Comment agir dans un univers dominé par ce qui a un prix ? – II

Comme le dit Graeber, la fausse théorie économique (fétichiste aurait dit Marx) présente les humains comme « des êtres calculateurs qui cherchent à maximiser leur stratégie individuelle pour accumuler pouvoir, plaisirs et richesses matérielles » (p. 13) or, cela ne correspond pas à la réalité. C’est une vision cynique et volontairement déprimante de la réalité. Accumuler du pouvoir est un objectif malheureusement de beaucoup d’entre nous, nous ne pouvons que le constater. Mais pas de tous, pas de toutes. La plupart des femmes par exemple ne cultivent pas cet objectif. Il est étonnant et amusant de voir comme certaines savantes (je pense à Lise Meitner) ont plutôt tenté de dissimuler leurs découvertes afin de ne pas passer pour responsables de leurs conséquences. Elles ont fui les lieux de pouvoir. Que si peu de femmes occupent dans le monde des positions dirigeantes est sans doute dû au fait que les hommes leur barrent le passage, mais cela peut aussi être dû à leur manque d’appétence pour de telles fonctions. Fuir les lieux de pouvoir ne signifie pas fuir ses responsabilités car les responsabilités sont d’autant mieux assumées qu’on les endosse en tant qu’anonymes. Voir en temps de guerre par exemple, la dose d’abnégation des femmes, qui ne cherchent nullement la gloire, mais à s’éprouver en tant que solidaires et prêtes à combattre (belle pièce de théâtre là-dessus vue à Avignon cet été d’après des textes de Svletana Alexeievitch). Lire les témoignages des résistantes et des internées dans les camps de la mort nazis (Simone Veil, Geneviève Anthonioz, Charlotte Delbo).

Pour « les plaisirs et les richesses », c’est pareil : nous ne sommes pas des jouisseurs, ceux et celles qui le proclament sont de bien tristes personnes. Le plaisir n’est pas l’amour. Les richesses ne sont pas que matérielles. Tout dans la société ne se réduit pas à l’individu.

Il est évidemment intéressant de comparer les notions de « valeur » telles qu’elles peuvent se faire jour dans différentes sociétés, autrement dit d’adopter un point de vue anthropologique. La définition par Marx de la valeur (d’échange) d’une marchandise ne saurait s’appliquer à la valeur d’objets en circulation dans des sociétés non capitalistes ou pré-capitalistes pour la simple raison que cette forme de valeur est intrinsèque au capitalisme, c’est pourquoi la critique de Graeber à l’égard de Marx (selon laquelle justement elle ne s’applique pas aux sociétés non capitalistes!) ne porte pas. Nous avons vu ailleurs que la valeur intrinsèque au capitalisme constituait cette part abstraite de la marchandise par laquelle les individus au sein de ce type de société entrent en relation : en dépensant une certaine somme de monnaie, ils pouvaient acquérir la part de valeur abstraite, donc de travail abstrait stockée dans la marchandise fournie par d’autres individus, c’est de cette manière qu’ils entraient en contact avec eux. Le contact se faisait à partir de cette abstraction de l’échange qui est un échange généralisé entre des biens qui peuvent appartenir à toutes les sphères possibles qui ont été déjà atteintes par le processus de marchandisation. D’où une globalisation des cultures, la mise en place d’une forme de civilisation tentaculaire qui a souvent été critiquée en tant que mortifère à l’égard des cultures particulières et qui aboutit aujourd’hui à une grave crise où des revendications « culturalistes » jaillissent de partout, causant guerres, misères et replis identitaires.

Il n’en va pas de même dans d’autres sociétés ainsi que justement l’explique très bien ce même David Graeber, se basant sur les travaux de plusieurs anthropologues comme Christopher Gregory, Marilyn Strathern, Nancy Munn etc. qui s’inscrivent plus ou moins dans la suite des travaux de Marcel Mauss sur l’économie du don, et qui souvent ont pour terrain d’observation une partie de la Mélanésie, comme les îles Trobriand. Chez les habitants du mont Hagen, par exemple, il y a « marchandise » mais certainement pas au sens de Marx, et il y a « valeur » mais certainement pas au sens capitaliste. On doit s’y intéresser. On verra des points communs avec nos sociétés capitalistes, mais surtout des différences énormes. La première de ces différences réside dans le fait qu’il n’y a pas ici d’échange généralisé : les biens qui s’échangent se répartissent en classes d’équivalence (comme on dirait dans le cadre de la théorie des ensembles), ces classes étant hiérarchisées (les objets qui s’échangent comme dons sont ordonnés hiérarchiquement). On n’échange pas un bijou contre une quantité donnée de poisson ou de taro (Le taro est une plante alimentaire d’origine asiatique très répandue en zone tropicale pour la consommation de son bulbe – cf. wikipedia). D’ailleurs il n’existe pas de bien intermédiaire qui permettrait cet échange (comme la monnaie). Le critère de hiérarchisation semble tenir à la durée de vie, donc de manière indirecte à l’histoire spécifique des biens. Au plus bas de l’échelle, on trouve les denrées alimentaires parce qu’elles ont une durée de vie limitée. Et puis de plus en plus élevés dans la hiérarchie, on trouve des biens de plus en plus «patrimoniaux». Cette hiérarchie se reflète dans la hiérarchie sociale : les biens patrimoniaux sont échangés dans la sphère la plus élevée, et les denrées alimentaires de base sont au bas de l’échelle sociale. On comprend ici ce que Moïshe Postone veut dire lorsqu’il parle de liens sociaux déguisés et non déguisés, car dans la société du Mont Hagen, ils ne sont pas déguisés, ils existent en premier lieu pour déterminer l’échange (le niveau auquel on se situe dans la hiérarchie sociale). Du reste, l’échange n’est jamais parfait car les entités échangées ne sont jamais perçues comme équivalentes, deux porcs ou deux casoars ne sont jamais identiques et ils ne sont bien sûr jamais ramenés à des entités abstraites qui permettraient de solder définitivement l’équivalence, contrairement à ce qui se passe dans la société capitaliste. Les anthropologues dont il est question ici disent même que dans le don, demeure toujours présente dans la « marchandise » donnée une part du donateur. On pourrait dire ici : ah mais c’est pareil dans le cas du capitalisme puisque la valeur de la marchandise y consiste dans le travail abstrait qui a été fourni par les travailleurs producteurs ! Sauf qu’il y a une grande différence : le travail abstrait est… abstrait(!) il ne réfère pas aux qualités spécifiques qu’ont les agents qui l’effectuent, seulement à la « quantité de travail », mesurée en temps, qui est fournie, alors que chez les Mélanésiens, la part du donateur est concrète, elle reste attachée à sa personne et la marchandise donnée vient en une sorte de détachement de la personne concrète. Dans la société capitaliste, impossible de remonter de la marchandise à l’individu particulier qui l’a produite (sauf dans les cas très particuliers où la marchandise, très valorisée, est vue presque comme une œuvre d’art, ainsi certaines montres sont-elles poinçonnées de manière à identifier celui ou celle qui les ont assemblées, certains moteurs de voiture prestigieuse sont-ils signés etc.).

Autre différence radicale : dans les sociétés mélanésiennes, selon Marilyn Strathern, ce sont les relations qui existent de façon primordiale par rapport aux individus. Nous y sommes avant toute autre chose ce qu’autrui perçoit de nous, ainsi n’avons-nous pas une identité stable, « chacun possède toutes sortes d’identités potentielles […] Dans chaque situation sociale donnée, quelqu’un d’autre fixe son choix sur l’une d’entre elles et, de ce fait, la rend visible ». Il est donc impossible de définir soi-même son propre travail comme valeur (de dire « je vaux tant »), si valeur il y a elle est définie par la relation sociale entretenue avec le reste de la société. Or, l’une des raisons pour lesquelles le capitalisme fonctionne comme il le fait est son fondement sur l’individu, son caractère unique, qui le rend paradoxalement interchangeable, puisque l’unicité devient la propriété partagée par tous et toutes et qu’elle peut être facilement mise entre parenthèses lorsqu’on parle de la quantité de travail abstrait que peut fournir chaque individu. Interchangeable alors que pourtant irremplaçable dirait Cynthia Fleury, voulant dire par là que l’enjeu d’une émancipation serait de rendre authentique cette irremplaçabilité, en l’empêchant justement de céder le pas à l’interchangeabilité. Devenir non interchangeable serait à coup sûr une manière de faire barrage à l’extension du capitalisme, donc à son existence même.

*

Il y aura de plus en plus de choses qui n’ont pas de prix ou alors un prix arbitraire, tellement arbitraire que cela n’aura plus de sens. Déjà, lorsque nous voyons le prix d’une œuvre d’art osciller entre quelques centaine d’euros et plusieurs milliers (pour la même œuvre, voir les estimations que l’on peut trouver sur Internet pour des lithographies par exemple), nous sentons bien que cela n’a pas de « sens économique ». Tout comme lorsque nous voyons les écarts de prix entre objets connectés qui ont la même utilité, smartphones et autres, qui ne sont pas justifiés par des différences de valeur objective, mais seulement alimentés par le rapport fétichiste aux choses dont nous parlions plus haut : si c’est plus cher, forcément, ça marche mieux.

On est certes conscient de ce que l’art représente du point de vue des placements pour les grandes fortunes, comme dans le cas du fonctionnement bancaire, où il s’agit de générer de la valeur à partir de valeur en court-circuitant l’étape marchandise, le capitalisme fait de l’œuvre d’art symbole, chèque en blanc, billet de banque qui marque une pause dans le circuit de la valeur : j’achète telle somme tel tableau, je ne l’expose même pas, abdiquant pour lui toute valeur d’usage, je le garde dans un coffre-fort, et quelques temps après, je le revends pour réaliser une marge importante. Peu importe le tableau : l’art est réduit au même rang que le travail abstrait, de plein pied avec lui. Mais plus près de nous, une œuvre a le « prix » que l’acheteur potentiel est prêt à y mettre pour des considérations qui sont en dehors de la logique économique du capital, souci d’affirmer un soutien, preuve d’amitié, enthousiasme soudain, tous sentiments jugés irrationnels dans le monde de l’économie classique. L’œuvre artistique a aussi pour contenu la capacité de susciter tout cela. Elle est ainsi à cheval sur les limites du Capital, moitié au dedans, moitié au dehors. C’est le dehors qu’il faut étendre, si l’on veut conserver un minimum d’espoir.

oeuvre de Cy Twombly
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5 Responses to Comment agir dans un univers dominé par ce qui a un prix ? – II

  1. Avatar de Bibliofeel Bibliofeel dit :

    Merci pour ce bel article ! Je trouve que le capitalisme met un verrou en abaissant le salaire versé, obligeant ainsi à rechercher les prix les plus bas, promotions, soldes, etc. Faire sauter ce verrou à grande échelle permettrait de s’intéresser au producteur, à la valeur d’échange, au commun entre tous. J’espère ne pas être hors sujet par rapport à votre réflexion !

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  2. Avatar de Debra Debra dit :

    Il me semble que dans ce que vous appelez le capitalisme, et au niveau… ras les pâquerettes où nous arrivons avec une mondialisation de la technologie occidentale qui transmet ce « capitalisme » comme organisation sociale, le problème principal réside dans le fait que nous traitons le chiffre comme un absolu qui peut être détaché du réel. Serait-ce cela « l’abstrait » ? Comme si nous voulions vivre… en vase clos, avec nos langages mathématiques, économiques, du management ou autres, entre nous, sans que cela porte à conséquence… pour nous.
    Je vois que nos systèmes symboliques tournent sans être étayés sur ce qu’on appelait « référent » dans le temps. Quand Richard Nixon ? a décidé de ne plus faire indexer le dollar sur l’or de Fort Knox ?, le pays a mis le cap sur Mars, et entrainé d’autres dans son sillage. Les actes… ont des conséquences, même si on ne sait pas bien ce qu’on fait dans ces domaines, car les conséquences arrivent forcément après dans notre monde. (Je pense au Bréxit, pour un exemple plus récent.)
    Mais il me semble qu’une des plus grandes difficultés émane du fait que les référents ne sont pas homogènes « dans » le langage. Un nom propre et un nom commun ne renvoient pas à la même « chose ». « Le chat » et « la démocratie »… ne sont pas de même nature non plus. Pourtant, en passant par le langage, nous faisons… comme si, sans même le savoir.
    Pour le prix… comment les prix en viennent aux choses ? Je trouve que c’est une question très intéressante, aussi intéressante que de remarquer que j’ai dans mes affaires des objets qui sont sans prix pour moi, mais qui, assez brutalement dans notre société ont perdu… de la valeur monétaire. J’attache cela à notre engouement pour la.. dématérialisation, l’accessibilité, et notre foutue fascination pour l’idée de nous défaire de la matière, de ne plus être… de la matière, mais du « pur esprit ».
    Quand on tient un regard général, les enjeux de la civilisation sont de transmettre… la vie, le savoir, les techniques, les objets, les idées, de les faire passer d’une génération à une autre, et au delà. C’est une rude tache. D’autant plus que, de mon point de vue, l’organisation sociale qui va de pair avec la démocratie tend à détruire la transmission entre les générations.
    On vilipende beaucoup l’argent, mais ce qui caractérise non pas le capitalisme, mais ?, je ne suis pas sûre, c’est d’accepter de mettre un prix sur un individu pour un dédommagement en cas de… perte. De l’argent. On peut discuter du bien fondé d’accepter cela, mais ce dont on ne peut pas discuter, c’est que ça produit… des effets.
    Pour l’arbitraire… Je crois comprendre que nous avons des a priori sur le mot « arbitraire », comme si le mot « arbitraire » suffisait pour disqualifier la validité/la valeur. En tout cas, le mot « arbitraire » est presque toujours employé de manière péjorative maintenant, et c’est ça qui m’intéresse avant tout.
    Un petit saut dans le Robert Historique situe « arbitraire » depuis Aulu-Gelle du côté du sens de « relatif au libre arbitre ». Vers 1525 « arbitraire » commence à prendre un sens péjoratif « qui procède du caprice, du bon plaisir, jusqu’à devenir voisin de « despotique » ou de « tyrannique » « .
    Debbie conclut que… depuis que l’Homme est Homme (et les femmes aussi à leur manière…), le plaisir est suspect. Surtout… quand c’est le plaisir d’autrui…
    En tout cas, l’injonction d’être libre est aussi tyrannique que d’autres injonctions, comme le commandement d’aimer son prochain.
    Ah, ces filets qu’on construit pour se piéger.. Vieux comme le monde.

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    • Avatar de alainlecomte alainlecomte dit :

      L’abstraction est en effet une caractéristique du capitalisme, qui se traduit par une quantification outrancière, l’idée étant de tout ramener à une essence commune. Ceci peut avoir de bons effets parfois, au niveau de la technique, dont nous avons bien besoin dans de nombreux cas (soins, médecine). mais aussi des effets ravageurs. Marx insiste sur le travail abstrait, il s’agit de la manière de mesurer la valeur d’échange des marchandises, il n’est pas le travail concret lequel est rapport avec la nature et est évidemment respectable. En incorporant ce travail abstrait, la marchandise qui s’échange sert de rapport social entre les individus. C’est quelque chose de bien pauvre comme rapport social…

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      • Avatar de Debra Debra dit :

        Oui pour les rapports pauvres. L’abstraction est forcément pauvre en… matière, et nous sommes matière qui occupe une espace, comme vous le dites. Puisque vous avez dit « tout ramener à une essence commune », j’ajouterai « tous ramener à une essence commune »… L’un ne va pas sans l’autre ?
        Sur les amis de bartleby, vous pouvez avoir un aperçu en ce moment de l’approche de Bernard Charbonneau qui était ami d’Ellul (que je n’ai pas lu non plus. Debbie préfère lire de la littérature. La grande ou la pour midinettes. Pas de mesure, désolée…). Charbonneau a passé sa vie marginale à réfléchir sur le rapport entre la personne (ou l’individu, encore que je fais la différence…) et son intrication dans le tissu social. C’est une intrication diaboliquement difficile à penser et à vivre.
        Mes poils se hérissent quand je vois que la littérature est globalement disqualifiée comme source de sagesse, et de joie dans notre bas monde. La vieille opposition entre mythos ? et science continue à nous diviser, et ça ne cèdera pas demain. C’est déjà vieux comme le monde « civilisé »….
        Merci pour ce petit brin de discussion. C’est rare dans mon monde.
        Dernière recommandation : le livre de Jacqueline de Romilly, « Les grands sophistes dans l’Athènes de Péricles ». C’est un vieux livre très important pour comprendre notre actualité, de mon point de vue. C’est chouette de tomber sur les livres qui vous aident à comprendre ce que vous vivez, par un retour avisé dans le passé. J’y crois. Etant donné d’où vous venez, je crois que ce livre pourrait vous intéresser beaucoup. Il est… décapant.

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