Tout près du toit du monde

Je vous écris de Gangtok, ville qui surprend dans un petit pays si éloigné, en raison de sa taille, son luxe et son animation (rues piétonnes etc.), d’autant que pour l’atteindre, il faut rouler des heures sur des routes presque entièrement défoncées, quasiment escalader des blocs de pierre issus des glissements de terrain de la dernière mousson, rouler dans l’eau, manquer plus d’une fois froisser l’aile d’un 4×4 venu d’en face. Nous venons de Pelling, bien plus petite ville, sans guère d’intérêt mais à proximité de deux sites historiques : les ruines de l’ancien palais royal de Rabdentse et le monastère de Pedmayangtse. Je reviendrai sur ce dernier.

route nationale entre Ravangla et Gangtok

Avant ces trajets motorisés, nous étions en montagne, et quelle montagne ! La chaîne de Singalila marque exactement la limite entre Inde et Népal. D’altitude moyenne (entre 3000 et 3600 mètres), elle fait face au plus somptueux panorama de sommets que l’on puisse imaginer : les Himalayas tibétains et népalais, chapelet de 8000 mètres mythiques qui vont de l’Everest et du Lhotse, à l’ouest jusqu’au Kanchenjunga à l’est. C’est ce dernier qui est le plus proche. Une vaste vallée sépare la haute châine de la plus petite, elle est malheureusment la cause d’une nébulosité qui bouche la vue, renfermant dans sa masse cotoneuse les monts d’en face qui deviennent comme des fantômes ou… des Arlésiennes (qu’on ne voit jamais). Quatre-vingt-deux kilomètres de trek entre Rimbik, au nord est, et Manebhanjiang au sud ouest. Aucune étape n’est facile, contrairement à ce que j’espérais, sauf la dernière (toute en descente). L’étape 2 fait passer de 2300 mètres à 3600. Ce n’est pas la plus dure : ne pas se fier aux seuls chiffres, les chemins qui montent peuvent le faire doucement… certes, on met du temps à négocier tous les lacets, mais on jouit de l’abri des grands arbres et l’on plonge le regard vers des gouffres plantés de cardamome et de jeunes bambous, ceux-là mêmes dont se nourrissent les aimables pandas roux, dont nous ne verrons même pas le bout d’une queue… il faut dire qu’ils se font rares, gênés qu’ils sont par une fragmentation de leurs aires naturelles et pourchassés par les chiens, par dessus le marché… Cette étape conduit de Gorkhey (petit hameau renfermant au moins une « homestay », celle où nous avons dormi, qui était des plus rudimentaires, avec obligation si l’on tient à se laver, de montrer son cul à tous les habitants environnants) à Phallut, petit pic d’où l’on a, en principe, la meilleure vue sur le Kanchenjunga, mais d’où ne le verrons pas pour les raisons dites plus haut. Le refuge lui aussi était sommaire. Au fond de recoins sales et noirs, il était néanmoins possible d’absorber en vitesse une de ces ineffables soupes de nouilles dont toute l’Asie raffole. Là, avons rencontré jeune Français égaré faisant tour du monde entre sa licence et son master à l’Université de Lille. Le malheureux n’avait pas eu de place dans le refuge car il n’avait pas réservé et se voyait ainsi obligé de faire les quinze kilomètres que nous venions de faire, mais dans l’autre sens et en pleine nuit.

monastère de Rimbik, venue du 42eme Sakya Rimpoche

Brouillard sur les pentes du mont Phallut

L’étape 3 aurait dû être le clou du voyage : six heures (au moins) à passer sur une crête chevauchant la frontière avec vue déroulante sur les sommets de l’Himalaya… Las, le ciel ne se découvrit pas et nous fûmes tout au long enveloppés d’un brouillard obstiné. De plus, le trajet sur la crête ne fait qu’alterner descentes et remontées toutes aussi raides les unes que les autres, tout ça à 3500 mètres, avec le souffle qui coince. 21 kilomètres à parcourir… les deux derniers en débandade mais heureusement un jeune assistant du guide qui me propose de porter mon sac. L’arrivée se produit en un lieu nommé Sandakphu, gros refuge en plusieurs bâtiments dont le plus récent est un horrible bloc de béton inachevé flanqué à son soubassement de généreux tas d’immondices. Et en plus, notre guide s’est fait volé sa place, notre place, et nous voilà conduits de l’autre côté de la frontière dans une maison d’autochtones cernée par les fils de fer barbelés pour une nuit qui s’annonce… glaciale. Notre « étonnement » fait qu’Ashish (c’est le nom du guide) s’en va quand même encore une fois marchander… et revient avec la bonne nouvelle : nous pouvons emménager dans notre chambre du refuge, laquelle possède, luxe inouï, des toilettes ! (nous en pleurerions presque d’émotion : je crois que nous avions oublié que cela existait). Le lendemain matin, c’est promis, s’il fait beau, il nous réveillera à 5h15 pour qu’enfin nous assistions au lever du soleil sur le troisième plus haut sommet du monde. Mais le lendemain matin, Machin est trop rond (il a pinté de la bière toute la nuit) pour être debout à une telle heure… J’ai l’idée de soulever un bout de rideau vers 6 heures et je vois alors ce que nous étions venus chercher. Oui, il est là ! Le Kanchenjunga soi-même, rosissant dans l’aube matinale, majestueux, juste entouré d’un léger panache nuageux, et là-bas, plus à gauche au loin, monsieur l’Everest, qui paraît tout petit en comparaison, à cause de l’éloignement.

Le Kanchenjunga à 6h00 depuis le refuge de Sandakphu

L’Everest et le Lhotse vers 7h00 depuis Sandakphu (dans l’ordre: le Lhotse, l’Everest un peu dans les nuages et le Makalu)

Le Kanchenjunga un peu plus tard dans la matinée

Un bonheur n’allant jamais seul, il s’avère en plus que le personnel du refuge est sympathique, ouvert, entreprenant. Café, corn-flakes au petit-déjeuner… quel luxe ! Et tout de suite après, jour 4, nous voilà repartis. Sur un chemin à l’allure il est vrai plutôt descendante. Les nuages sont remontés du fond de la vallée mais le soleil perce et fait briller les tôles colorées des petits villages népalais que nous traversons. Veaux, vaches, chèvres, couvée, petits enfants la morve au nez, tout ça s’égaille gentiment sur notre passage, jusqu’au village de Jaubari, avec ses échoppes ouvertes à tous les vents, puis plus loin, Tomling, but de notre étape, maison typique avec jeunes filles accortes pour nous préparer pommes de terre grillées (encore un sacré luxe!), riz et légumes lentilles. Un âtre rougeoie au fond de la cuisine, donnant des reflets aux casseroles et aux vases d’étain. Là aussi le lendemain matin vers six heures sera l’occasion de voir une nouvelle fois le Kanchenjunga en majesté. Avant d’aborder, étape 5, la descente sans plus aucune remontée, mais sur une route empruntée par des quatre-quatre qui mènent au sommet des familles indiennes en vacances puisque nous sommes en période de Dussehra. Le bas de la côte signifie la remise au fond d’un coffre de voiture des bâtons qui ont été bien utiles, du sac qui, quoiqu’on y mette, est toujours lourd et des chaussures de marche un peu crottées. Départ. On file, toujours dans la brume. Retour vers Darjeeling, passage par Ghoom, bifurcation, direction Kalimpong, mais autre bifurcation, arrêt dans une maison isolée un peu après Tokhda… Comme nous aimerions voir ce qu’il y a, au-delà du brouillard !

jeune népalaise de l’ethnie Gurung dans la cuisine de sa homestay à Tumling

Et c’est à partir de là que notre voyage motorisé s’est fait, avec un autre guide, prénommé Robin, un conducteur infatigable, et nous, qui entrions au Sikkim comme si c’était un pays mythique, petit pays voisin du Bhoutan mais qui n’en a pas la renommée probablement parce qu’il n’est plus un royaume indépendant et qu’il n’a donc pas pu développer l’argument publicitaire incroyable qu’agite à tout instant le voisin (pays du Bonheur national Brut) et dont tout un chacun, je pense, peut deviner qu’il n’est que poudre aux yeux pour attirer les touristes prêts à payer des prix mirobolants. Bref, le Sikkim, Bhoutan du pauvre.

A partir de Tokhda, nous atteignons ainsi Pelling, non sans être auparavant, comme dit plus haut, allé visiter Rabdentse et Pedmayangtse.

Pedmayangtse

Pedmayangtse… au sommet d’une colline, à moitié dissimulé par une forêt dense, resplendit le monastère de Pedmayangtse, « Sangchen Pedmayangtse : le monastère du sommet du lotus le plus secret », appartenant à la secte des Nyingmapas (l’ordre le plus ancien du bouddhisme tibétain), fondé en 1647, étendu en 1705. Aujourd’hui, le flot continuel des 4×4 qui débarque les touristes à ses pieds trouble quelque peu sa quiétude, mais lorsqu’on pénètre dans le grand lakhang du bas, on est ébloui, littéralement, car les immenses statues dorées des grands lamas des origines (Bouddha Gautama, Padmasambhava…) enfermées dans leurs vitrine au fond du temple ont l’éclat du soleil. Au centre Padmasambhava roule des yeux courroucés, tout en tenant d’une main son vajra et de l’autre sa grande épée pourfendant les démons, à sa droite Bouddha irradie de sérénité et de sagesse, tandis que plus loin, Malakala, encore plus fort que Guru Rimpoche (autre nom de Padmasambhava), est censé éloigner à tout jamais les démons. Les peintures murales, du 17ème siècle, ont des tons sombres, veloutés, d’où émerge surtout ce bleu dont on se demande comment il fut obtenu mais qui n’a presque rien à envier à celui de Klein. A l’étage, on admire d’autres peintures, plus neuves celles-là, et comportant certaines scènes osées de la tradition tantrique que l’on a dissimulées pudiquement derrière des rideaux jaunes… et tout en haut un extraordinaire fac-similé de temple empli des figures imaginaires les plus démentes de la production artistique tibétaine, monstres plus incroyables que ceux qu’inventa un Jerôme Bosch, représentations oniriques, expressions de désirs ou de terreurs s’élevant au-dessus de corps endormis ou bien morts. Ces figurines sont les mêmes que celles que nous avons vues sculptées dans un autre temple, un temple « secret » celui-ci, mais dont notre guide Ashish nous a ouvert les portes (il n’avait pas que du mauvais!) au petit village de Meghma, au cours de l’étape 5 de notre trek, quand nous descendions. Là étaient conservées des statuettes rapportées du Tibet en 1949 par des lamas qui fuyaient l’occupation chinoise. Et ce sont des statuettes absolument stupéfiantes, les expressions de terreur là encore voisinant avec des visions de grâce et d’harmonie incarnées par des visages de déesses douces et souriantes, et des scènes érotiques où des apsaras lascives et nues enserrent de leurs bras le torse musclé d’un Malakala furibard… Mais je ne montrerai pas les photos que j’ai prises car elles étaient prises dans l’illégalité (contrairement à ce que ce maudit Ashisht nous avait laissé croire) et que j’ai fait la promesse au propriétaire du temple de ne pas les montrer….

Le lendemain, donc aujourd’hui, nous verrons d’autres monastères, dont un de la secte Bön, mais ceci est une autre histoire…

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2 commentaires pour Tout près du toit du monde

  1. Michèle B. dit :

    Que de péripéties dans ce voyage mouvementé et passionnant !

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