Adorno et la dialectique négative – 1

[Préambule : j’ai déjà dit sur ce blog que je ne suis pas un philosophe « professionnel », ne disposant d’aucun diplôme dans cette discipline, même si j’ai été amené au cours de ma carrière professionnelle à enseigner des sujets en rapport avec elle, notamment logique et philosophie du langage. Les articles que je publie sur ce blog dans la rubrique « philosophie » doivent donc être pris pour ce qu’ils sont : des compte-rendus de lecture et des approfondissements émanant d’un amateur éclairé, d’un passionné qui utilise en partie son temps de retraite pour explorer des domaines qu’il n’avait pas eu le temps d’explorer auparavant, mais en aucun cas quelque avis « autorisé » que ce soit. Aujourd’hui, je commence une série de réflexions à propos du philosophe allemand, membre de l’Ecole de Francfort, Theodor W. Adorno, qui s’avère avoir été sans doute l’un des plus grands – sinon le plus grand – philosophes du XXème siècle. Cet intérêt pour Adorno résulte des mes lectures préliminaires portant sur Benjamin (lesquelles avaient été déclenchées par mes conversations avec mon ami Jean Caune), mais aussi du fait que, dans certaines théories contemporaines dont je me suis fait l’écho récemment – notamment la Wertkritik et la Wertabspaltungskritik (pour le dire en langue originale!), la référence au philosophe est ô combien explicite et revendiquée, au point que certains passages des écrits de théoricien.ne.s de ces courants apparaissent parfois comme de purs décalques de passages de l’œuvre d’Adorno].

Penser, c’est faire corps avec soi-même, être fidèle à ce flux permanent qui nous parcourt et fait que nous sommes capables à tout moment d’identifier une saveur ou une vision que nous avons déjà connues, ou de forger la notion d’une saveur ou d’une vision nouvelle, flux qui ne s’arrête jamais, se balance au rythme des mouvements de notre corps, la marche, la flânerie, l’écoute d’une cantate de Bach, l’attention soudaine mise à une voix que nous reconnaissons à la radio, le passage d’un livre qui nous émeut. C’est pourquoi la pensée est concrète et les concepts s’engendrent en nous au fil de notre errance quotidienne.

En même temps, la pensée est un flot que l’on endigue, et peut-être n’est-ce pas un mal puisque ce n’est qu’en l’endiguant que nous pouvons espérer atteindre un but, une compréhension de faits qui nous semblaient inaccessibles. On endigue la pensée par la logique et par la science, et par la philosophie bien entendu qui vient à nous comme un chemin, même si c’est pour nous dire qu’il ne mène nulle part, car il mène toujours à lui-même et c’est déjà ça.

Une émission récente sur France-Culture avait le mérite de nous rappeler la conception hégélienne sur ces sujets, celle que l’on trouve bien sûr chez Hegel lui-même mais aussi chez des penseurs du XXième siècle qui, tout en étant critiques par rapport à cette œuvre, ne s’en sont pas moins appuyés sur elle pour opérer leur critique, comme pour dire que le philosophe d’Iéna n’était pas allé assez loin, s’étant réfugié à partir d’un certain moment dans le confort du conservatisme : finalement, il fallait accepter le monde tel qu’il était puisque ce n’était jamais que l’Esprit en mouvement, autrement dit une force objective. Cet hégélianisme conservateur s’empare de nous, il s’est emparé de moi à certains moments, comme il s’est emparé d’autres personnes sans doute car il y a dans notre pensée des tendances qui visent à atteindre un repos, un arrêt sur des formes stables qui nous satisferaient bien… Ayant croisé l’Empereur près d’Iéna, Hegel n’a-t-il pas osé écrire à son ami Niethammer ceci : « J’ai vu l’Empereur cette âme du monde sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine». Où fallait-il que vint se loger l’idée d’un esprit qui tend sans cesse à se réaliser au cours des péripéties de l’Histoire pour que l’illustre philosophe en vint à l’identifier à la personne de… Napoléon.

Je comprends mieux Hegel, cependant, lorsque j’ai saisi cet aspect de la pensée, qui fait corps avec nous-même, qui possède donc son mouvement propre dont nous ne pouvons jamais nous abstraire, le philosophe l’exprime en disant que être et pensée ne sont jamais extérieurs l’un à l’autre, que la pensée de l’être coïncide avec l’être de la pensée, et que cette dernière est toujours en mouvement, comme notre corps, ne se complaisant jamais dans l’identité à soi, mais avançant toujours de sorte que l’identique d’un instant rencontre sa négation, afin de donner en sortie un nouvel identique, lequel évidemment ne se maintient qu’un fragment d’instant. Sans cette notion de négativité, nous n’avancerions pas. Vertige. Evidemment, cela condamne la logique au sens classique du terme – on sait cependant que Hegel a voulu formuler une autre logique, une logique dialectique, que jamais personne n’a réussi à formaliser.

Dans l’émission sus-mentionnée, on présentait Adorno comme un critique assez féroce de Hegel car selon lui, l’inventeur de la dialectique n’était pas allé assez loin : il y avait forcément, pour le second, un moment où l’identique s’atteint : c’est dans la totalité, l’horizon infini. En tant que mathématicien, je vois bien ce qu’on veut dire : la mathématique moderne ne s’est pas contentée, comme au temps d’Aristote, d’un infini « potentiel », il lui fallait poser un infini actuel. « Il y a de l’infini » dit l’un des axiomes de la théorie des ensembles (repris par Badiou dans sa philosophie de l’être et de l’événement), ce qui signifie que, à terme, tout ce qui est dépassement de l’unité vers un autre (la suite des entiers naturels si l’on veut un exemple) finit par se récupérer au moyen d’une totalité affirmée (même si, bien sûr, à son tour, celle-ci s’inscrit dans une suite d’ordinaux qui va vers le transfini). Je crois que si l’on s’intéresse tant aujourd’hui à des penseurs comme Walter Benjamin et Theodor Adorno c’est parce qu’ils ont, eux, voulu montrer que tout n’était pas compris dans le Concept. Hegel a trop vite voulu subsumer le négatif, dit Adorno dans sa Dialectique négative. Selon lui, la philosophie prenait tout son intérêt là où justement Hegel jetait un regard négligeant, « dans le non conceptuel, l’individuel et le particulier », tout ce que Platon déjà rejetait dans l’éphémère et le négligeable et à quoi Hegel n’accordait… qu’une « existence paresseuse » (!)

Adorno écrit ce texte en 1966, plus de vingt-cinq ans après que Benjamin a disparu. On ne peut s’empêcher de se demander ce que ce dernier en aurait pensé, lui que sa mort aura empêché de connaître les principales horreurs du vingtième siècle, même s’il les pressentait. Adorno réalise sans doute une partie de ce qu’envisageait Benjamin, mais une partie seulement, car pour lui, l’important était sans doute de prendre la pensée de manière immanente, telle qu’elle jaillit de nos promenades et de nos expériences quotidiennes, peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre ce texte qui nous paraît si énigmatique, Rue à sens unique, livre bizarre s’il en est, où l’auteur semble divaguer entre scènes de le vie urbaine, aphorismes et considérations sur l’écrit (qui se serait échappé des livres pour se répandre dans nos villes). Adorno pourtant n’est pas tendre envers son aîné : « Benjamin, dont la première esquisse des « Passages » alliait de façon incomparable une capacité spéculative avec une approche micrologique des contenus chosaux, a jugé plus tard dans une correspondance sur le premier état proprement métaphysique de ce travail, qu’on ne peut le mener à bien que sous une forme « illicitement » poétique », ce qui ne saurait suffire au penseur de l’Ecole de Francfort, et où il voit une véritable capitulation : Benjamin aurait baissé les bras constatant avec effroi la limite du Concept… Mais dit Ardono – et ceci excite notre curiosité – c’était pour une raison bien simple : la foi toute nouvelle que mettait Benjamin dans le matérialisme dialectique ! Il croyait avoir trouvé une vision du monde définitive. C’est bien là ce que nous avons vu plus haut : l’échec assuré pour toute restauration d’une positivité, qui, désormais, obstruerait le chemin de la pensée.

Le livre d’Adorno est, sans conteste, l’un des plus difficiles que j’ai lus jusqu’ici. Celui qui a rédigé la postface, Hans-Günter Holl, dit, dès le commencement : « En présence d’un texte aussi hermétique que la Dialectique négative, le lecteur, même le plus rigoureux et exempt de préventions, est forcé, avant même d’aborder toutes les difficultés du contenu, de lutter contre des réactions qui vont du refus à la colère en passant par l’agressivité. Si l’on ne parvient pas à rendre ces réactions productives pour la compréhension elle-même, à les resituer dans leur relation avec l’ampleur des problèmes développés, problèmes qui passent aussi à travers notre propre personne, le texte reste inaccessible tel un livre fermé de sept sceaux. ». Eh bien, nous voilà prévenus… mais ce n’est en aucun cas une raison de baisser les bras… Essayons de rendre nos réactions productives !

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Un commentaire pour Adorno et la dialectique négative – 1

  1. alainlecomte dit :

    Jean Caune me demande de poster ce commentaire:

    Alain Lecomte, dans sa dernière chronique, semble regretter de ne pas être un professionnel de la philosophie. Pour ce qui me concerne, ce serait plutôt une qualité d’ouverture nécessaire pour évoquer les questions essentielles d’aujourd’hui. Il me semble qu’il faille se méfier des professionnels, des diplômés, des experts…, ils n’ont, a priori, aucune légitimité première pour exercer leur jugement sur les phénomènes de la vie sociale, sensible ou politique…
    Je trouve que la démarche d’Alain Lecomte, telle qu’elle s’exprime dans ses « rumeurs », fait passer des courants d’air légers sur les expériences sensibles telles qu’il les vit dans ses rencontres avec les objets de la vision, de l’écoute, de l’espace et du temps — ces éléments constitutifs de l’expérience artistique. Et cette démarche “au pied léger” n’est-elle pas constitutive d’une attitude philosophique qui consiste d’abord à porter un regard étonné sur les choses du monde réel et imaginaire ?
    Notre dette à Hegel est grande, mais je ne suis pas certain qu’elle ait une valeur productive, aujourd’hui, quant au jugement sensible sur le plan esthétique et les formes concrètes dans l’objet d’art. Tout simplement parce que sur le plan de la création comme sur celui du politique, près de deux siècles après Hegel, les formes concrètes dans ces deux domaines se sont radicalement transformées : la notion d’art a d’abord été modifiée non pas par les philosophes mais par les artistes.

    Deux remarques, en passant, à propos d’Hegel et d’Adorno. Tout d’abord Adorno connaît, sans aucun doute l’œuvre d’Hegel beaucoup mieux que moi qui fais preuve d’un regard éloigné sur son œuvre. Je ne suis pas certain que le regard d’Hegel était paresseux sur l’individuel, le singulier, le subjectif. Son regard était « bigleux » : Il ne voyait le réel qu’à travers le rationnel. On peut donc lui reprocher d’avoir négligé ou occulté la troisième critique de Kant sur l’expérience sensible qui est d’abord une expérience subjective. Et, à propos d’Adorno, son jugement critique et idéologique sur cette forme expressive qu’est le jazz est particulièrement significative de son enfermement dans une dimension étroite du matérialisme dialectique. Quand l’expérience sensible se fait coloniser par l’idéologie et le concept… Quant au déplacement des axiomes du domaine mathématique à celui de l’imaginaire, il faut aussi me semble-t-il faire preuve de réserve. Badiou m’intéresse beaucoup plus par son écriture dramatique que par son dogmatisme idéologique.

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