Morges est une petite ville pimpante au bord du Lac comme savent les faire les Suisses… avec beaucoup de banques et l’argent ruisselant. Deux petites tours ferment le port, une forteresse domine, les seuls gens pauvres sont les employés des magasins, presque tous immigrés ou descendants d’immigrés, Portugais, Kosovars, Albanais, Africains…
Mais c’est chaque année un lieu de rencontres littéraires surprenantes. On vient là un peu en touriste, attiré par quelques vedettes, on achète en France, avant de venir, les livres que l’on souhaite faire dédicacer car ils y sont quand même bien moins chers, on s’inscrit par avance pour une croisière chic sur un de ces bateaux qui sillonnent le joli Lac Léman, on pense qu’autrefois ils étaient à aubes, ce devait être encore plus beau, maintenant ils avancent au mazout dans un calme clapotis, ils possèdent des salons, ceux où l’on cause, bien entendu, où l’on est prisonnier pendant environ 1h 30, il faut donc être sûr que l’on ne va pas s’ennuyer car impossible de revenir sur ses pas, d’abandonner le salon, on reste le derrière fixé sur sa chaise et l’on tente de saisir quelque chose de ce qui se dit, de voir des visages au loin, trônant en tribune, en se tordant le cou pour entr’apercevoir l’auteur fétiche ou le savant adulé entre deux têtes posées sur les chaises de devant, et puis…
en réalité, et heureusement, on fait toute autre chose, on flâne sous les tentes à dédicaces et on rencontre des auteurs imprévus, certains que l’on ignorait totalement jusque là, d’autres dont on avait entendu parler mais que l’on ne connaissait que de nom. Ainsi, lors de ma flânerie dans l’une des deux grandes tentes qui longent le lac (l’une baptisée « côté ville », l’autre « côté lac »), j’avisai une autrice que je ne connaissais pas, je ne sais pourquoi mon dévolu s’était jeté sur elle, peut-être semblait-elle plus facile d’accès que d’autres, assise devant sa pile de livres, un roman paru aux éditions Sabine Wespieser, au titre bizarre : Generator. Je m’emparai du livre pour lire la quatrième de couverture.

Rinny Gremaud (c’est son nom) est une jeune femme née d’une mère coréenne et d’un père anglais (elle est journaliste de profession, membre de la rédaction du Temps). Elle est partie à la recherche de son père, mais ne l’a pas trouvé. A la place… elle a trouvé des centrales nucléaires ! Cette idée m’a aussitôt plu. Il y avait donc chez cette écrivaine quelque chose qui me rappelait autre chose, quelqu’un d’autre, des femmes d’origine coréenne partant chercher leur mère ou leur père biologique, il y en a eu déjà pas mal, on les a vues dans des films par exemple, mais l’affaire des centrales nucléaires, cela me rappelait le premier roman d’Elisabeth Filhol, que j’avais beaucoup aimé, « La centrale » (suivie par la suite d’autres livres, comme me le rappelle aussitôt Rinny Gremaud lorsque je lui en parle, comme « Doggerland »). Ce livre appartenait donc à cette gamme relativement réduite d’œuvres littéraires qui ont pour sujet (entre autres sujets d’ailleurs, je n’ai pas dit que c’était le seul), la science. C’était donc intéressant. Nous avons parlé un peu, cette autrice et moi, du rapport de la littérature à la science, et d’Elisabeth Filhol, qui semble avoir un peu disparu ces temps-ci des stands des libraires. Je lui avoue le problème que j’ai avec l’achat des livres en Suisse, qu’elle comprend très bien, mais cela ne fait rien, je vais le lui prendre quand même. Elle me dit d’ailleurs qu’elle a un site Internet, et que si je ne suis pas content du livre, je peux toujours aller sur son site et demander à me faire rembourser !!!



Les centrales de Wylfa et de Kori, l’autrice Rinny Gremaud (photo Le Temps)
Mais cette recommandation n’était pas utile. Le livre est formidable. Il est d’abord remarquablement écrit, juste ce qu’il faut de recherche de mots rares, juste ce qu’il faut d’humour, juste ce qu’il faut de savoir pour décrire l’état de la recherche dans le nucléaire dans les années soixante, en particulier en Angleterre où les centrales avaient été prévues principalement pour tirer profit de la production du plutonium nécessaire à la fabrication de la bombe A. Elles utilisaient donc de l’uranium 238, qui est le moins propice à fournir de l’énergie, ce que l’on compensait par le gigantisme des installations, comme celle de Wylfa, sur l’île d’Anglesey.
Ce qui est fascinant dans ce genre de littérature – comme c’était déjà le cas dans les livres d’Elisabeth Filhol – c’est la mise en parallèle des émotions et affects de l’individu avec la manière dont on parle des immenses objets de la science : les centrales construites en Angleterre dans les années soixante étaient de type Magnox (magnesium non-oxydising), Rinny Gremaud écrit (p. 73) : Les Magnox avaient donc un cœur de graphite rempli d’uranium naturel et refroidi au dioxyde de carbone. Ce qu’on retient ici c’est évidemment qu’elles avaient un cœur… Un cœur rempli d’uranium, ça laisse rêveur, surtout quand on découvrira à quel point le père recherché en manquera, lui, de cœur !
Plus loin : Or, c’est amusant, le minerai d’uranium, dans cet état-là, est principalement fait d’une manière impropre à en tirer de l’énergie. On sourit. On pourrait trouver gênant voire inconvenant de trouver « amusant » tel ou tel aspect de cette machinerie terrifiante, qui donnera les accidents de Three Miles Island, de Tchernobyl ou de Fukushima et qui est basée sur les mécanismes de la bombe A (surtout dans le cas de cette technique-là, si particulière, puisque, encore une fois, les Anglais avaient trouvé géniale l’idée de sous-traiter la fabrication des bombes afin de produire de l’énergie comme une sorte de produit dérivé), mais justement, c’est ce qu’il y a de singulier dans un tel livre : traiter la technologie comme un partenaire de l’humain, monstrueux mais attachant comme les dragons géants qui parfois s’échappent d’un dessin animé de Miyazaki. Nous vivons dans un univers monstrueux où des génies s’échappent des éprouvettes et des coffres découverts au fond de châteaux endormis.
Le père, lui, dénué de cœur à la différence des réacteurs, va, au gré des mutations, rencontrer diverses femmes auxquelles il n’attachera qu’un intérêt passager en guise d’amour, certaines peut-être n’en demandant d’ailleurs pas plus. Un jour, vous vous êtes donné rendez-vous sur un banc près de la mer, et tu lui as annoncé la nouvelle : on te proposait un poste à responsabilités, une mission à Taïwan, un formidable tremplin pour ta carrière. Ce serait l’affaire de deux ans. Tu reviendrais. […] Après l’amour qui déjà n’était plus qu’une routine entre vous, vous vous êtes quittés sur des promesses silencieuses, un engagement des yeux par lequel, à peine débarqué en Asie, tu t’es finalement senti bien peu tenu.
Oui, j’ai oublié de le dire : tout au long du livre, la narratrice tutoie son père, ou plutôt, dit-elle d’emblée : cette fiction de père (Et si je faisais de toi une fiction ? Ce serait te rendre au statut de fantôme, te rendre ou plutôt te condamner, te saisir à jamais dans le filet de ma fantaisie.), ce qui permet de superposer un imaginaire à la réalité (lorsque c’est la réalité ou du moins ce qu’elle peut en voir, elle dit « il »).
Cette errance désabusée du père, bien sûr, l’irrite : cela me fâche, pour ne pas dire autre chose, de comprendre que, probablement, tu as reproduit plus tard avec ma mère ce que tu avais déjà vécu, une première fois, à Taïwan et on trouve dans le roman une description bien triste des rapports que l’imaginaire masculin occidental entretient avec la femme asiatique… De leurs rires gras et leurs commentaires racistes, tes collègues avaient dûment salué la nouvelle de ton expatriation. Les femmes d’Asie, aujourd’hui encore, ont toutes les peines à se défaire du spectre infamant de Madame Chrysanthème. (p. 101)
Bien sûr, et là, on sent comme une juste revanche du destin, une telle sécheresse de cœur, ça se paie, tout comme l’incompétence et l’indifférence au cœur des centrales… ça se paie aussi. Ne jamais négliger le cœur des centrales, comme cela s’est bien trop fait, aux Etats-Unis en particulier, et notamment dans celle de Monroe, au bord du lac Erié. A quelles catastrophes n’a-t-on pas échappé ! On le sait, mais Rinny Gremaud le rappelle, trop souvent des équipes peu formées (pensons aux sous-traitants dont parlait Elisabeth Filhol dans son premier roman, mais aussi au personnel de la centrale de Tchernobyl) sont en charge de ces monstres, trop souvent aussi, on prend les alertes envoyées par les capteurs comme le signe… de leur mauvais fonctionnement (c’est tellement plus simple!). Ici, on ne peut encore s’empêcher de faire le rapprochement entre maîtrise ou absence de maîtrise du cœur des machines et celles du cœur humain. On peut facilement interpréter un signal que « ça ne marche pas » comme un simple signal défectueux… Des signaux de ce genre, le père a du en percevoir à différents moments de sa vie mais il a préféré sans doute regarder ailleurs, dormir au lieu d’agir. Le résultat n’est guère brillant, à terminer sa vie dans une de ces affreuses villes du centre des Etats-Unis. Chaque minute de mon court séjour dans la périphérie de Detroit, je la passerai à mesurer le gouffre qui sépare dans ce pays l’image de la réalité, puisqu’en effet, tout ce que je vois m’est parfaitement connu, et le cliché de l’Amérique si puissant dans l’imaginaire collectif mondial. Mais toute interaction physique avec ce monde me fait l’effet du toc. Chaque objet se révèle creux, toute substance est synthétique, chaque repas consiste en une forme ou une autre de matière comestible mais indistincte, recomposée au fil d’obscurs procédés industriels, dans laquelle on a réinjecté du sel, du sirop de glucose et de la graisse (p. 185).
L’Europe décroche, disait un chroniqueur du Monde récemment (Arnaud Leparmentier, Le Monde du 5 septembre) « L’écart de PIB est désormais de 80 % entre l’Europe et les Etats-Unis » précisait-il, et il cherchait à nous alarmer : L’European Centre for International Political Economy, un centre de réflexion basé à Bruxelles, a publié un classement du PIB par habitant des Etats américains et européens : l’Italie est juste devant le Mississippi, le plus pauvre des cinquante Etats américains, tandis que la France se situe entre l’Idaho et l’Arkansas, respectivement 48e et 49e Etats américains. L’Allemagne ne sauve pas la face, entre l’Oklahoma et le Maine (38e et 39e). J’ai trouvé ce texte « amusant » comme dirait Rinny Gremaud. D’autant que le journaliste ajoutait : Le sujet est inaudible en France – tout de suite viennent les contre-arguments sur l’espérance de vie, la malbouffe, les inégalités, etc. « Amusant » car évidemment on passe sous silence toutes ces consommations meurtrières de CO2, cette « malbouffe » en effet qui est synonyme de vraie misère, cette surconsommation débilitante qui, bien sûr, renforce le Capital, mais le fait nous précipiter vers l’horreur économique.
Je ne dirai rien de la fin, bien entendu, qui reste indécise jusqu’au bout, mais qui ne nous déçoit pas.
Ce roman nous aura permis en fin de compte d’à la fois suivre le triste rapport de la vie d’un homme et le rapport méthodique et fidèle des méthodes et organisations du nucléaire dans le monde, en Angleterre, à Taïwan, en Corée du Sud et aux Etats-Unis, bien peu d’œuvres littéraires réussissent à faire cela.
