Ô saisons, ô chateaux

La poésie a ceci de particulier qu’elle est le seul langage qui permette d’inscrire en lui, en premier lieu la vie dans ce qu’elle semble avoir de plus inexprimable, et donc la mort, et en second lieu l’impression fugace laissée par le cours du temps qui s’exprime souvent en termes de saisons (ce n’est pas un hasard si un livre très poétique de Charles Juliet s’intitule « Dans la lumière des saisons », ni si des recueils de poèmes de Jaccottet se nomment : « A la lumière d’hiver » ou « La semaison »). J’ai été frappé ces temps-ci par la découverte concomitante d’un ensemble de textes signé Frédéric Boyer : « peut-être pas immortelle » et d’un autre ensemble de textes émanant, celui-ci, de Laurence Nobécourt sous le titre « Vivant Jardin ». J’ai lu aussi « La Présence pure » de Christian Bobin et « Dans la lumière des saisons » de Charles Juliet. Parlons d’abord de Frédéric Boyer (auquel je consacrai il y a peu un billet après ma lecture de son « là où le cœur attend »). On le sait – ou on ne le sait pas : sa compagne, Anne Dufourmantelle, psychanalyste et écrivaine, est morte noyée il y a quelques mois (en tentant de sauver un enfant). Ce qu’il devait à Anne, il l’exprimait déjà dans son ouvrage précédent : elle lui avait ouvert la porte de la guérison après une dépression très intense. Et puis voilà que c’est elle qui disparaît. Comment dire cette perte, la séparation ? On penserait naïvement que c’est impossible. Or, Frédéric Boyer le fait dans ces trois petits textes que sont : « peut-être pas immortelle », « une lettre » et « les vies ». N’ayant jamais vécu une telle douleur, il m’est difficile de comprendre comment, d’abord on y survit, et comment, ensuite, on parvient à l’écrire à la transmuer en mots. Je crois que ce qui caractérise un tel texte c’est qu’il n’y a pas ou plus de syntaxe. Car la syntaxe est le régime de normalité dans la vie de tous les jours de la langue. Cela nous rappelle Celan qui, pour écrire la honte d’Auschwitz, transgresse les règles de la langue, comme s’il fallait pour cela créer un nouvel allemand que personne, jusque là, et donc sûrement pas les bourreaux, n’avait pratiqué. Il n’y a pas de bourreaux bien sûr dans le cas de Boyer, ou alors il n’y a de bourreaux que métaphysiques. Cela donne :

je ne sais rien de cette aventure-là

moi survivant devenu
dans combat perdu

toi blottie dans cet immense destin-là

notre devenue
d’un coup ma

vie

seule déracinée

Il faut aussi que les mots s’alignent avec les cris, les plaintes, les rythmes rauques du souffle qui n’en peut plus, ni de pleurer ni de maudire.

je te vois minuscule
qui réapparais
dans un bref essaim de larmes
non ce n’est pas vrai
non ce n’est pas vrai
non ce n’est pas vrai

choses sans nom

peut-être jamais plus n’auront

de choses à elles

que non non

non sommeil non silence

**

ne plus être toi ne plus ne pas pouvoir toi
ne pas te toucher ne plus te parler ne plus
rien ne pas t’attendre ne plus rien ne pas tu
es toujours là sans baiser donné

Frédéric Boyer – crédit éditions POL

***

Le livre de Laurence Nobécourt est loin en apparence de cette ode funèbre. Mais un appel à la vie n’est jamais très loin de la mort. Idée que tout autour de nous, est, si nous savons le voir, un Vivant Jardin. L’architecture du premier texte (divisé en chapitres) est assez étrange (alors que le second lui, est la version imprimée du « poème perdu » que nous avions entendu déjà à la Maison de la Poésie à Paris et en la salle de mairie du Poët, en Drôme Provençale (deux extrêmes, on avouera… la plus grande ville de France et l’un de ses peut-être plus petits villages…)). Trois personnages à cet appel : la narratrice, Yazuki et Aru. Yazuki est cet auteur japonais fictif que jadis elle imagina… jusqu’à aller chercher sa trace (et la trouver) au Japon – récit raconté dans « La Vie spirituelle », avant dernier opus de l’oeuvre laurencienne. Aru est nouveau : c’est l’amant, sans doute venu lui aussi d’un orient lointain, qu’on imagine indien. Laurence (ou Laura, dans le texte) explique qu’il y a deux façons de faire l’amour. Elles sont incarnées par les deux personnages : Yazuki dit qu’une voie possible est par l’écrit, et Aru – plus classiquement ! – que l’autre voie est le sexe. Finalement, le sexe s’empare de l’écriture. Le rapport aux mots est entièrement charnel. On griffe la page comme on se scarifie (cela rappelle certains travaux, notamment ceux de la linguiste Marie-Anne Paveau sur le tatouage et le rapport à l’écriture) mais cela était surtout bon pour des ouvrages antérieurs de L.N. comme « L’usure des jours ». Dans celui-ci, la souffrance semble s’envoler, il ne reste que la jouissance pure : Laurence s’est réconciliée avec elle-même (elle avait déjà commencé de le faire dans « Lorette », le livre où elle raconte comment elle retrouve son vrai prénom, qu’elle avait remplacé par un faux comme si l’on pouvait décider soi-même ce que l’on est vraiment, c’est-à-dire aussi la manière dont on nous nomme). Laura est un être à la fois mythique et mystique. Mythique elle est car de fiction, comme elle l’avoue elle-même : elle a cette propriété que seuls ceux-ci peuvent avoir, de connaître la date de sa mort (« c’est grâce à cette révélation qu’elle a réussi à faire bifurquer la trajectoire tragique de son existence où s’était inscrit, comme une issue inéluctable, le suicide ») et mystique parce que, pour elle, il ne saurait y avoir d’intermédiaire entre elle et ce qu’il y a à connaître (la connaissance n’est pas le savoir, par exemple) : « devenir qui l’on est c’est détruire absolument tout ce que l’on croit être ».

Tout n’est pas parfait dans ce livre : on y trouve des passages à mes yeux inutiles (phases de dialogue banal entre l’homme et la femme, à propos d’un tiramisu au citron vert), quelques afféteries (abus du « quantique »), mais si dans un livre, on peut extraire quelques authentiques diamants, c’est déjà immense et on doit s’en réjouir. Elle écrit par exemple :

La poésie est une condensation de la langue, de même que le langage est une condensation du temps.

ou bien

Vieillir conduit à la mort.
Mûrir à l’éternité.
Je ne cesse de retenir la leçon.

La connaissance est ma passion et ma tâche.
Je méprise le savoir. Et j’ai tort de le mépriser ainsi. C’est l’endroit où je ne suis pas encore assez humble.

ou bien encore :

Yazuki me dit : Ce qu’on appelle la réalité est la masse des phénomènes les plus célèbres sur la plus longue durée. Il en existe bien d’autres, mais parce qu’ils n’ont pas été expérimentés par le plus grand nombre, ils ne sont pas admis comme faisant partie de la réalité. Ils sont la réalité des avenirs

(Un célèbre savant atomiste du XX-ème siècle disait que le concret n’était jamais que de l’abstrait auquel on s’était habitué).

Où se rencontrent ces deux ensembles de textes, a priori très différents dans leur structure autant que dans leur écriture (les textes de Laurence étant beaucoup plus proches de la syntaxe classique que ceux de Frédéric Boyer) ? si ce n’est dans cette foi en l’écriture qui fait que s’incarne dans et par le verbe ce qui est d’emblée inexprimable et trouve pourtant, miraculeusement, une porte de sortie, sortie de l’Etre, mais pour mieux y revenir.

A la fin, j’ai envie de faire appel à la parole de Charles Juliet, plus apaisée en apparence, mais qui est sur la même crête.

L’après-midi commence, et j’aime tout particulièrement un tel moment : une longue plage de temps libre en avant de moi, et cette émotion naissante, frangée de fine angoisse, à savoir imminente l’immersion dans ce silence où, recueilli, voué à la lenteur, je vais attendre que monte le murmure. Mouvements d’approche et de repli. Emotion qui croît, puis meurt, puis naît à nouveau. Insensiblement, la chaleur interne s’élève de quelques degrés. Quels mots vont soudain surgir qui rétabliront l’accord, m’ouvriront à ce que je suis, feront de cette région et de celui qui la parcourt, ce noyau de vie dilaté par la joie grave de la présence à soi-même ?

(Dans la lumière des saisons, P.O.L, 1991, p. 53).

Rencontre entre Laurence Nobécourt et Charles Juliet le 7/04/2018 en Drôme provençale

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2 commentaires pour Ô saisons, ô chateaux

  1. barbarasoleil dit :

    Bonjour,
    M’autorisez-vous à rebloguer cet article?

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