctions essentielles dans la santé, l’entretien ou l’aide aux personnes fragilisées(**). On assimile l’étranger au terrorisme et à la délinquance comme si cela allait de soi, mais, en fait, depuis longtemps on veut ériger l’Autre (celui qui vient d’Afrique principalement ou d’Orient) en responsable des maux engendrés par le capitalisme. Le chômage ? C’est lui (et non une tendance inéluctable), le terrorisme ? C’est lui (et non les fragmentations successives du monde capitaliste).

L’argument inlassablement répété est : « Les français le veulent », « preuve » de volonté démocratique dans le vote de telle loi, mais qui ne repose en fait que sur des sondages que l’on sait fragiles et qui incarnent une conception bien curieuse de la démocratie. Ah bon ? 70 % des français seraient pour la nouvelle loi sur l’immigration ? Ne doit-on pas plutôt parler d’illusion démocratique ? L’opinion se fabrique, nous en avons sans arrêt la démonstration sur les chaines dites d’information en continu. Les chroniqueurs patentés vendus aux dévoreurs du genre de Bolloré sont payés pour répandre jusqu’à plus soif les pseudo-analyses émises par les défenseurs acharnés du Capital, les fausses solutions et les anathèmes. Chose extraordinaire qui n’est pas souvent dite : ces médias fabriquent une opinion qu’ils vont ensuite mesurer afin de s’assurer qu’ils ont bien fait le travail.

Boucheron est moins polémique en apparence que ce que j’énonce, il est plus historien, plus subtil et réfléchi que je ne suis sans doute. Pour lui, la responsabilité réside dans « les fissures de l’histoire », dans quelque chose qui sourd au travers du temps, la bête immonde peut-être, il tient à demeurer descriptif plutôt que de suggérer des mécanismes à l’œuvre. Prudent en somme, ne voulant surtout pas tomber dans les travers des intellectuels d’autrefois, des années trente et cinquante. On n’est plus dans le communisme des années Staline, et il a bien raison. Mais ne doit-on pas franchir un seuil et tenter de s’accorder avec ce que semble nous dire la raison critique face à l’amoncellement des preuves qui accablent notre quotidien ? Que fascisme et démocratie, par exemple, seraient les moments distincts d’un même processus historique comme le disent Kurz et Scholz, suivant en cela Horkheimer « qui a pu situer le fascisme non pas à l’extérieur de la démocratie mais l’interpréter comme partie intégrante de la société capitaliste : « celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit aussi se taire sur le fascisme » ». (présentation du livre de Kurz et Scholz à paraître aux éditions Crise et Critique).

Spécialiste de l’histoire italienne, Patrick Boucheron peut nous en dire beaucoup sur le sujet, car voilà justement un pays qui a franchi le pas, très récemment, avec Georgia Meloni au pouvoir. Evidemment, rien de spectaculaire. On n’a pas vu du jour au lendemain des légionnaires en tenue d’apparat défiler sur les grandes avenues romaines, ni la proclamation de suppression des partis ou de suspension des libertés… Pas la peine, dit Boucheron. Les cris avaient déjà été poussés par Salvini. La radio publique déjà sacrifiée par Berlusconi. L’essentiel du travail avait donc été déjà fait. Quand Merloni a pris le pouvoir, elle n’avait qu’à cueillir les fruits de l’action des gouvernements de droite passés. Ne doutons pas qu’il en sera de même en France dans peu de temps. Réprimer les manifestations, enfermer les leaders, juger les activistes en lutte contre le dérèglement climatique, il suffira d’appliquer des lois qui ont été subtilement distillées au gré d’événements divers qui ont ponctué notre histoire récente.

Comme me le dit mon copain Enzo, nous ne vivons pas la même situation que celle des années trente, celles où les camps étaient bien délimités, où il y avait des fascistes, énonçant une doctrine très claire, mais où il y avait aussi des communistes, des partisans. Aujourd’hui, il semble que le monde entier se recouvre de la même absence de pensée, du même vide poussant à acclamer des clowns et des vociférateurs sinistres qui sont censés le remplir. 70 % d’électeurs favorables à la loi anti-immigration, 70 % (voire plus) favorables aux articles les plus explicitement racistes, instaurant la « préférence nationale » et discriminant les travailleurs en fonction de leur origine, autant d’électeurs favorables à des articles qui vont contre la Constitution de la République, basée comme l’on sait sur la déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Mais cela fait 30 % en dehors, me direz-vous, et vous aurez raison, 30 % au moins de gens qu’il faut unir.

Le nouvel extrémisme de droite n’a [cependant] plus rien à voir avec les fascismes historiques de la phase d’ascension du capitalisme et constitue un phénomène qualitativement nouveau. Oblitéré de sa capacité à former un projet social et politique global, il est la manifestation de la dissolution de la démocratie, de l’approfondissement de la crise structurelle et témoigne du fait que nous vivons dans une société sans avenir. Le citoyen qui s’accroche à la défense démocratique des libertés économiques doit désormais vivre avec son frère « néo-fasciste » qui veut s’imposer dans le même champ concurrentiel en utilisant toutes les armes possibles, y compris les armes à feu.
Robert Kurz, quand la démocratie dévore ses enfants

(*) pourquoi débiles ? On voit tout de suite ici avancer l’objection qui tue, l’anathème suprême : c’est là parler comme un « intellectuel », comme quelqu’un qui s’arroge le droit de décréter ce que sont les bonnes et les mauvaises émissions etc. alors que, oui, j’assume, débiles parce que fabriquées délibérément dans le but de rendre débiles, à coup de recettes confirmées et de stratégies de manipulation de foules avérées. Les émissions dites ici « débiles » sont fabriquées pour réduire voire annihiler toute critique (ce n’est pas un hasard si peuvent y intervenir très peu de militants de la cause écologique ou que, s’ils interviennent, c’est pour être ridiculisés voire traînés dans la boue – ce qui fut la cas de Claire Nouvian), le tout dans le contexte d’un capitalisme débridé dont nous verrons bientôt qu’il vire au fascisme.
(**) voir ici le lien avec la théorie de la dissociation

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3 Responses to Le temps de la fin et l’illusion démocratique

  1. Avatar de Girard A Girard A dit :

    Billet qui touche en plein coeur: constat d’une inertie brulante.Tristes capitaines, des leurres démasqués, de la naïveté révélée (même celle des capitaines), paresse collective, des clowns mégalomanes voulant régler les différents qui les dépassent sur un ring, des humains pétrifiés, ou bien complotistes, ou incultes.La mutinerie pourrait partir d’une fraction plus lucide de la cale du bateau pour s’extraire de la sidération.Les débats sont confisqués comme celui de l’immigration qu’ils nous faut pourtant aborder.Il y a besoin de gens éclairés pour les décideurs sous peine de faire exploser la cohésion sociale.
    Il faudrait déjà, pour le problème de l’immigration, un patronat clair dans sa demande et des politiques qui s’appuient sur des arguments et du factuel étudié par des experts indépendants: que nous apprenions à écouter, à apprendre des personnes qui savent plus que les autres.A priori un collectif de savants trans nationaux est plus crédible qu’un individu isolé dans sa traduction personnalisée du monde.Aujourd’hui c’est le contraire qui semble l’emporter.
    J’ai bien peur d’énoncer des naïvetés.

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  2. Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

    oui, hélas, le temps n’est pas celui d’émettre des propositions constructives quand les dispositions de ceux qui tiennent les rênes sont tellement à l’encontre de ce qui est souhaitable, à commencer par un minimum d’humanité et de respect de la vie sur Terre. A bientôt! et bon jour de l’An!

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  3. Avatar de Debra Debra dit :

    J’ai déjà dû recommander de lire soigneusement le livre de Jacqueline de Romilly, « Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès », (titre légèrement approximatif car je n’ai pas le livre chez moi en ce moment, l’ayant prêté), pour avoir un aperçu de ce que nous avons sous les yeux maintenant en Occident. Jacqueline de Romilly analyse la descente aux enfers à Athènes avec beaucoup de lucidité et de finesse, d’ailleurs.
    Je me répète, mais je sais qu’Aristophane a fabriqué le mot « ochlocratie », ce qui veut dire le gouvernement par l’opinion de la majorité, ayant constaté à quel point l’expérience démocratique de son époque conduisait au refus de toute forme d’autorité, renvoyée à l’autoritarisme, et à la démagogie, bien entendu. Et il a constaté en même temps à quel point ça mettait tout le monde sur les nerfs, puisque plus personne ne voulait obéir à plus personne : les enfants à leurs parents, les militaires à leurs chefs.. La catastrophe, quoi.
    Ça fait belle lurette que je ne vote pas aux élections nationales, en raison de ce que j’appelle la « mauvaise foi » de personnes qui nous annoncent qu’elles sont les héritières de la « gauche », mais… je ne sais pas trop ce que ça veut dire maintenant. J’attends un peu de savoir quel nouveau sens le mot « gauche » va acquérir dans les temps qui viennent, et pour voir s’il y aura une quelconque stabilité au sens du mot « gauche ». Mais je sais que beaucoup de Français voudraient le confort de pouvoir se dire qu’avec le mot « gauche » ils peuvent aller aux urnes tranquillement, sans même lire les programmes, sans allumer un neurone, et SUIVRE LE MOUVEMENT. C’est vieux comme le monde, d’ailleurs, et probablement indépendant de tout régime politique.
    Pas que je suis « degauche » en ce moment. J’ai probablement tort de ne pas m’engager dans une pensée politique en ce moment, mais y a-t-il encore une France dans l’Union Européenne ? Je n’en suis pas sûre. La France serait-elle une… PATRie ? Difficile à dire.
    Par contre, je vois des personnes qui SE DISENT partager un même corps de valeurs, vivant sur plusieurs continents, partageant dans l’ensemble une éducation universitaire, et souvent, un niveau de vie plus confortable que d’autres en « France ». Ces personnes me semblent… transnationales, et avec le temps, et ma situation personnelle, je me pose beaucoup de questions sur les « transnationaux ». (Le mot existe-t-il ? Je sais qu’il y a beaucoup de… « trans » dans notre monde, mais est-ce qu’on parle des « transnationaux » ? Peut-être à mon insu, car je ne lis quasiment jamais la presse, et ne regarde pas le « idiot box » depuis très longtemps.)
    A quoi les « transnationaux » appartiennent-ils ? Quel est leur pays/patrie ?
    Un vaste débat.
    Le prototype de ce débat sur les « transnationaux » se voit dans l’identité juive, qui est une identité transnationale depuis très longtemps maintenant. Les choses sont beaucoup plus compliquées depuis qu’à nouveau, les « Juifs » ont une terre en Palestine.
    Nous ne sommes pas prêts à sortir de ce bourbier, je vois.
    Bonne fête du 31, Alain, et aux autres lecteurs.

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