Morandi, peinture et poésie

Je visitai il n’y a pas très longtemps (fin juin) l’exposition consacrée à Giorgio Morandi et aux futuristes italiens qui avait lieu au musée de peinture de Grenoble (jusqu’au 4 juillet), et qui jusque là n’avait pu être vue que de manière virtuelle. Il ne s’agissait pas d’une rétrospective mais seulement de la présentation d’une collection, celle de Magnani-Rocca. J’avais eu l’occasion, autrefois de m’arrêter en Italie, à Bologne, pour découvrir cette œuvre si originale, j’en avais même rapporté un poster qui fut pendant longtemps exposé dans notre cuisine. On est immanquablement surpris quand on découvre cette œuvre, qui n’est faite presque que de natures dites « mortes » (sauf quelques paysages, mais qui sont très particuliers) et quand nous disons « natures mortes », il faut préciser que ce ne sont pas des toiles à la Chardin ou selon quelque peintre flamand amoureux des cristaux, des croûtes de pain, des tissus ou des peaux duveteuses de fruits murs, mais rien que de très austère en apparence : des bouteilles, des flacons et des tasses de faïence, alignés selon un ordre rigoureux mais dont on ne perçoit pas la règle. Les couleurs le plus souvent sont neutres, ce sont des bruns, des beiges, des blancs laiteux, mais tout à coup au détour d’une de ces toiles, un rouge vermillon qui saute aux yeux, ou bien un bleu profond comme le lapis lazzuli. Les fonds sont uniformes, beiges et mats eux aussi et souvent, on distingue à peine une ombre par les objets portée, mais c’est bien faible, un peu comme si ces formes hiératiques n’avaient pas besoin qu’on insiste sur leur présence. Les paysages… campagne bolognaise… il ne faut pas s’attendre à des éclats, les verts sont saturés de blanc, les arbres sont d’ailleurs plus souvent gris que verts, et les ciels sont pâles. Un paysage incroyable dans cette exposition de Grenoble : lorsque je le vis de loin, je crus que c’était un diptyque. Au cours de l’année, notre professeur des Beaux Arts de Grenoble, Thierry Cascales, nous avait montré les tableaux d’un certain Josquin Pouillon, en nous demandant de nous en inspirer. Ces tableaux étaient des diptyques : sur la même toile, on voyait deux vues semblables mais qui n’étaient pas en continuité, comme si on juxtaposait deux points de vue sur le même paysage. Ayant travaillé la question, je ne pouvais, voyant ce tableau de Morandi, que penser qu’il s’agissait de la même chose, sauf que la partie gauche était… complètement nue ! Juste un grand à plat de peinture beige, avec il est vrai, une petite égratignure vers le bas. La partie droite représentait quelques maisons autour d’un parc, du genre de ce qu’on peut voir de plus anodin dans nos villes, qu’elles soient de France ou d’Italie. Me rapprochant, je m’aperçus qu’il n’en était rien, ce n’était pas un diptyque, mais simplement une vue depuis l’intérieur d’une chambre, et la partie gauche était un mur, le mur probablement qui bordait la fenêtre à partir de laquelle le peintre voyait le paysage, ou, plus exactement « la cour de la rue Fondazza ».

On prête à Giorgio Morandi une existence de moine. De fait, il enseignait les beaux arts à Bologne et eut plusieurs périodes dans sa peinture : ce fut surtout après 1943 qu’il s’adonna à cet art austère et répétitif. Or, ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ce « répétitif » n’est pas barbant, au contraire. On ne se lasse jamais d’admirer les nuances qui diffèrent d’un tableau à l’autre. Philippe Jaccottet a rendu hommage à Morandi à maintes reprises, et en particulier, dans Le bol du pèlerin, paru en 2001 aux éditions La Dogana de Genève, texte dédié à son ami Michel Rossier, avec qui il avait découvert le peintre bolognais vers 1975. Il écrit d’ailleurs dans son carnet (La Semaison) que, de passage à Milan, il a admiré les Morandi d’un de ses amis poètes, qu’il qualifie de « concentrés de silence, comme il y a des concentrés de parfum ». Le petit livre de 2001 n’est pas une étude à proprement parler sur le peintre, mais plutôt une manière de dire l’essentiel d’une relation que l’on peut soutenir avec un peintre durant des années. Comme le dit l’auteur d’une note dans le volume de la Pléiade, « le point de départ est un constat : la beauté de cette œuvre est produite à partir de quelques objets pauvres et sans aura ». Ensuite, Jaccottet se justifie de ne pas écrire une véritable « étude » :

Avec Morandi, le souci de traduire d’abord dans les mots la chose qui l’a ému m’est, évidemment, épargné : je ne vais pas me fatiguer à refaire en mots des œuvres qu’il suffira d’aller voir où elles sont ou, à défaut, reproduites dans des livres. Je ne vais pas doubler ces poèmes peints d’un poème écrit. Reste l’autre partie de la tâche : essayer de comprendre, et les raisons, et le sens de cette émotion, essayer d’approcher l’énigme.

Jaccottet rapproche un temps le projet de Morandi de celui d’un autre poète, Rainer-Maria Rilke, lorsque celui-ci dit, dans les Elégies de Duino :

Peut-être sommes-nous ici pour dire : maison,
pont, fontaine, portail, cruche, verger, fenêtre –
au mieux : colonne, tour… mais dire, comprends-moi,
comme les choses même jamais n’ont cru être
intimement…

mais c’est immédiatement pour dire que le spectre des objets embrassé par Morandi est plus restreint encore, Rilke étant loin de la simplicité morandienne. Ou bien faudrait-il peut-être convoquer Francis Ponge pour avoir un tel regard concentré sur un seul objet. « Concentration » est le mot fort, qui convient le mieux, sans doute, à cette œuvre, Jaccottet la compare à celle dont fait preuve Giacometti, mais c’est encore pour noter les différences, l’artiste grisonnais s’attardant au visage, au corps des êtres, alors que Morandi a sans doute fait très peu de tableau (voire aucun, à ma connaissance) portant image d’une personne. L’attrait de cette œuvre reste donc une énigme, elle se développe à vrai dire comme une méditation, il n’est pas étonnant alors que le peintre n’ait eu comme livres de chevet durant toute sa vie que deux livres : Les Pensées de Pascal et l’œuvre de Leopardi (que je connais peu), deux auteurs qui eurent eux aussi d’une certaine façon une existence de moine. A propos de Leopardi, je ne peux m’empêcher de citer ici un extrait auquel je sais que le poète valaisan (ou drômois…) a souvent fait référence, et qui est assez « terrible » (et indique au passage quelle était la philosophie au fond assez pessimiste de Jaccottet) :

Tout est mal. C’est-à-dire que tout ce qui est, est mal. Que toute chose qui existe est un mal ; toute chose existe en vue du mal ; l’existence est un mal et elle est ordonnée par le mal ; la fin de l’univers est un mal ; l’ordre et l’État, les lois, le cours naturel de l’univers ne sont que mal et ne tendent qu’au mal. Il n’est d’autre bien que le non-être ; il n’est rien de bon que ce qui n’est pas, les choses qui ne sont pas des choses : toutes les choses sont mauvaises.

Penser que Morandi a lu ces lignes, s’est peut-être nourri d’elles, a fait de leur auteur son auteur de chevet, nous plonge évidemment encore plus dans la profondeur et la gravité que nous inspirent ses tableaux. L’énigme se fait plus forte encore.

Je me résous ici à faire le rapprochement avec une petite balade à vélo faite ces jours derniers, qui m’a conduit sur la tombe de René Barjavel, sise dans le petit cimetière de Tarendol, non pas pour l’œuvre de l’écrivain lui-même (qui, certes, a marqué son époque, mais n’est pas de la hauteur de celle d’auteurs mentionnés ici), mais pour la simplicité extrême de cette tombe et de ce cimetière, bordé d’un chemin goudronné très pentu (où j’ai dérapé), et de maisons sans grâce, pauvres mais belles, aux façades qui perdent leur crépi, sous un ciel bleu sans gaîté apparente, tout étant fait dans ce village pour n’être que lieu où l’on habite, que l’on soit vivant ou mort, dépourvu de charme : pas de piscine aux environs, ni même de parasol qui pourrait abriter une table bien mise, non, le réel nu à étreindre, comme Morandi justement s’en donnait la tâche.

cimetière de Tarendol (26)

PS : cette exposition autour de Morandi a donné un prétexte au musée de Grenoble pour montrer les tableaux qu’il possède qui se rapportent à l’art moderne italien, occasion de revoir avec émotion la peinture métaphysique de Chirico, un Modigliani, et des peintures d’Adami et de Cremonini. Les jeux de lumière et les teintes pastels du second nous enchantent : elles baignent des scènes mystérieuses qui ne sont habitées que par l’absence.

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3 commentaires pour Morandi, peinture et poésie

  1. Belle analyse et belle photo du cimetière dans le style de Morandi… 😉

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  2. Maior Liberis dit :

    C’est comme le cimetière de Camus à Lourmarin, où j’ai couru pour chercher en vain la tombe. Un soleil sans ombre, comme pour oublier que le néant, lui aussi, possède ses jours et ses nuits.

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