Est-il encore temps de voyager?

Il est difficile d’arrêter tout net de voyager. On ne peut pas demander aux gens de ne plus être eux-mêmes en une seule fois, d’un seul coup, comme si l’on pouvait définitivement défaire une valise, raccrocher ses bâtons de marche, jeter ses atlas, ne plus lire les récits de voyages… Il reste jusqu’au dernier moment une envie, un besoin à satisfaire, un appel du large. On part encore une fois. Peut-être on s’en mordra les doigts, peut-être, après, on arrêtera. Et cette fois pour de bon.

Nous partons donc. Pour la Bolivie. Nous ne parviendrons pas à justifier totalement notre décision.

Irions-nous jusque là-bas, si loin, juste pour retrouver les sensations de marcher en haute montagne, dans les Andes cette fois-ci (et plus dans l’Himalaya comme en automne dernier) ? De fait, oui bien sûr, nous irons du côté de la Huayna Potosi et du pic Condoriri, dans la Cordillère Royale, au Nord-Ouest de La Paz, là où bien sûr je ne suis jamais allé, mais C. y est allée, c’était il y a vingt-cinq ans, dans le cadre de ses activités professionnelles, il s’agissait de répandre des capteurs sur le territoire bolivien, d’enregistrer ainsi les séismes sur cette portion des Andes si active, et elle en avait gardé un tel souvenir qu’elle se refusait d’admettre que peut-être un jour, l’âge venu, elle ne pourrait plus marcher, plus aller aussi haut à cause du mal des montagnes et qu’il était temps encore et pour moi aussi peut-être car je n’étais peut-être pas encore si vieux moi non plus pour tenter l’aventure, temps de refaire le voyage. Une dernière fois. Donc il ne suffit pas d’invoquer la marche en haute montagne mais, on le devine, l’âge, celui qui nous recommande de profiter encore de notre corps tant qu’il n’est pas trop amoché.

Et peut-être dans le futur, ne voyagerions-nous plus qu’à proximité de nos habitations, à moins de prendre le train, ça oui, c’est encore permis, je ferais bien l’an prochain le tour de la Baltique en train, ou celui des capitales d’Europe centrale voilà qui serait sage, à moins que je me contente de faire à pieds le tour de la Bretagne par le fameux sentier des douaniers. Mais pour l’heure c’est décidé, c’est presque parti déjà. Allez, autant dire : c’est parti. C’est même arrivé, puisqu’en ce moment même, je paufine mon billet assis devant une petite table d’une chambre d’un hôtel de Sucre. Oui, C. et moi, nous sommes là, vous voyez. Dans cette ville supposée capitale – mais bien trop petite, bien trop provinciale, pour l’être effectivement – LA capitale constitutionnelle de la Bolivie. Un quadrillage de rues bordées de maisons basses à la mode hispanique, blanchies à la chaux, dotées de pièces d’angle qui avancent sur la rue, en précieux bois sculpté. Et des places très grandes, bordées de monuments historiques, la cathédrale, le Palais du Gouvernement du temps où Sucre se nommait Chuquisaca.

rue de Sucre

Voyageurs ? Ne nous voilons pas la face, nous sommes aussi touristes, ne pas l’oublier, c’est-à-dire membres des troupes qui arpentent le monde à la recherche de sensations, de paysages comme ils les ont déjà vus sur des cartes postales, des catalogues d’expéditions ou des video promotionnelles. Et à La Paz ne pas oublier de fréquenter les marchés locaux, qui nous vendront des pachamamas de pierre ou bien le « Marché des Sorcières » « connu pour ses vendeuses de fœtus de lama séchés et autres remèdes/potions populaires » comme le dit un guide. Mais j’espère que nous aurons la présence d’esprit, et la bienséance, de ne rien acheter et même, si nous sommes forts, de ne pas tout regarder, les objets de culte étant par définition faits uniquement par et pour ceux qui pratiquent ces cultes et jamais pour les autres, ceux et celles qui n’y comprennent rien et voient seulement dans ces objets de beaux gadgets, de charmantes amulettes destinées à finir leur vie sur un coin de cheminée, voire pire au fond d’un vieux carton oublié au grenier lors du futur déménagement et à jamais perdu.

Voyage, voyage… dans son dernier opus, Olivier Rolin écrit (4ème de couverture) :

Bigarré, vertigineux, toujours surprenant, tel demeure le monde aux yeux de qui en est curieux : pas mondialisé en dépit de tout. Venu du profond de l’enfance, le désir de le voir me tient toujours, écrire naît de là. Chacun des noms qui constellent les cartes m’adresse une invitation personnelle […] Si j’apparais au fil de cette géographie rêveuse, c’est parce que l’usage du monde ne cesse de me former, que ma vie est tressée de toutes celles que j’ai rencontrées.

Car nous y voilà, que l’on nous traite de touriste ou de voyageur, le fait est là : la curiosité nous anime, le désir à n’importe quel prix de voir le monde, parce que nous reconnaissons que nous en sommes une partie (et que nous voulons voir le reste) et que nous sentons qu’il nous forme.

(J’ai pris le livre d’Olivier Rolin, Extérieur monde, avec moi, j’ai déjà fini de le lire, il m’a enchanté, il m’a montré ce qu’un vrai écrivain – et non un simple amateur comme je le suis – peut tirer de l’usage qu’il fait du monde).

Pourtant, je le concède, nous atteignons une limite, qu’il ne faudrait pas trop dépasser, limite à nos voyages que nous avons conçus autrefois comme nécessaires, faisant partie de notre formation, de notre épanouissement et pour tout dire de notre liberté, mais c’était à une époque aujourd’hui en disparition, où notre goût de vivre s’accompagnait d’une exaltation permanente à se sentir en phase avec le monde, avec les peuples différents de nous, les cultures les plus variées, nous découvrions toutes les musiques et toutes les danses, les gens que nous rencontrions en montagne, dans les Himalayas par exemple, nous souriaient et nous laissaient emporter avec nous, dans nos cœurs, la douce chaleur grisante d’une humanité que nous vivions comme universelle, alors qu’aujourd’hui parfois c’est tout juste si nous n’avons pas envie de pleurer devant le triste constat de la réalité, des apports d’occident ayant perverti des modes de vie ancestraux, des routes crasseuses s’étant construites à la place des chemins que seuls quelques lamas aventureux autrefois gravissaient, et le faisant si bien qu’ils donnaient aux voyageurs étrangers qu’ils rencontraient l’impression d’être en lévitation au-dessus des pierres (c’est du moins ce que disait la grande exploratrice Alexandra David-Neel).

Alexandra David-Neel

Nous avons été nourris spirituellement par les récits des grands aventuriers (souvent des aventurières) qui avaient pour noms Victor Segalen, Nicolas Bouvier, Peter Fleming, Ella Maillart, Isabelle Eberhardt, Peter Matthiessen, Anne-Marie Schwarzenbach, Théodore Monod, Peter Hopkirk, Patrick Leigh Fermor, Olivier Föllmi, Riszard Kapucinski ou Lorenzo Pestelli, sans compter les Paul-Emile Victor, les Jean Malaurie, les Levi-Strauss ou les Pierre Clastres… et nous avons rêvé d’aller sur leurs traces même si longtemps après, il n’en restait plus grand chose, si ce ne sont parfois des plaques commémoratives, des musées ou des chapelles. Les chemins du Tibet, que du temps du père Huc, on orthographiait Thibet, ont donné des routes parcourues par les camions chinois et les plus belles villes d’Asie Centrale ou de la Route de la Soie sont des mégapoles aux immeubles modernes avec des avenues pour le shopping où l’on trouve à Lhassa comme à Pékin des boutiques Zara et des fast-food McDo ou Fried Chicken… et pourtant nous courons encore après ces vestiges du passé. Parfois nous avons un peu de succès, nous rencontrons un vieux lama sur les pentes de Kyelong ou bien, à Kalimpong un vieillard de 90 ans qui nous montre sa collection d’objets de culture lepcha et nous joue des airs anciens sur des flûtes et instruments à cordes qui n’ont pas changé depuis des siècles, et cela nous enhardit à aller plus loin. Mais ceci aura une limite, car un jour les vieillards seront morts. Même Olivier Rolin s’arrêtera, même Erri de Luca, le grand militant de l’écologie qui avoue au détour d’une phrase qu’il vient de descendre le Licancabur (et il n’y est pas allé à pieds, ni à la voile que je sache…).

Alors nous arrêterons aussi.

Mais pour l’heure, j’aime encore les petites vieilles Aymaras qui trottinent sur les trottoirs, pancho multicolore sur les épaules et chapeau melon sur la tête, toutes ridées mais souriantes, ou les dames un peu larges qui vendent au coin des rues des parts de gâteau énormes et bariolées de sucre, fraise et chocolat.

gâteaux dans la rue à Sucre
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6 commentaires pour Est-il encore temps de voyager?

  1. Voyage : déplacement de l’esprit. À pied ou en imagination.
    « Bon voyage !  » : Profites-en bien ou n’en reviens plus (parce que tu aurais trouvé là-bas ce qui manque ici).
    À bientôt. 🙂

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  2. l'effronté dit :

    Que tu sois voyageur, comme je le crois, ou touriste, merci de nous envoyer cette carte postale bigarrée de votre voyage, en l’illustrant d’une carte géographique qui permettra de vous imaginer dans votre périple, si d’autres cartes postales suivent. Et merci de terminer par cette  » énorme part de gâteau bariolée de sucre, fraise et chocolat  » bien appétissante !
    Mes pensées vous accompagnent pour le reste de l’aventure… vous souhaitant des musiques et des danses et des rencontres à rapporter dans vos cœurs !
    PS Ce qui manque ici, c’est vous…

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  3. Debra dit :

    C’est un beau billet teinté de nostalgie…
    Le weekend dernier je suis montée sur le plateau d’Emparis, en faisant la boucle par la piste de Besse, et Mizoën… Là aussi, il y a de l’aventure dans la haute montagne…et je ne m’en lasse pas.
    Ne cédez pas à la culpabilité ambiante pour le voyage. Il y aura toujours quelqu’un pour nous gâcher notre plaisir, quel qu’il soit, d’ailleurs, et trouver… de « bonnes » raisons pour le justifier.
    Ça s’est beaucoup vu par le passé, et je ne le vois pas s’arrêter pour nous, les « modernes »…
    Continuez bien, et savourez doucement, Monsieur.
    Je crois qu’avec de la chance, au moins l’âge devrait nous permettre de mieux goûter, et savourer ce qui nous reste, en lui donnant tout son prix.

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  4. Girard dit :

    Bonjour Alain; ET il te reste le tour des lacs en Auvergne: il te faudrait au moins une deuxième vie pour gouter aux divers chemins du Sancy et du Cantal sans parler de ceux l ‘Aubrac ou du Cézalier (tu regarderas sur une carte !!?) avec leurs auberges et leurs produits de ferme.L’exotisme peut y être saisissant au niveau des paysages.Bon séjour à vous.
    En tous cas tes billets font voyager.

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  5. Frog dit :

    Ah… Je vous envie, bien sûr, de pouvoir voyager. Vous parlez de l’âge… Nombre d’entre nous qui sommes un peu plus jeunes devrons / avons dû nous arrêter avant de l’avoir atteint. Cela ne veut pas dire que nous en ayons moins envie, que nous croyions pouvoir remplacer le voyage par autre chose. Le voyage est irremplaçable. Mais on ne peut pas tout avoir… Et puis je dis ça mais je vous souhaite de tout coeur de vivre intensément ce voyage, d’y trouver la joie inégalée de parcourir une terre qui soit signe d’altérité, et je vois bien que vous goûtez avec tendresse et délicatesse la présence des autres, les couleurs, les saveurs et l’écho, derrière ce qui est, de ce qui fut, et dont de merveilleux livres peuplèrent nos rêves.

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