Je déteste la musique, et encore plus le piano, dont les notes brutales s’égrainent, détachées les unes des autres, comme des grêlons sur nos pauvres têtes avides de sons continus et fluides comme les ruisseaux des campagnes. Dans le très beau film de Paolo Sorrentino, « Youth », le héros, magnifiquement joué par Michaël Caine, compositeur chef d’orchestre à la retraite qui passe du bon temps dans un luxueux hôtel des Alpes Suisses, se lance seul dans une exécution en pleine nature d’une symphonie imaginaire dont les instruments sont les meuglements des vaches, les souffles de vent dans les arbres, les ruisseaux et les envols de choucas au-dessus de la cime des arbres.
Evidemment, je ne pense rien de tel. J’aime la musique et particulièrement le piano. Même si je comprendrais que l’on me dise ce que j’écris ci-dessus… d’ailleurs une dame que j’estime me l’a dit il y a environ une semaine avant que nous n’allions au Festival de la Roque d’Anthéron. Cette dame n’aime que les liturgies d’Hildegard von Bingen. D’ailleurs elle se prénomme Hildegard ! On peut comprendre que l’on n’aime la musique que sous la forme de chants sublimes, de voix éthérées ou bien des bruits de la nature. Les philosophes actuels qui promeuvent la proximité avec le monde animal, les Morizot, Despret, Lestel ou Haraway devraient se pencher sur le sujet : comment réintégrer les bruits de la nature afin d’en faire des sonorités aussi appréciées que celles de Bach, de Mozart ou de Shoskatovitch ?
En attendant que cela arrive, nous nous replions sur une position plus classique, éprouvée par les siècles de musique qui nous ont précédé, depuis le chant grégorien jusqu’aux sons de la musique contemporaine.
Cet été, le Festival de la Roque d’Anthéron avait l’insigne privilège d’être un survivant des grands festivals. Nous pleurions Avignon. D’autres sans doute pleuraient Orange ou Aix-en-Provence. Nous pleurerons aussi Arles pour la photo. Mais la Roque était là, solide comme un roc. Avec des précautions méticuleusement respectées par les festivaliers : un siège sur quatre d’occupé, masque obligatoire à chaque déplacement, pas d’entracte, donc ni vin blanc ni boisson gazeuse, et pas de grands orchestres (les concertos de Beethoven étaient donnés en transcription pour piano et quintette) et puis tout était en plein air, soit dans l’auditorium du Parc de Florans nanti de cette vaste coquille renversée d’une acoustique idéale, soit à « l’Espace Florans », lieu perdu au fond du parc dans l’alignement de hauts platanes multi-centenaires. Sur la masse des concerts proposés, nous n’en avions choisi que trois, en fonction de nos possibilités d’hébergement (et de nos moyens financiers). Nous logions à Cucuron, à 14kms de là, joli hôtel au bord d’un étang (je recommande aussi le restaurant qui fait l’angle de cette place, loup grillé et émincé de riz de veau excellents…).

Premier soir, 21 heures, Auditorium du Parc… Lucas Debargue jouait « autour de Scarlatti »… justement le genre de piano avec lequel peut-être certains ont du mal… des avalanches de notes, comme des ébranlements parfois, des orages magnétiques (je n’aurais pas osé écrire « cykotiniques ») qui nous secouent des pieds à la tête. Après chaque pièce, le jeune pianiste se rejette en arrière dans un geste d’abandon comme pour dire qu’il nous a tout donné… J-S. Bach, concerto italien en fa majeur, Domenico Scarlatti, sonates en ré mineur (K.32), en si mineur (K.27), en ut mineur (K.115) etc. et œuvres contemporaines : de S. Delplace, « jeune » compositeur né en 1953 (prélude et fugue, klavierstück…) et de Lucas Debargue lui-même (Prélude et fugue en sol mineur) qui, lui, est né en 1990… oser jouer une de ses œuvres après une de Bach ne manquait pas d’audace, ce qu’il disait lui-même aux spectateurs… mais le temps se rétrécissait, on se surprenait à trouver qu’entre le XVIIIème siècle et le XXIème, il n’y avait pas tant de différences, après tout. Comme si c’était le fait de jouer sur un même instrument qui dominait. Une pièce de Scriabine en bis couronnait le tout… musique loin de tout épanchement lyrique.

Deuxième jour, 10 heures, toujours en l’auditorium… j’avais choisi avec délectation d’inscrire à notre itinéraire musical le trio Wanderer et Schubert. Bien sûr, rien à voir avec la veille. Ici, tout coule et resplendit, musique facile diront certains… facile pour nos oreilles peut-être mais certainement pas pour ceux qui l’interprètent… Fermant les yeux, j’avais le sentiment que le piano (joué par Vincent Coq) était un maître tenant en laisse ses deux cordes : Jean-Marc Phillips-Varjabédian au violon et Raphaël Pidoux au violoncelle, et qu’il les pilotait dans un dialogue serré et rigoureux (comme une argumentation?). On dit parfois Schubert triste, en tout cas rêveur, et pourtant à force d’entendre ce Trio opus 100 en mi bémol majeur, je le ressentais de plus en plus comme gai et éclatant de vie. Après ce trio, ce fut le nocturne opus 148, aux sombres harmonies de drapé… et comme il faut bien toujours des bis à un concert, « en cadeau » un étonnant trio dit « de la Poule » de Ludwig van (1er trio avec piano opus 1 en mi bémol majeur), humour contrastant avec ce que nous venions d’entendre… puis la marche miniature viennoise de Kreisler…

Même jour à 17h, cette fois en « l’espace Florans », Florent Boffard jouait Berg, Debussy et Beethoven. Il avait d’abord fallu nous dépêcher sur les routes sinueuses et encombrées du Luberon, entre Bonnieux et Lourmarin, imprudents que nous étions d’être partis nous promener « si loin »… pour voir de près la Vieille Eglise de Bonnieux (XIIème siècle) immergée dans une forêt de cèdres plantés paraît-il vers 1860, venant de graines venues d’Algérie… D’où notre retard et le ratage du premier morceau, la sonate pour piano opus 1 d’Alban Berg… mais ensuite, ce fut le délice d’écouter sous ces grands arbres quelques préludes de Debussy portant les noms si évocateurs de « brouillards », « les fées sont d’exquises danseuses », « la cathédrale engloutie » ou « ce qu’a vu le vent d’Ouest »… musique narrative qui nous fait partir dans nos rêves
ou nous fait revenir à notre thème initial, celui du rapport entre musique et nature puisque « ce qu’a vu le vent d’Ouest » par exemple évoque irrésistiblement les tempêtes, les bourrasques ou le souffle discret du vent dans la forêt. Mais j’avais choisi ce concert, il faut l’avouer, aussi et surtout pour sa deuxième partie, l’exécution par Boffard de la sonate « Appassionata » qui nous laissa pantois face à un tel brio, une telle envolée lyrique où tout le monde, petits et grands, férus de musique et légèrement ignorants pouvaient se réconcilier face à un chef d’oeuvre universel… suivie en bis par la valse n°10 opus 18 de Franz Schubert… pas très connue, tendre et triste, souvent paraît-il offerte aux débutants pour qu’ils s’entraînent, mais Florent Boffard est justement connu aussi en tant que grand pédagogue de la musique et ceci explique sûrement cela.
Voilà

J’aime la musique, et encore plus le piano, dont les notes parfois brutales s’égrainent, détachées les unes des autres comme des gouttes de pluie sur nos front brûlants, les soirs d’été de canicule sous les arbres multi-centenaires du parc de Florans. Dans le très beau film de Paolo Sorrentino, « Youth », le héros, magnifiquement joué par Michaël Caine, compositeur chef d’orchestre à la retraite qui passe du bon temps dans un luxueux hôtel des Alpes Suisses, se lance seul dans une exécution en pleine nature d’une symphonie imaginaire dont les instruments sont les meuglements des vaches, les souffles de vent dans les arbres, les ruisseaux et les envols de choucas au-dessus de la cime des arbres. Peut-être Debussy en avait déjà rêvé et l’avait même réalisé… quant à Beethoven, n’en parlons pas !
La roque d antheron: j’y écoutai sviatoslav Richter en 1984 dans un programme audacieux Haydn sonate webern son unique pièce pour piano et prokoviev la 6e sonate qui lui est dédiée. Je voulais une dédicace mais je dus attendre dans un mistral glacial qu’il ait rejoué intégralement tout le concert a l’intérieur car il n’avait pas apprécié que la partition se doit envolée pendant le concert. Elle ne lui servait à rien mais elle était là et son envolée lui avait fait mal jouer une note ou deux. Ce que nous expliqua son majodorme qui ressemblait à Nestor dans Tintin. Un pianiste dément (dans tous les sens du terme) au jeu envoûtant voire mystique avec un sens du rythme incroyable. Je le revis à la grange melay du côté de tours en trio avec l’altiste Yuri bashmet. J’ai toujours ce 33t dédicacé de sa main le concerto pour piano de Tchaikovsky. Scarlatti sur un piano c’est parfois injouable à cause des notes répétées sur un clavier bien plus lourd et lent que celui d’un clavecin. Mais quand c’est possible c’est tellement plus joli! La preuve par Tharaud.
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Fantastique d’avoir pu écouter Richter dans ces conditions, je trouve extraordinaire qu’il ait tenu à rejouer tout le concert pour deux fausses notes… Cette fois-ci, le pianiste du trio Wanderer (Vincent Coq) a lui aussi fait une fausse note… mais il n’a pas rejoué pour autant! Je ne suis pas un aussi bon connaisseur que toi mais il me semble que le pianiste que nous avons écouté dans Scarlatti (Lucas Debargue) était excellent aussi.
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J’y suis allé une fois, site enchanteur et plaisir de la musique en plein air : le « confinement » des salles de concert paraît alors bien loin (même si à l’époque personne n’était masqué) ! 🙂
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Heureusement que j’ai lu la suite de votre billet, et ne me suis pas arrêtée au premier paragraphe…
Cet été avec mon mari nous avons été au Moulin d’Andé, à quelques kilomètres de Giverny, dans l’Académie Internationale de Musique avec ma prof de piano, Sandra Chamoux, et Vadim Tchijik, prof de violon au conservatoire de Toulouse, tous deux excellents musiciens qui nous ont donné un très beau concert avec la sonate Kreuzer de Beethoven…Dix jours de stage dans une vie communautaire dans un lieu hors temps, haut lieu du cinéma français, d’ailleurs. Le Moulin est vraiment le paradis sur terre. Un des.. nombreux ? paradis sur terre. Tout près de Giverny, pour apprécier pourquoi Claude Monet était dehors par tous les temps à essayer de mettre la lumière en boite… sur le vif.
Au Moulin, j’ai eu l’occasion de travailler et peaufiner « La Cathédrale engloutie » que j’aime particulièrement. Je commence à le jouer assez bien, d’ailleurs. C’est une conquête. Je passe des heures seule à mon piano pour y arriver, et faire mûrir cette musique.
Oui, il est difficile d’imaginer instrument plus ENRACINE que le piano, qui fait beaucoup pour enraciner celui ou celle qui le pratique. Je sais qu’il y a des personnes qui embarquent leur piano dans des lieux… improbables, me semble-t-il, mais le piano me semble un instrument sédentaire par excellence, et il s’épanouit dans un lieu.. CONFINE, si je puis dire. Pas dehors sous la pluie.
Je me permets d’attirer votre attention sur notre rapport.. très ambivalent avec le « lyrique » et le lyrisme à l’heure actuelle. Personnellement, je n’ai aucun problème avec le lyrisme. Il ne me menace pas. J’adore.. chanter, de toute façon…
Amicalement, et toujours en attente…
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haha! mon premier paragraphe était un piège 🙂 . Vous avez de la chance d’être une pianiste, cela doit vous apporter beaucoup de joie. J’ai voulu quant à moi apprendre le piano à l’âge de 40 ans, mais hélas, ça n’a pas bien marché (j’avais un prof peu motivant en plus). J’aime aussi le lyrisme, quand je disais qu’il n’y avait pas de lyrisme chez Scriabine, c’était juste un constat. Mon épouse s’y connaît mieux que moi… elle me guide. en ce qui concerne votre attente, je vais vous envoyer bientôt mes réflexions, je ne sais aps si elles vous seront utiles…
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