Castasegna
Le col de la Maloja sépare le site prestigieux de Sils Maria du val Bregaglia, c’est un grand nombre de lacets qui conduit vers cette vallée descendant vers l’Italie, bordée en haut par des pins puis envahie de plus en plus par les forêts de châtaigniers. Les villages s’échelonnent soit au niveau de la route – il faut alors faire un léger détour – soit sur les hauteurs, tous avec leur élégant clocher, fin et haut, surmonté d’une flèche ou d’un bulbe, et leurs maisons aux façades blanches décorées de citations romanches et de fresques naïves. Cet endroit devait être autrefois bien pauvre, comparable à l’Ardèche dont les habitants se nourrissaient de farine de châtaigne. Le dernier village avant la frontière s’appelle Castasegna. A l’angle près de l’église, il y a un petit bar restaurant, en même temps pâtisserie, l’enseigne porte le nom de Salis, si je me souviens bien, et il est réputé pour ses glaces au parfum de châtaigne. Nous avons pique-niqué sur les marches de l’église, avec une saucisse et un pain achetés au camping, avant de nous asseoir à la terrasse de ce bistro pour la traditionnelle gelato. Un peu plus tôt, nous avions vu arriver la serveuse, elle accourait après sa pause de midi, les cheveux très noirs, jolie, nous regardant de coin avec un vague sourire. C’est elle qui nous a apporté les glaces. Deux ouvriers de chez Stirnimann, le constructeur du coin, avaient mangé avant nous et rejoignaient leur véhicule, satisfaits, puis une voiture de la Radio Télévision Suisse s’est garée à leur place, deux types nonchalants en sont descendus, probablement venaient-ils faire des repérages. Au bout de la rue principale, après l’église, un panneau indique la montée vers Soglio, l’un des plus jolis villages de Suisse, paraît-il. On monte dans l’herbe drue et mouillée, parmi de petits chalets qui ne devaient servir autrefois qu’à l’agriculture (foin, remises, granges, étables) mais sont aujourd’hui occupés par des vacanciers. Comme il y avait une éclaircie, le soleil tapait lourdement sur nos têtes, nous faisant transpirer. Plus haut, il y eut une cascade et le chemin se faisait tunnel la contournant par derrière, un couple à vélo n’en finissait pas de se photographier, corps bronzés, jambes de cycliste, vélo style VTT. Et la montée se faisait de plus en plus raide pour atteindre le village, coupant la route en plusieurs endroits. Enfin l’église avec son clocher droit. Un promontoire avec table d’orientation pour faire découvrir les hauts sommets aux dents aiguës autour de la Diavolezza, mais qu’on ne percevait qu’au travers des nuages. Le temps était à l’orage. J’ai pris le bus pour le retour, tandis que C. elle, plus courageuse, amorçait la descente en piqué sur le village du bas, Promontagno, attenant à Bondo, d’où nous étions partis. J’ai eu un différend avec le chauffeur de bus. Je ne comprenais pas ce qu’il me disait, sur les vingt francs que je lui tendis, il me rendit dix. Je trouvai cela fort cher (mais nous sommes en Suisse, dit-on toujours dans ces cas-là… ce qui excuse tout) et ce n’est que plus tard, trop tard, que je m’avisai du prix réel (dans les trois cinquante). Lui réclamant ma monnaie, il me dit qu’il l’avait rendue mais que je ne l’avais pas prise et que vraisemblablement d’autres passagers s’en étaient emparés (mais il n’y avait pas eu d’autres passagers après moi, mise à part une mère de famille encombrée de sacs et de bâtons de marche qui avait sans doute autre chose à faire que lorgner sur ma monnaie). A Promontagno, un chantier énorme, un pont moderne en construction, le vacarme des bulldozers, passage obligatoire vers Bondo par un pont suspendu. Bondo petit village gai, animé, beaucoup de promeneurs attablés sur la place principale ornée d’une magnifique fontaine.


En remontant vers le camping (celui de Vicosoprano, camping Mulina. Nous avons juste une tente, trois arceaux, quatre places pour deux lits de camp), on passe évidemment par Stampa.

Stampa
Qui ne connaît pas Stampa ? Village universellement célèbre pour avoir été le berceau de toute la famille Giacometti et qui, bien entendu, contient leur tombe, à tous, au petit cimetière qui se pelotonne au pied de la grande église protestante. Je regrette de ne pas avoir pu visiter l’atelier du sculpteur : la visite ne pouvait avoir lieu que deux jours par semaine, le jeudi et le dimanche, et seulement… à trois heures de l’après-midi ! Une mystérieuse dame en est chargée, et ne se déplace pas à volonté. Nous étions bien jeudi… mais la balade pédestre nous avait conduits au-delà des trois heures fatidiques. Pas de chance. Heureusement le musée, la Ciäsa Grande, lui, reste ouvert. Emotion de trouver, en ce lieu presque perdu, témoignage des œuvres accomplies par cette grande famille, et plus particulièrement, bien sûr, de celles d’Alberto, dont un superbe buste décore la salle principale, tel une sentinelle venant à notre rencontre, la poitrine en avant, les yeux grand ouverts, la petite tête noueuse comme celle d’un oiseau effarouché. Alberto Giacometti est entouré de peintres et sculpteurs suisses, comme Varlin et Segantini, et puis son père Giovanni, son cousin Augusto, son frère Diego, et Otto Charles Bänninger qui a réalisé de lui un sublime portrait tout de marbre blanc alors qu’il était très jeune homme (en 1927).



Un artiste contemporain, bien vivant, lui, décore d’autres salles, un artiste que je ne connaissais pas, dont je n’avais jamais entendu parler, mais qui réalise des fresques de personnages dantesques et des paysages de montagnes où il semble, tout comme son aîné l’avait fait, avoir percé le mystère de leur structure complexe. Son nom : Bruno Ritter. Extraordinaire dessinateur, il est également l’auteur de bandes dessinées. La force de son expression rappelle Michel-Ange. Pourquoi n’est-il pas davantage connu ?


à gauche: portrait par Bruno Ritter, à droite: portrait d’Alberto Giacometti par Charles Bränninger, vers 1927
Et d’autres peintres sont passés par la région, dont Otto Dix, qui a réalisé de minutieux dessins à la mine de crayon de la Basse Engadine, du côté de Samedan, ce genre de village perdu au fonds des Grisons où l’on parle encore romanche, cette langue qui nous avait tellement amusés par la voix du jeune écrivain Arno Camenisch, lors d’une rencontre au Livre sur les Quais (à Morges).


peintures de Bruno Ritter, galerie Bistro d’arte, Coltura
Stampa est attenant à deux autres villages : Borgonovo, avec lequel il partage l’église dotée du petit cimetière où sont les tombes de la famille Giacometti (et où, me dit-on, habite Bruno Ritter), et Coltura, sur l’autre rive de la rivière Maira, auquel on accède par une route très étroite. Coltura et son château aux murs crénelés, Coltura et sa galerie d’art bistro tenue par une dame, Franca Pool, qui n’ose se dire artiste bien qu’elle fasse de jolis tableaux de sa vallée et qui expose d’autres œuvres de Ritter, dont cette fameuse fresque dantesque à laquelle j’ai déjà fait allusion. On peut boire chez elle des Spritz au lemoncello. Et on pourrait y manger des mets locaux sûrement délicieux si elle ne décidait de fermer ses fourneaux dès 18h30… (La Stala, Bistro d’arte, https://la-stala.ch/it/arte)


Eglise et cimetière de Stampa avec les tombes de la famille Giacometti
Sils-Maria
La Maloja règne au-dessus de cette vallée, côté suisse. Souvenir d’un film d’Olivier Assayas avec Juliette Binoche où l’on ressortait le vieux mythe du serpent… aussi vieux et romantique que le monstre du Loch Ness, manifestation atmosphérique due à une conjonction de courants d’air d’altitude qui ne se produit que rarement, ledit serpent naviguant au-dessus du lac, antique attraction des touristes anglais qui venaient là au dix-neuvième siècle, logés dans un palace monstrueusement énorme. La route descend ensuite vers Saint-Moritz. Passe par Silvaplana. Et Sils-Maria (c’était d’ailleurs le titre du film). Survivance des vieilles stations d’autrefois et de leurs calèches rococo, hôtels de charme aux fenêtres toutes garnies de fleurs, paradis de dames seules qui tiennent nonchalamment leur livre à la main, s’étant assises à une table de terrasse, sous un parasol en bordure de la petite rivière, goûtant au calme royal d’un après-midi sans pluie et qui, peut-être, ont élu domicile à l’hôtel Waldhaus qui domine la vallée, que fréquentait autrefois l’intelligentsia européenne, les Nietszche, les Rilke, les André-Salomé, les Jouve et même les Proust quand ils se rencontraient pour ébaucher des projets de balade à défaut de projeter de nouveaux livres. Nietszche, lui, c’était plus sérieux, il louait sa propre maison que l’on visite encore, devenue lieu de culte et d’accueil des nietszchophiles (comme il existe des tintinophiles) qui se pâment dans l’étroit escalier autour duquel sont distribuées les pièces minuscules qui ont vu passer le philosophe fou. Quelques petites photos de famille, l’auteur allongé sur son lit alors qu’il était déjà très malade, les œuvres complètes, une quinzaine de vitrines par thèmes où sont rappelées les principales idées du grand homme… le Surhomme, l’Eternel Retour, la Généalogie de la morale, le poète, le musicien, l’admirateur de Wagner tant que dans son délire il s’attribuait Cosima pour femme… Un esprit malade, je vous dis, et qui pourtant attire de braves profs de philo qui sont là avec leur épouse et en profitent pour lui faire un cours, des fois qu’elle n’ait pas compris, des fois qu’elle se demande comment il se fait qu’un philosophe aussi génial ait écrit de telles absurdités à propos des femmes justement… mais aujourd’hui où la pensée nietszchéenne a envahi une part de la littérature, bizarrement, on ne se pose pas ce genre de question. Cette pensée s’est bâtie dans la folie et contre la science, elle continue de fournir de faux arguments à qui veut nier l’existence de la raison, de la maladie, des virus, à qui veut croire que les pandémies sont inventées par les pouvoirs. Aux anti-vax et aux escrocs de tous bords. Dans un de ses « poèmes », justement appelé « Sils-Maria », Nietszche écrit : Ici, j’étais assis, à attendre / Attendre, mais n’attendre rien / Par delà bien et mal, à savourer tantôt/ la lumière tantôt l’ombre, n’étant moi-même tout entier que jeu / Que lac, que midi, que temps sans but. Lorsque soudain, amie ! un se fit deux – et Zarathoustra passa auprès de moi… Les fans peuvent paraît-il encore voir la pierre où il était assis… quel génie ce moustachu ! Sortant de là, je me sens pris d’un malaise, comme si la maladie, la folie transpiraient encore le long de ces murs, gagnant peu à peu les esprits les plus sereins, continuant de répandre ses miasmes et ses délires sur une Europe qui a quand même connu, depuis, Hitler, la nazisme et la Shoah.




Beau buste de Nietzsche et jolie photo de cette maison rouge et blanche.
J’avais vu « Sils Maria », le film, que j’avais adoré. 🙂
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