[Le conflit israëlo-palestinien]. L’article signé Robert Kurz, publié sur le blog Palim-psao, m’a surpris, car il subvertissait totalement à mes yeux la manière de penser ce conflit, surtout dans les rangs de la soi-disant « gauche » habituée à soutenir mécaniquement les mouvements palestiniens en tant que successeurs des mouvements anti-coloniaux du passé. Ma première surprise venait banalement du fait que je savais Kurz mort depuis longtemps (en 2012). Alors comment pouvait-il ressusciter pour nous livrer son analyse des événements venant de survenir à Gaza et dans le sud d’Israël ? La réponse était vite trouvée : l’article datait de 2009. Il s’appliquait aux événements d’une époque qui ressemblaient beaucoup (mais pas totalement) à ceux d’aujourd’hui. Il n’y avait (presque) rien à changer. La surprise plus profonde venait de son ton clairement affirmé : nous assistions à un retour de la guerre contre les Juifs, Kurz y soutenant la thèse selon laquelle dès qu’il existe une crise économique, l’opinion mondiale se retourne contre Israël. Le vieil antisémitisme était toujours là.

Les théoriciens de la cdv (critique de la valeur), comme Moïshe Postone et Robert Kurz, ont développé dans la dernière décennie une analyse très tranchée des événements qui sont survenus depuis la seconde guerre mondiale. La « gauche », après les bouleversements qui ont suivi la chute du mur de Berlin, la disparition de l’Union Soviétique, la conversion des régimes issus des « luttes de libération nationale » en dictatures ne valant pas mieux que les régimes renversés, s’est mise à emboiter le pas des mouvements qui lui semblaient prendre la suite de ces organisations « de libération ». Sans y réfléchir plus que cela, on a validé le Hamas, le Hezbollah, la « révolution chaviste » ou le régime de Khadafi. Certains de ces mouvements, Hamas et Hezbollah en particulier, s’étaient édifiés sur la base d’un combat féroce contre… les forces communistes de l’époque autrement dit contre la « gauche » des pays concernés, mais « notre gauche » (au moins une partie, celle bien représentée aujourd’hui par LFI et le NPA) n’en eut cure, ne vit même pas où était le problème. Probablement, pensait-elle, était-ce là une ruse de l’histoire… et bientôt tous ces mouvements, devenus victorieux, allaient libérer les peuples et faire régner la paix. Quelle insondable naïveté, quelle inconscience criminelle. N’importe qui ouvrant une étude sérieuse sur l’histoire de ces mouvements découvre qu’ils n’ont rien à voir avec une lutte émancipatrice, n’ont rien à voir avec une cause noble, fût-elle palestinienne. L’alibi religieux est brandi de leur part car ils savent fort bien que la religion est le meilleur allié, partout, des forces politiques voulant asseoir leur domination sur les peuples.
Kurz a montré, en particulier en ce qui concerne l’Union Soviétique et la Chine à quel point les régimes mis en place n’avaient de « socialiste » que le nom et n’avaient en réalité pour but et comme seul but, que de mettre au travail (souvent forcé) des millions d’hommes et de femmes afin que ces pays puissent rattraper leur retard par rapport au développement capitaliste des pays occidentaux. Ces empires, qui ne valaient et ne valent toujours pas mieux que l’empire américain, se sont étendus et ont pu jouer du malheur et de l’oppression subie par les peuples colonisés et parfois mis en esclavage, pour diriger de loin des mouvements dits « nationaux » qui n’ont fait que poursuivre le même but, à savoir constituer des moyennes puissances capitalistes, susceptibles d’affronter plus tard les plus grandes. Il en fut ainsi du FNL vietnamien qui, une fois la « victoire » acquise n’eut rien de mieux à faire que construire un nouveau régime d’oppression capitaliste permettant de développer une industrie locale florissante, qui pouvait même concurrencer le géant voisin chinois (d’où une guerre entre impérialismes qui se déroula, contre toute attente, de février à mars 1979). il en fut ainsi en Malaisie, en Indonésie (où la répression anti-communiste fit rage), en Birmanie, au Cambodge (avec l’accablant auto-génocide qui en résulta, perpétré par les « Khmers rouges »). J’ai tendance à penser que l’Inde s’est un peu mieux comportée, parvenant grâce à des dirigeants plus éclairés qu’ailleurs et dotés d’un bon sens humaniste (Gandhi, Nehru, Indira Gandhi) à maintenir une volonté d’harmonie et de démocratie. Mais, hélas, celle-ci s’est fracassée ces dernières années sur le mur… de la religion, encore, cette fois de la religion hindouiste, prétexte à une propagande nationaliste essayant de masquer les échecs du régime dans l’amélioration des conditions de vie de la population. La religion est toujours là pour cela, en effet : vous faire oublier votre misère objective, vous détourner de vos revendications pour une vie plus heureuse, plus juste et plus libre. Quand donc reviendrons-nous enfin à ces lueurs d’espoir qui perçaient au cours des années soixante et soixante-dix, laissant entrevoir une libération par rapport à tout ce fatras pseudo-religieux (même le bouddhisme a pu récemment servir à voiler des atrocités, ceci dit sans que je n’aille jusqu’à en faire porter le poids à Tenzin Gyatso, qui a fait ce qu’il a pu, en homme cherchant lui-même à se libérer des oripeaux de la tradition, pour contre-carrer les objectifs d’un impérialisme chinois bien trop puissant pour lui).
Parmi tous ces petits empires potentiels en lutte pour une extension de leur propre capitalisme national, tous n’obtinrent pas le même succès. Pour un Vietnam qui « réussit », combien de Pakistan, d’Afghanistan, d’Algérie ou d’Irak qui se cassent la figure, parfois incapables de faire fructifier leurs ressources (en particulier pétrolières), emberlificotés qu’ils sont dans des relations avec la puissance américaine (ou ex-colonisatrice dans le cas des relations franco-algériennes) et dans des volontés nationales de donner naissance à des classes dirigeantes dotées de tous les pouvoirs et de l’argent qui apparaissent comme les vrais signes de la « réussite » ? Ces pays maltraités (mais par qui?) sont devenus les proies évidentes des forces diaboliques masquées sous l’étendard religieux. De riches familles (les Ben Laden) se sont impatientées de ne pas obtenir tout tout de suite et, pour mieux combattre l’ennemi qui réussissait mieux qu’elles ont inventé la constitution à leurs propres frais de mouvements de terreur qui ont abouti aux attentats du 11 septembre.
Parallèlement à cette évolution, se répandaient les séquelles des tragédies perpétrées en Europe à l’occasion de la Seconde Guerre Mondiale, sous l’égide du régime nazi, et qui ont reçu pour dénomination le mot « Shoah ». Des millions de Juifs assassinés. Des millions de Juifs extraits de force de leurs foyers, dépossédés de tout, autant de richesses matérielles que de statut social (lorsqu’ils étaient par exemple professeurs d’universités, chirurgiens ou physiciens) et qui, à la libération des camps, pour ceux qui restaient, posaient le problème de leur relogement, de leur réinstallation. Une idée fut vite trouvée, à laquelle les Juifs rescapés souscrivirent évidemment puisqu’elle représentait un de leurs rêves : leur retour en Palestine. Qui se fit d’abord en opposition à la puissance anglaise (d’où une guerre de libération menée par les forces juives contre l’empire britannique), après quoi l’installation eut lieu mais sur une terre qui, pour être peu peuplée n’en était pas moins habitée par des populations arabes se réclamant elles aussi de la Palestine. Tout esprit rationnel regardant cette histoire à distance pense que cette terre pouvait héberger deux peuples qui, d’ailleurs, étaient à jamais cousins, appartenant tous deux à la branche sémite de la population mondiale. On sait ce qu’il advint. Les régimes nationalistes arabes firent blocage et déclarèrent la guerre à Israël dès qu’il fut fondé, en 1948. Cette guerre n’a jamais cessé. Les moyennes puissances arabes (et iraniennes) de la région n’ont jamais accepté la création de ce nouvel état qui troublait le jeu, menaçant à son tour d’être une puissance industrielle rivale, dotée par ailleurs d’un capital intellectuel hérité des compétences qu’avaient acquises les Juifs à force d’être obligés de se consacrer aux tâches de l’esprit en compensation de celles auxquelles ils n’avaient pas droit de se livrer (la culture des terres etc.). Il ne faut pas en douter ; c’est un anti-sémitisme diffus (paradoxal puisque venu d’un peuple lui-même sémite!) qui se diffusa dans les pays arabes et en Iran, appuyé sur les mêmes bases que celui qui sévissait en Europe (et y sévit encore) : l’image du Juif comme financier spéculant autant dans le monde de l’argent que dans la sphère intellectuelle.
On ne doit bien sûr pas dissimuler les crimes commis par la Haganah durant cette période troublée d’installation, comprenant des attentats commis pour inciter les populations arabes à évacuer la région, car il y eut hélas d’authentiques groupes terroristes juifs (massacre des habitants du village de Deir Yassine, par exemple). Mais il reste que, comme l’écrit Kurz dans son brillant article :
A l’époque de la Guerre froide, le conflit entre Israël et la Palestine était considéré comme paradigmatique de l’antagonisme entre l’impérialisme occidental, sous l’égide des Etats-Unis, et un camp « anti-impérialiste », dont l’Union soviétique et la Chine se disputaient le leadership. Des deux côtés, la propagande ignorait le double caractère de l’État d’Israël, qui est, d’une part, un Etat moderne ordinaire dans le cadre du marché mondial et, de l’autre, une réponse des Juifs à l’idéologie éliminationniste d’exclusion de l’antisémitisme européen et surtout allemand.
Et encore :
Les segments du capital qui, dans cette région, ont échoué sur le marché mondial ont expliqué que la guerre contre les Juifs était un combat exemplaire contre l’hégémonie mondiale.
On retrouve ici les traits de l’analyse que font Kurz et Postone de l’anti-sémitisme comme rapport de haine fétichiste au monde, présenté comme remède aux velléités de lutte anti-capitaliste, tel qu’il l’a toujours été au sein des régimes nazi et fascistes.
Dans le contexte d’une crise économique qui n’en finit pas, qui était déjà le cas en 2009 quand l’article a été écrit – nous étions juste après la crise de 2008 – une crise qui s’est amplifiée depuis avec ses aspects climatique et sanitaire (Covid, etc.), on a vu les grandes puissances du capitalisme tenter de se replier chacune sur son pré-carré, faisant le gros dos en attendant la suite, dont on prévoyait déjà qu’elle serait terrible, pendant que d’autres (la Russie) profitaient de l’occasion pour tenter de s’emparer de territoires (l’Ukraine) en espérant que cela se passerait sans trop de vagues. On pouvait se douter qu’Israël en ferait les frais. Kurz écrivait donc en 2009 :
Le néolibéralisme est en ruine, et la guerre capitaliste pour l’ordre mondial ne peut déjà plus être financée. Dans cette situation, il apparaît qu’Israël n’a toujours été qu’un pion sur l’échiquier de l’impérialisme global de crise. Même l’administration Bush avait minimisé à la fin le programme iranien d’armement nucléaire. Les intérêts américains et israéliens se séparent ; Obama n’a plus de marge de manœuvre politico-militaire. On s’accommode de la guerre islamiste contre les Juifs. C’est pourquoi les tirs de roquettes du Hamas contre la population civile israélienne apparaissent comme sans importance ; la majeure partie de l’opinion publique mondiale qualifie d’excessive la contre-attaque d’Israël. Les Palestiniens de Gaza sont, en tant que victimes, identifiés au Hamas, comme si ce régime ne s’était pas imposé dans une sanglante guerre civile contre le Fatah laïc.
De tels propos anticipateurs nous ébranlent. Il est vrai peut-être en effet que les tirs de roquettes du Hamas contre la population civile israélienne nous ont paru sans importance pendant longtemps. Nous en sommes arrivés en Occident jusqu’à les nier, à fermer les yeux sur eux. Au point que lorsqu’une de ces roquettes explose en vol au-dessus d’un hôpital de Gaza, nous sommes enclins à accepter la thèse immédiatement présentée par le Hamas, d’un bombardement israélien. Et bien sûr, nous jugeons excessive la contre-offensive d’Israël comme cela était le cas en 2009 alors que l’offensive d’aujourd’hui est sans commune mesure avec celle d’alors, s’étant manifestée par le pire pogrom connu par les Juifs depuis la fin de la guerre. Tout cela est terriblement gênant, n’est-ce pas ? Comme si nous n’en finissions pas de nourrir un anti-sémitisme latent toujours présent dans les consciences ou dans l’inconscient européens.
Kurz ajoutait également ceci :
En réalité, le Hamas prend la population en otage – tout comme le Hezbollah libanais en 2006 ‒, transformant des mosquées en dépôts d’armes ou autorisant ses cadres armés à ouvrir le feu depuis des écoles ou des hôpitaux. L’opinion mondiale n’y attache aucune importance, car elle a déjà reconnu le Hamas comme un « facteur d’ordre » dans la crise sociale. C’est pourquoi le pragmatisme capitaliste se tourne, jusque dans la presse bourgeoise libérale, de plus en plus contre l’auto-défense israélienne(1). D’une façon générale, c’est là le secret du tournant néo-étatiste auquel donne lieu le crash de l’économie mondiale : il s’agit de pacifier autoritairement les masses appauvries ; et à cette fin, même l’islamisme fait l’affaire.
Et bien entendu, cela s’applique encore aujourd’hui, où le Hamas a bel et bien été reconnu comme facteur d’ordre dans la société arabo-musulmane (y compris par Israël, ce qui était un comble!) et où la population palestinienne est, à son tour, martyrisée et meurtrie (on parle d’ores et déjà de 4000 morts), victime des bombardements commis par Israël désireuse maintenant d’anéantir le Hamas, ce qui ne peut se faire sans des milliers de victimes collatérales (d’où le souhait qu’elle ne tente pas d’atteindre son désir !), mais au-delà de ce qui est factuel, victime de la politique mortifère d’un groupe (évidemment terroriste) qui l’utilise comme bouclier pour parvenir à ses fins de pouvoir régional. Nul (surtout à la gauche LFI) ne semble se formaliser de voir les dirigeants du Hamas politique se vautrer dans le luxe cinq étoiles des palaces de Doha, et leur chef Ismaël Haniyeh s’asseoir à la table des grands (dont Erdogan) pour entamer enfin le festin du partage entre les gros appétits économiques de la région. Ces puissances n’y arriveront pas car elles auront toujours le boulet des « masses appauvries », comme dit Kurz(2), et qu’il devient difficile au-delà d’un certain seuil de pauvreté de continuer à entretenir des armées (ceci est valable aussi pour la Russie) mais combien de victimes innocentes encore avant l’effondrement terminal ?
(1) Je note ainsi qu’un journal « de gauche » comme Libération, se scandalise aujourd’hui par la plume de Jean Quatremer, que la présidente de la commission européenne, madame von der Layen, « ose » affirmer au cours de sa visite en Israël que cet état a évidemment le droit de se défendre : « Benyamin Nétanyahou n’en a sans doute pas cru ses oreilles lorsqu’Ursula von der Leyen a proclamé, urbi et orbi, à l’issue de leur rencontre à Tel-Aviv, vendredi 13 octobre, qu’Israël avait «le droit» et «même le devoir de défendre et de protéger sa population» après l’attaque terroriste des islamistes du Hamas. (Libération du 15 octobre) ». On n’en croit pas ses yeux : c’était pourtant bien le moindre de ce qu’elle pouvait dire !
(2) se rappeler que la Turquie, qui se veut une menace constante vis-à-vis de ses voisins et caresse le projet d’être un empire s’étendant sur toute l’Asie Centrale, se traîne quand même avec une inflation de 50 % et un taux de pauvreté qui s’accroît sans cesse.

» No Future » !
J’aimeJ’aime