Pouvons-nous confondre l’art et le théâtre ? Cette question m’est venue à l’esprit au moment où je superposais – un peu aléatoirement, un peu témérairement – deux activités : peinture et théâtre. La question est de savoir si deux telles activités peuvent en effet être superposées. D’un point de vue global, je dirai désormais que non. Mais si nous avançons un peu plus dans les rapports et les mises en correspondance, alors nous pouvons trouver des liens, des rapprochements. Le peintre en général est seul avec lui-même et n’entre pas dans ses personnages, contrairement au comédien ou au metteur en scène par exemple. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas. Dans le stage de peinture que j’ai eu la chance de suivre du 26 au 30 juin, était au programme la grande peintre d’origine portugaise mais ayant vécu surtout en Angleterre, Paula Rego. Je ne connaissais d’elle jusqu’ici qu’un ou deux pastels, ayant copié autrefois l’un d’eux, mais là, on avait l’occasion d’en apprendre plus. Paula Rego a été (elle est morte l’an dernier) une extraordinaire metteuse en scène de ses fantasmes. Elle disait que la peinture n’avait aucun sens si elle ne lui permettait pas d’exprimer constamment sa perception de la vie. Une interrogation profonde qui traverse toute son œuvre est celle de l’identité de genre : hommes ? Femmes ? Êtres ambigus qui s’agitent aux branches d’un tourniquet au fil des toiles. Les grands mythes concernant « la » femme, sont sans cesse convoqués au travers notamment d’œuvres littéraires, ainsi de Blanche-Neige, ou des Bonnes de Jean Genet. Voilà deux œuvres bien éloignées et pourtant elles sont rassemblées sous l’égide de la peinture et de scènes crues, en général réalisées avec des pastels secs, d’un grand sur-réalisme mais où les identités sexuelles sont douteuses. Fantasme… dans une autre toile, il est question de famille : l’homme est comme un pantin adossé à une table pendant qu’une de ses filles le déshabille, l’autre riant sous cape à deux pas de là, pendant qu’on entend presque la mère prodiguer ses conseils. J’ai réalisé cette fois une copie approximative d’une œuvre d’une série connue : les Dog Women. Ce sont des femmes identifiées à des chiennes. Mépris, insulte ? Non, c’est juste pour montrer que les femmes ne sont pas forcément ce dans quoi l’idéologie commune voudrait les confiner, des êtres « doux », plutôt victimes que bourreaux. Paula Rego est et se proclame féministe, mais d’un féminisme particulier, dans lequel on ne s’en laisse pas compter sur l’infériorité supposée du genre féminin et où l’on se garde d’une glorification du « féminin » : les femmes grognent aussi, et peuvent être violentes, comme le furent les sœurs Papin. L’horreur est partagée entre les genres. Les gardiennes des camps nazi n’étaient pas plus humaines que leurs homologues masculins. Cette violence, Rego l’exprime par sa manière de dessiner, d’utiliser les pastels. Il est de bon ton, surtout dans une certaine peinture dite féminine, d’utiliser le pastel de manière douce et estompée. Rego elle, prend les couleurs les plus violentes, n’estompe rien, au contraire si elle a unifié un temps le fond de sa toile, elle se dépêche de rajouter des traits et des hachures pour marquer les griffures et les morsures que l’on devine en creux dans sa conception de son art. En ce sens, elle « joue » ses personnages, les manipule telles des marionnettes – du reste elle a elle-même réalisé un grand nombre de poupées de chiffon qui lui ont servi de modèles (on pense à Kokoschka et à sa poupée gonflable !). C’est un peu comme si elle faisait jouer à ses personnages de tissus les scènes qu’elle va peindre avant de les réaliser. D’où le lien avec le théâtre. Dans une mise en scène théâtrale, le metteur en scène ne se joue-t-il pas des comédiens comme de ces poupées ? Mais là, les poupées sont conscientes, parfois elles souffrent. Pour que la comparaison soit complète, il faudrait imaginer que les personnages du peintre souffrent aussi. La peinture serait alors souffrance, autant que jouissance. Je pense que les grands peintres contemporains l’ont vécue ainsi, ce n’est pas pour rien que parfois l’on compare Paula Rego à Francis Bacon : mêmes distorsions douloureuses du réel. On a dit aussi Balthus, mais Balthus était moins violent. Balthus était un homme, un peu pervers sans doute, voir à ce sujet ses tableaux de petites filles sages. Chez Rego, les petites filles sont loin d’être sages.
[Stage à Eygalayes, Drôme (près de Séderon), organisé et dirigé par Fabrice Nesta et Thierry Cascalès, professeurs à l’ESAD Grenoble-Valence, du 26 au 30 juin, avec une vingtaine de participant(e)s – j’étais le seul participant masculin – qui ont imprimé à ce stage une ambiance de joie stimulante, et la préparation de mets succulents par Céline Arlaud. Les autres peintres au programme étaient Jacques Truphémus et Joan Mitchell, j’en reparlerai.]



