Le off d’aujourd’hui n’est plus tout à fait le off d’autrefois, et on se dit parfois « tant mieux ». Ont tendance à disparaître les petites salles éloignées qui n’étaient pas faites au départ pour héberger des spectacles, les arrière-salles de bistrot où s’agite seul en scène un comédien amateur qui court après la gloire pendant que les rares spectateurs suent à grosses gouttes en plein cœur de l’été. De plus en plus de vrais théâtres, avec la clim et un peu d’espace pour allonger ses jambes. La Scala Provence en est bien sûr le plus parfait exemple, qui donne à voir des vedettes, des acteurs consacrés, des pièces assurées d’un beau succès avant même qu’elles ne démarrent. Chaque lundi elle propose même un concert, il s’agit donc d’un soir exceptionnel. Le lundi 10 juillet : un humour de Proust. Des extraits plein de drôlerie de la Recherche lus par Denis Podalydes, entrecoupés de morceaux de piano joués par Jean-Philippe Collard, autant dire le sommet de ce que l’on peut entendre tant en matière musicale que textuelle. Le sociétaire de la comédie française a sélectionné dans Proust les caricatures les plus féroces, les dialogues les plus perfides, les tableaux les plus incongrus d’une aristocratie décadente à laquelle le jeune Swann se heurtait, notamment dans le salon des Guermantes, et comme très souvent on parle de musique dans les salons, Collard illustre tous ces textes des morceaux dont il est question, Franck, Fauré, Chopin, Scarlatti. Podalydes extraordinaire en imitateur des vieilles duchesses dont les dentiers ont tendance à s’échapper ou chez qui l’exaltation à l’évocation d’une œuvre s’accompagne inévitablement d’une sécrétion accrue de salive. Et Jean-Philippe Collard exécutant en virtuose exceptionnel les morceaux les plus difficiles du répertoire pianistique. Moment de grâce absolue. On se demande si Proust ne manquait pas dans le fond de la plus élémentaire bonté…


Quelques jours plus tard au même endroit, c’est Jacques Weber qui remplace Podalydes, on ne critiquera pas l’artiste, brillant, même si parfois un tantinet cabotin, mais ils le sont tous me dit-on dans le trou de l’oreille, lui aussi dit des textes (il ne les lit pas, il les dit, ce qui certes fait une différence), il nous dit Rimbaud, « On n’est pas sérieux quand on a dix sept ans », il nous dit le monologue de Don Juan sur la séduction (un peu à contre-courant de l’époque, il est bien qu’il le remarque), il nous dit aussi un merveilleux texte d’amour tiré d’où ? Je parierais pour Musset mais ici la culture me manque (et je me trompe, allez, c’est du Claudel), il nous dit Marguerite Duras, quand elle faisait la journaliste et qu’elle relatait ce qui entrait dans la série des « faits divers », en l’occurrence une famille de pauvres gens qui vivaient dans une maison de garde-barrière et à qui l’on avait retiré l’eau car elle ne la payait pas et qui de désespoir s’était allongée sur les rails du train, et puis d’autres encore, jusqu’à ce texte d’Artaud halluciné, qui dit Toute l’écriture est de la cochonnerie. Mais entre tous ces textes devant lesquels il faudrait simplement s’incliner, monsieur fait le drôle, l’amuseur public, un coup, il imite Jouvet, un autre, Gabin (pourquoi ne faites-vous pas plus de théâtre, monsieur Gabin ? Parce que le théâtre c’est trop difficile, je préfère le vélo). Il joue Corneille à 70, à 80, à 90 ans dans le « Marquise, si mon visage… » pour montrer à quel point il est virtuose dans l’art du travestissement, il évoque sa Bretagne où il travaille et raconte qu’un jour, Louis Seignier lui a donné la réplique sans connaître son texte ce qui donnait à la fin « et je ne sais plus ce que je dis, alors à toi de continuer », prétendant que le public n’y avait vu que du feu, quant à Sarah Bernhard, elle insérait au milieu des vers de Racine Que le jour recommence, et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, un vers supplémentaire qui disait qu’un vilain courant d’air venait des coulisses… Bien sûr il vante la langue française à laquelle le e muet procurerait sa souplesse, sans dire que toutes les langues sont belles. Lui, ce n’est pas un pianiste qui l’accompagne, mais deux virtuoses exceptionnels de l’harmonica (Greg Zlap) et de l’accordéon (Pascal Contet), qui lui procurent les ambiances qu’il souhaite avoir, qu’elles soient de mer agitée ou bien de vent de neige sur la glace. Beau spectacle donc même si un brin cabotinesque…
Pas de cabotinerie en revanche et beaucoup plus de rigueur inflexible dans le très réussi La guerre n’a pas un visage de femme, monté par Marion Bierry au Théâtre Girasole, sur des textes de Svetlana Alexievitch : cinq femmes solides, terriblement présentes sur scène, qui racontent leur guerre, celle de 1941 à 1945, elles qui avaient décidé de s’enrôler dans l’armée soviétique pour défendre leur patrie, refusant les affectations trop simples (dans les bureaux ou les dispensaires) pour aller au front, ramassant leurs camarades morts, se faisant amputer d’un membre, vivant le siège de Leningrad dans la peur et la faim, temps où les habitants de la grande cité du nord étaient condamnés à manger la terre pour pouvoir survivre, racontant aussi ce que leur statut de femme leur faisait subir, même de la part de leurs propres compagnons d’armes. Silence de mort, on reste en apnée durant une heure dix à entendre ces voix, à regarder ces visages de temps en temps ravagés par des douleurs et des cris. Monter cette pièce aujourd’hui. Alors que la guerre en Ukraine sévit et que les rôles y sont changés : aujourd’hui c’est l’armée russe qui tient le rôle des nazis. On n’en parle pas dans ce spectacle. Est-ce voulu ? S’attend-on à ce que le spectateur rétablisse de lui-même la vérité et ce qu’il en est de la situation actuelle ? Seule peut-être la réalisatrice le sait. En rester au premier degré et ne voir ici que l’exaltation de la gloire de l’armée russe serait en tout cas très décevant…

Un peu décevante, la pièce où joue Marie-Christine Barrault au lieu dit « Présence Pasteur » et qui s’intitule « Voyage à Zürich »… Les citoyens helvètes seront sans doute un jour fâchés que désormais, toute expression d’un voyage en Suisse soit devenue synonyme de mort assistée… Sur le programme, on nous dit qu’il s’agit de rendre hommage à l’actrice Maïa Simon, qui, en effet, à fait le fameux chemin. On s’attend à un texte fort, poignant, poétique et on se retrouve avec l’étalage d’un débat déjà mille fois entendu depuis que se pose le problème, des artifices de mise en scène plutôt inspirés de la plus mauvaise télé, comme lorsque l’officiant convie l’amie à échanger des arguments pour sa propre chaîne YouTube et qu’il se met dans la salle, confondu avec le public, hurlant dans son micro. Les personnages sont caricaturaux, depuis le fils éploré qui refuse d’être séparé de sa maman, la belle-fille trop heureuse qu’on en finisse, jusqu’à l’amie tentant de donner le change au moyen d’un humour caustique. La pièce ne concerne pas la mort, mais sa représentation sociale au sein d’une société qui tente de la rationaliser. On pourrait presque dire son acceptation commerciale. Dimension sociologique et non métaphysique. Les voisins sont-ils d’accord pour que des appartements de leur immeuble servent désormais de mouroirs (ils ont mis sur le pare-brise de l’auto : « allez mourir chez vous ! ») ? la question se pose dans les mêmes termes que s’il s’agissait d’appartements consacrés à la prostitution dans des immeubles de centre-ville. A la fin, que vouliez-vous qu’il arrivât ? Elle meurt bien sûr, et nous nous sentons mal à l’aise face à la scène, comme si la chose la plus intime était dérobée pour en faire un spectacle. Marie-Christine Barrault est évidemment sublime, elle tire tout le maximum d’un texte qui n’est pas à sa hauteur. Bien qu’elle joue la mort, elle arrive encore à incarner la vie et le bonheur pour tous ceux qui la connaissent depuis Ma nuit chez Maud.

