La compassion d’autrui nous fait-elle honte?

J’ai eu envie de lire ce livre (L’empire de la compassion) suite au passage de son auteur, Paul Audi, à l’émission La Grande Librairie. L’homme était discret, sobre dans son expression, et il tendait à vouloir réhabiliter le sentiment compassionnel. La compassion, assimilée à la pitié, est souvent dénigrée, ce ne serait pas un sentiment très noble, comme l’amour ou l’amitié. On ne demande pas en général l’avis des bouddhistes qui en font pourtant l’une des deux pierres angulaires de l’existence (l’autre étant la vacuité). Paul Audi non plus d’ailleurs, puisqu’à aucun moment il ne fait référence à cette pensée orientale. Non, il est juste question de la compassion dans le sens très occidental de façon de réagir immédiatement à la douleur d’autrui, de tendre à lui porter secours même en l’absence de tout lien personnel avec lui ou elle. « J’apprends la mort de mon meilleur ami je suis anéanti par le chagrin mais aussi une connaissance que je rencontre par hasard m’indique que X que je ne connais pas qui est son ami a perdu lui aussi son meilleur ami alors instinctivement je compatis à sa douleur et ce mouvement me rapproche de fait de celui qui n’est pourtant pas l’un de mes proches, que je n’ai même jamais rencontré ». Ce respect d’où vient-il ? Est-il de l’emprise que la morale exerce sur ma conscience? Il ne semble pas qu’il doive exister une représentation, voire même un jugement en préalable au fait de ressentir de la compassion, il s’agirait d’une sorte de réflexe spontané. Déjà au quatrième siècle avant J-C, le philosophe chinois Mencius disait : « Quiconque voit un enfant sur le point de tomber dans un puits est saisi d’une violente frayeur et se précipite pour le sauver. » Dans le même esprit, Jean-Jacques Rousseau définit la compassion comme « cette répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, OC III, page 126). Audi cite aussi Bergson :« La souffrance nous fait naturellement horreur. Il est possible que ce sentiment d’horreur se trouve à l’origine de la pitié ; mais un élément nouveau ne tarde pas à s’y joindre, un besoin d’aider nos semblables et de soulager leurs souffrances. » Quelque chose d’étrange, voire de paradoxal est que ce sentiment profondément humain ne porte guère attention aux particularités de l’objet de notre compassion, autrement dit la compassion est aveugle à l’identité de l’autre. Rousseau l’avait signalé dans un passage des Confessions en disant que la compassion est une expérience qui ne tient ni au sens ni au sexe, ni à l’âge, ni à la figure, mais seulement à cette manière dont on a fait soi-même de soi et qui répond au nom d’amour de soi. Pas de compassion donc sans amour de soi lequel amour de soi n’a rien à voir avec l’instinct de conservation, ni avec le narcissisme, ni encore moins avec l’égoïsme qui n’est qu’un autre nom de l’amour propre. L’amour de soi est chez Rousseau un «Principe de l’âme », donc l’essence même de la vie chez tout être vivant.

La souffrance de l’autre nous est étrangère, impénétrable. Nous pouvons compatir à une douleur alors que nous n’avons pas nous-mêmes déjà ressenti une telle douleur. Mais alors à quoi s’identifie-t-on face à un autre qui souffre, si ce n’est pas l’autre en tant qu’autre ? Il semble que ce soit le fait que l’autre soit dans une épreuve où il est pleinement assujetti à son affectivité qui suscite en nous compassion. Cette situation particulière d’assujettissement que Paul Audi appelle passibilité serait à la source de la vulnérabilité de l’être.

Nous éprouverions donc, dans la compassion, une sorte de mise en correspondance directe de nos vulnérabilités. Sans qu’il y ait besoin pour cela d’une quelconque conscience réflexive. L’être vivant souffre. C’est peut-être là ce qui le fait vivant. Ainsi la compassion pourrait être définie comme ce partage affectif qui, immédiatement, se reconnaît soi-même dans l’autre en même temps qu’il fait se reconnaître l’autre en soi-même. Et Paul Audi de dire : « ce que la compassion nous révèle en réalité, c’est l’universalité de la passibilité, c’est que nous sommes tous les mêmes sous le rapport, comme tel fragilisant de la fragilité de notre être de chair. Que nous avons donc en commun et ainsi en partage non pas la même souffrance, ni les mêmes raisons de souffrir, mais la même aptitude à l’éprouver quand cette souffrance nous arrive et nous frappe.
C’est là un paradoxe : en compatissant avec l’autre, je n’ai pas accès à l’autre, à la singularité de l’autre, à son identité autre ni à sa souffrance, à la réalité sensible de sa souffrance telle qu’ il est seul à la connaître ; ce que je vise plutôt à travers tout cela, c’est ce qui, en lui, est le même que moi : la passibilité de son être de chair, son se souffrir soi-même, et, partant, sa radicale vulnérabilité ».

Audi appelle cela des paradoxes. Paradoxe, donc, de la compassion le plus ultime peut-être selon lui que celui qui fait que compatir pour la douleur d’autrui serait une manière de se l’accaparer, de réduire l’autre à cette souffrance et ainsi de porter atteinte à son intimité, à sa légitime volonté de s’extraire de la souffrance, de ne pas être ainsi assujetti à cette souffrance car chacun veut en tout premier s’extraire d’elle et donc une compassion excessive ne ferait que contrarier cette aspiration. Comme on sait, c’est là qu’intervient la critique essentielle à l’encontre de la pitié telle notamment qu’elle est exprimée par des auteurs comme Nietzsche. En compatissant à la douleur de l’autre, voire même en exprimant notre pitié nous le renfermerions dans sa honte. C’est là que Nietzsche intervient pour exprimer sa condamnation, son refus, qu’il se drape dans un manteau de vertu et d’égoïsme (selon moi) pour dire à tout jamais : « pas de ça chez moi, pas de ça chez le surhomme ». Mais qui prétend que compassion et pitié soient la même chose ? Admettons que la pitié ait mauvaise presse, que se cacherait peut-être en elle un certain mépris. « Tu me fais pitié ! » jette-t-on à un proche à qui on veut faire honte, mais certainement pas « tu inspires ma compassion ». Ce qu’on reproche à la pitié c’est d’être un sentiment facile, superficiel, qui n’engage à pas grand-chose, tout juste parfois une obole à la sortie d’un supermarché, alors que la compassion va beaucoup plus loin, elle s’inscrit dans le temps et rend notre action incontournable. Compassion de l’accueillant pour le migrant qui cherche asile par exemple. Pierrette Fleutiaux avait écrit un livre mémorable sur le sujet. Elle y décrivait sa relation avec une Nigériane qu’elle avait rencontrée errant dans le métro et à qui elle avait consacré du temps et de l’énergie afin qu’elle puisse obtenir des papiers, et même lorsque cette femme, baptisée Destiny, s’en était sortie, la regrettée Pierrette continuait à la suivre et à l’aider, en lui fournissant du travail. La honte, l’humiliation apparaissent ici comme des réalités, certes potentielles, mais qui n’affleurent jamais tant elles sont submergées par la sincérité de l’engagement. Or, Nietzsche ne verrait ici sans doute que pitié, manière de profiter d’une situation de faiblesse pour mieux écraser autrui. Que faudrait-il de mieux ? La réponse du philosophe est sidérante : la cruauté !

La façon dont Audi relate le raisonnement de Nietzsche se résumerait à dire que puisque la tradition et en particulier, la tradition chrétienne, nous a éduqué dans le respect de la compassion et de la pitié, ce qui n’a contribué, selon le philosophe allemand, qu’a l’asservissement et à l’avilissement de l’espèce humaine, alors pour « corriger le tir », il suffirait d’aller dans l’autre sens c’est-à-dire de privilégier le contraire même de cette compassion, à savoir la cruauté, exercée autant vis-à-vis de soi que vis-à-vis des autres. Cette forme de raisonnement si elle n’avait entraîné des dérives si graves, nous ferait sourire. Un peu comme si face a trop de blanc on n’avait comme réaction possible que le noir !

Nietzsche est présenté par ses adorateurs comme « le seul philosophe vraiment littéraire »… on frissonne car la philosophie n’est pas la littérature, elle demande concepts et raisonnement valide, elle ne repose pas sur des évidences proclamées et encore moins sur l’étalage de pulsions de mort ou de plaisir. On préfère un philosophe qui sait aligner trois prémisses et en tirer une conclusion à un prophète qui s’emporte dans des élans mystiques. Comme lu sur le blog de Jean Jadin, Nietzsche est ce penseur qui écrit que « ce qui compte dans la connaissance de la vérité, c’est qu’on la possède, et non pas sous quelle impulsion on l’a recherchée, par quelle voie on l’a trouvée. Si les esprits libres ont raison, les esprits asservis ont tort, peu importe si les premiers sont arrivés au vrai par immoralité et les autres restés jusqu’à ce jour attachés au faux par moralité. » (dans « Humain, trop humain »). Ce qui est tout le contraire de la recherche intellectuelle sérieuse. Les philosophes de cette trempe (il en est beaucoup à l’époque contemporaine) me font parfois penser à l’esprit des Shadoks (vieille série loufoque de notre jeunesse) pour qui, ayant su on ne sait comment que leur fusée avait seulement 1 % de chance d’être lancée avec succès… la lançaient 99 fois pour être sûrs qu’à la centième elle s’élèverait dans le ciel.

Prôner la cruauté pour ne pas permettre à la compassion de faire honte à autrui est monstrueux. Les nietzschéens passionnés en sont gênés car ils savent ce que l’Histoire en a tiré : un bel argument pour les nazis qui avaient fait vertu de leur refus de toute empathie à l’égard de ceux et celles qu’ils envoyaient à l’extermination. Audi a beau dire que Nietzsche « marche sur une ligne de crête », qu’il se situe « à six mille pieds au-dessus de l’humanité »… il est contraint d’admettre que « de la pensée nietzschéenne, on aura tout fait, on lui aura imposé de nourrir les extrémismes les plus infâmes aussi bien que d’endosser les visions les plus atroces » mais, usant de telles formulations, il continue à vouloir disculper le penseur, comme si c’était de l’extérieur que de telles « déviations » étaient venues, alors que ledit auteur… il faut bien qu’il y soit pour quelque chose, ou alors on déresponsabilise toute écriture, ce qui est le comble du néant et de l’avilissement.

D’où viennent ces sentences parfois en apparence séduisantes mais qui sont, au fond, si corrompues? Sans doute d’une pensée trop abstraite, confinée dans la spéculation sans lien avec le concret. A ces idées fumeuses, on préférera toujours les observations scrupuleuses, que ce soit dans la science ou dans l’étoffe d’un roman. Dostoïevski encore ici nous parle. On n’imagine guère une telle spéculation dans l’œuvre du génial romancier car, chez lui, la compassion est une valeur pleine de noblesse, incarnée par des personnages comme la Sonia de Raskolnikov, qui ne se pose pas la question de savoir si elle réduit Rodion à la honte, mais sait simplement user de pudeur dans son abord de la misère morale.

Du reste, la question est là, et Paul Audi le reconnaît très bien : avant de prôner la cruauté pour éviter la honte à celui ou celle qui souffre… penser simplement à exprimer sa compassion sous forme de pudeur et d’attention. Qui, dans une souffrance subie n’a pas ressenti réconfort d’une parole simplement juste, d’un mot, d’un poème adressé par quelque personne que ce soit : que nous la connaissions intimement ou pas du tout ? Qui en un tel moment a vraiment ressenti de la honte ? Si léger accès de honte venait à être perceptible, n’aura-t-il pas été balayé d’un tour de main par la simple notion de fraternité ?

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4 commentaires pour La compassion d’autrui nous fait-elle honte?

  1. Magnifique article.

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  2. Debra dit :

    Le hasard voudrait que le matin où je lis votre billet, j’ai passé du temps dans « Le Marchand de Venise », dans la scène du procès Antonio/Shylock où Portia intervient en deus ex machina pour sauver Antonio des griffes de Shylock.
    La première intervention de Portia est pour inciter Shylock à la miséricorde, et sa tirade est une des plus connues de l’oeuvre de Shakespeare :

    « C’est la vertu de la miséricorde de n’être pas forcée. Elle goutte comme la douce pluie du ciel sur ce qui est en dessous. Elle est deux fois bénie : elle bénit celui qui donne et celui qui prend. Elle est la plus puissante chez les plus puissants ; elle sied mieux au monarque sur son trône que sa couronne. Son sceptre montre la force du pouvoir temporel, l’attribut de vénération et de majesté où siègent l’effroi et la crainte devant les rois ; mais la miséricorde est au-dessus de ce joug du sceptre. Elle est intronisée dans les coeurs des rois ; elle est un attribut de Dieu Lui-même, et le pouvoir terrestre se montre ainsi le plus semblable à celui de Dieu quand la miséricorde tempère la justice. C’est pourquoi, Juif, bien que tu revendiques justice, considère ceci : que dans le cours de la justice aucun de nous ne verrait le salut. nous prions pour la miséricorde et cette même prière nous enseigne à tous à nous prêter à des actes de miséricorde. »

    Miséricorde et pitié ne sont pas tout à fait pareilles, mais il y a bien des ressemblances. La tirade de Portia montre la miséricorde comme une relation partagée, avec celui qui offre sa pitié, et celui qui accepte de recevoir/prendre cette pitié. Donner et recevoir constituent la relation, mais ce n’est pas une relation symétrique. Celui qui donne et celui qui reçoit/prend sont à des places distinctes, séparées. Sont-ils… égaux ? On pourrait dire que la noblesse de celui qui reçoit la pitié est dans cet acte… que nous dévalorisons trop souvent comme un acte.. PASSIF, car nous sommes obnubilés par les valeurs visibles de l’ACTIF, de l’action. (Les mots sont nos maîtres, et les mots « actif/passif », le complexe d’actif et de passif est déterminant dans nos visions de nous-mêmes dans tous les lieux sociaux.) Remarquez également que Portia relie celui qui donne et celui qui PREND par la conjonction de coordination ET. « ET » n’est pas « ou bien/ou bien ». La pitié, la miséricorde n’est pas dans le registre du sacrifice, où les deux parties de la relation ne peuvent pas CO-exister. (Voir la suite du procès.)
    La pièce montre Shylock dans le même combat que Nietzsche, mais il s’agit d’un combat de tous temps. La position de recevoir, que nous attachons au passif, est une position qui, par sa nature, risque de porter atteinte à la virilité de l’homme. J’appelle cela un fait de la vie, en sachant que ce qui porte atteinte à la virilité de l’homme risque de l’empêcher de réaliser ce qu’il est sommé de réaliser dans l’acte sexuel, et menace l’être debout de l’homme. On revient à la biologie, aux faits de la biologie. On peut proférer qu’il n’y a pas plus grande… fragilité ? que la nécessité pour l’homme de se dresser. Que la fragilité est l’essence même de la condition humaine, que ce soit sur le versant de l’homme, ou de la femme, d’ailleurs. Mais il n’y a pas de symétrie dans la manière dont cette fragilité se manifeste.
    Mais il y a, ancrée fermement en l’homme et la femme, la haine de leur propre fragilité en tant qu’êtres de chair, en sachant que c’est la corruption et la vulnérabilité de la chair qui historiquement nous révulsent le plus. De sorte que, en attaquant l’autre POUR sa fragilité, on vise à détruire la même fragilité que nous portons.. en nous, et des fois, à notre insu. Me semble-t-il.

    Je persiste à maintenir que le lieu où nous pouvons construire une pitié vivante, pour donner ET pour recevoir/prendre, est un lieu entre personnes en chair et en os, un lieu de face à face, (Raskolnikov et Sonia) et, donc, l’idée d’institutionnaliser la pitié pour fonder un concept social… est l’oeuvre du diable. Plus d’une bonne chose, généralisée dans des lieux plus vastes, avec les acteurs catégories, est mauvais. Jésus lui-même l’a dit, et comme par hasard, ça l’a conduit droit sur la croix…

    Je reviendrai peut-être pour parler des subtiles perversions qui peuvent jaillir dans l’exercice de la souffrance…

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    • alainlecomte dit :

      I agree… La compassion, comme la miséricorde, est une relation qui n’est certes pas symétrique mis qui est telle que les deux termes doivent avoir leur noblesse, l’humain doit savoir recevoir autant que donner, là est le principal problème. Oui aussi sur la fragilité et sur le fait que dans la relation homme/femme, les deux positions ont leur fragilité, leur vulnérabilité. Il est cependant un point relevé par Paul Audi que je n’ai pas mentionné dans mon article et qui m’intéresse aussi, le fait que la souffrance, comme la fragilité, est par essence quelque chose dont nous ne nous satisfaisons pas, dont nous ne pouvons pas nous satisfaire, et c’est aussi un paradoxe puisque cela veut dire aussi que la compassion est destinée à se défaire dès qu’elle apparaît, avec la souffrance sur laquelle elle s’incline. Il est donc naturel que nous cherchions par tous les moyens à éviter la souffrance, et la vulnérabilité. Nous ne pouvons pas rester sur des états stables quant à elles, elles ne sont pas destinées être glorifiées et admises de tout temps, il est aussi dans la nature de notre condition de « vouloir améliorer notre condition ».

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