Rencontre avec Charles Juliet

Charles Juliet pendant la rencontre

Accueilli Charles Juliet au Poët. Cela ne pouvait être que ce que cela a été : un grand moment. Recherche de Charles Juliet à la gare de Montélimar, ce vendredi à 14h47. Il descend du train avec madame, autrement dit celle qui figure dans son Journal avec les initiales ML, et qu’il appelle en effet « ML » dans la réalité. Deux vieilles personnes qui se tiennent par la main sur le quai d’une gare. Cela a quelque chose de bouleversant. Nous franchissons en voiture la distance – environ 80 kms – qui sépare la gare de Montélimar de notre village perdu. En route, nous faisons connaissance. Il me pose quelques questions sur moi, veut savoir si je suis enseignant, est un peu surpris d’apprendre que oui, en effet, je l’ai été, mais dans une discipline inattendue : les mathématiques. Nous nous arrêtons à Nyons car ils n’ont rien mangé ni bu et qu’il est bien temps de penser à se restaurer un peu. Après avoir trouvé une place de parking, nous allons nous asseoir à une terrasse de la place des Arcades. Moment inoubliable, qui n’a pas été photographié hélas. Nous trois autour de cette table sous un soleil d’avril. Ils sont visiblement heureux d’être là, ensemble. Lui revit de lointains souvenirs d’une fois où il est déjà venu ici, rendant visite à Paul Otchakovsky-Laurens, son éditeur, qui possédait une belle maison donnant sur cette place. Celui qu’on connait surtout par ses initiales, P.O.L., qui est mort accidentellement début janvier dans l’île de Marie-Galante (« il roulait tranquillement avec sa femme sur une route et un chauffard est venu le percuter de face ») avait du autrefois vendre cette maison en raison de difficultés financières liées à quelques choix éditoriaux malheureux sur le plan commercial…

Notre-Dame de Beauvert

Vingt-cinq kilomètres encore à faire. Nous parlons un peu de littérature. Je suis heureux d’apprendre qu’il tient Frédéric Boyer en haute estime, et notamment son dernier livre, « Là où le coeur attend », dont j’ai parlé sur ce blog il y a peu. Son livre préféré de Boyer est celui qui parle de Dostoïevski : « Comprendre et compatir ». Ce titre en lui-même dit tellement, est tellement en harmonie aussi avec l’œuvre de Charles Juliet. Arrêt à la petite église romane de Notre-Dame de Beauvert, pour admirer le portail et l’intérieur de la nef…

Nous grimpons, la route se fait suite de lacets serrés, elle circule d’abord entre les vignes puis entre les champs de lavande. Une petite chapelle romane, mais privée celle-ci, s’élève solitaire au-dessus d’un de ces champs, avant que la route ne longe un ravin profond et que nous ne voyions sur notre gauche apparaître les maisons et le clocher du village.

Chez nous, il n’y a encore personne. Albert arrive sur ces entrefaits, venu de Clermont-Ferrand, et nous faisons ensemble le tour du village. Charles Juliet est immédiatement intéressé par la qualité de clermontois de notre ami, puisqu’ils peuvent ainsi parler rugby. On sait que le rugby a joué un grand rôle dans la formation de l’écrivain. C’est parce qu’il avait pu intégrer l’équipe de son école des enfants de troupe, côtoyant ainsi quelques « anciens », qu’il avait pu échapper aux épreuves les plus humiliantes que ceux-ci infligeaient aux bizuths. Comme par exemple d’obliger les plus jeunes à monter à genoux des escaliers dont les angles des marches étaient nantis de lames métalliques extrêmement coupantes.

Samuel Beckett

Nous commençons à faire chauffer les casseroles quand C. arrive, venue de son côté (col de la Croix-Haute etc.) avec un chargement de victuailles. D’autres amis arrivent aussi. Charles nous tient toute la soirée avec de nombreux souvenirs, que l’on a souvent déjà rencontrés à la lecture du Journal. Nous parlons un peu de l’adaptation au cinéma de son livre « L’année de l’éveil », qu’il ne trouve pas très bonne. Au départ, c’est Alain Corneau qui avait été pressenti pour réaliser le film, puis pour d’obscures raisons, ce fut un autre réalisateur qui fut choisi et qui, hélas, fit appel à toute sa famille pour aider à l’adaptation mais… pas à Charles Juliet lui-même ! Il en résulte un film qui sonne faux sur bien des aspects. Nous parlons aussi d’Albert Camus dont Charles nous enjoint de lire, si nous ne l’avons déjà fait, « Le premier homme », et de Samuel Beckett qu’il rencontra à plusieurs reprises grâce à l’entremise de Bram Van Velde, dont on lui avait dit qu’il était redoutable d’avoir à s’entretenir avec lui puisque il avait été capable, la fois précédente, avec un autre interrogateur, de rester muet pendant deux heures… Samuel Beckett souffrait beaucoup, avait des crises d’angoisse pendant lesquelles seule la présence de son frère l’apaisait. Charles Juliet attribue cela à une mère qui avait eu un comportement constant de « double bind ». Il nous avoue que c’est lui qui, au bout d’un certain temps, a renoncé à aller voir Beckett, tant il le trouvait « mortifère ».

La peinture et la sculpture tiennent une grande place dans la vie de Juliet. Nous en parlons beaucoup. Le premier artiste plasticien à l’avoir initié fut Maxime Descombin, un sculpteur qui me semble oublié mais à qui on doit une gigantesque (et magnifique) sculpture qui trône aujourd’hui au milieu du parc Paul Mistral, à Grenoble (reste d’un symposium qui eut lieu de manière quasi concommittente aux J.O. de 68). Descombin avait une conception de l’art généreuse mais erronée selon Charles Juliet : voulant que tout le monde puisse profiter de l’art et se procurer des œuvres à des prix modestes, il avait entrepris de faire produire celles-ci à de nombreux exemplaires, il en restait alors des produits quasi industriels, qui n’avaient plus la caractéristique essentielle de l’œuvre d’art qui est d’être une production directe à partir de la main et de l’élan spirituel de l’artiste. L’art, me dit Charles Juliet, doit être sans intention. Il doit provenir uniquement de l’être profond de l’artiste. Nous parlons, bien sûr, de Bram Van Velde (et accessoirement de son frère Geer, que Charles apprécie beaucoup moins), mais aussi de Soulages et d’Estève, rencontrés au cours de la réalisation d’émissions sur France-Culture.

Estève

Descombin

Le lendemain, nous commençons la journée, le matin, par une visite à Maud Leroy, notre jeune amie éditrice (« Les éditions des Lisières ») qui expose ses travaux à Nyons, dans le cadre d’une « journée européenne des métiers d’art ». A notre arrivée, Maud est très émue. Elle ne s’attendait pas à voir arriver sur son stand un écrivain de la taille de Charles Juliet. Elle nous montre les différentes étapes de la réalisation d’un livre aujourd’hui, ainsi que la manière dont elle réalise elle-même les couvertures. Elle offre à Charles et à ML un exemplaire de « Gardienne de troupeaux », le premier livre qu’elle a édité, ensemble de poèmes illustrés (aquarelles et linogravures) écrits par Laetitia Gaudefroy-Collombat et datant de l’époque où celle-ci gardait des chèvres sur le plateau.

Après repas et sieste, la rencontre publique a lieu.

De nombreuses personnes affluent (la salle contiendra jusqu’à quarante-cinq personnes). Nos amis de Beauvoisin sont là, ainsi que Serge Pauthe, du Buis. Laurence Nobécourt arrive avec son jeune fils depuis Dieulefit. Des gens sont venus de hameaux perdus des Hautes-Alpes par des routes sinueuses (au moins une heure et demie de trajet). D’autres sont venus de Rosans, village également des Hautes-Alpes qui se trouve à une trentaine de kilomètres, mais de l’autre côté du col de Soubeyrand. Malheureusement peu de gens du village lui-même à part l’apiculteur ami, la voisine, l’ancien maire et un personnage quelque peu excentrique qui aime poser des questions que l’on ne comprend pas toujours… Dommage que nos institutrices n’aient pas été disponibles, elles auraient pu transmettre à leurs élèves une connaissance de ce qu’est un écrivain.

Une rue du village

Après une courte présentation que je fais de lui, Charles Juliet parle et répond patiemment aux questions qui lui sont posées pendant une heure trente. L’auditoire boit ses paroles tellement elles sont fortes et émouvantes. Il commence bien sûr par rappeler les conditions très dures de son enfance passée dans l’Ain (dans le petit village de Jujurieux), les longues périodes d’été où il devait garder les vaches toute la journée (sans un livre, sans autre chose à faire que veiller sur le troupeau), sa découverte tardive de l’existence de sa vraie mère (biologique) dont il fut séparé à l’âge d’un mois et dont il apprend qu’elle est morte en hôpital psychiatrique au cours de l’année 1942 (les autorités de Vichy ayant décidé de laisser mourir de faim les gens étiquetés comme « malades mentaux »). Ceci est raconté dans « Lambeaux ». Il raconte aussi ce qu’il nomme sa chance : que la famille ait eu à héberger un lieutenant-colonel qui leur apprit l’existence de l’école des enfants de troupe, son acceptation au sein de celle-ci, pour les dures années que l’on sait (qui sont, elles, racontées dans « L’année de l’éveil ») jusqu’à son orientation vers l’école de santé militaire, puis là, son choix d’interrompre ses études de santé pour se lancer dans sa vocation d’écrire.

Charles Juliet a une haute idée de l’écriture. Il s’entend parfaitement en cela avec Laurence Nobécourt (magnifique rencontre entre ces deux écrivains) qui lui pose la question de la différence entre « ceux qui publient mais ne sont pas écrivains » et « les vrais écrivains ». Nous sommes tous amoureux de « la littérature »… « Littérature », ce beau mot… mais nous ne saurions oublier qu’il en existe aussi un sens dévalué, auquel fait référence Verlaine quand il dit « … et tout le reste est littérature ». Littérature ici au sens de discours vide, de blabla insignifiant, comme il s’en trouve abondamment sur les étals de nos libraires, productions d’académiciens qui manient la rhétorique avec habileté, ou produits quasi-industriels là encore (il existe par exemple une « littérature régionale, voire régionaliste » qui se vend beaucoup dans le coin) qui font marcher le tiroir-caisse des libraires (oui, je sais, il faut bien que l’on vive…). La vraie écriture, selon Charles Juliet, est celle qui vient d’une ardente recherche de soi-même, et qui est travail de la langue. Il nous dit qu’il est un écrivain laborieux, qu’il réécrit quatre ou cinq fois chaque page. Jusqu’à ce qu’elle soit le plus près de ce qu’il sent avoir à dire. Ceci dit, ce travail de la langue ne doit pas aboutir à un jeu, à un excès qui pourrait mener à la complaisance, à la facilité d’un style dont on s’enivre (il donne comme exemple Louis-René des Forêts) mais qui n’a plus comme soubassement l’authenticité de l’être cherchant à s’exprimer. S’il n’aime pas tellement en général les philosophes (qui, selon lui, s’abusent souvent de mots), il fait exception pour les plus grands : Kant, Spinoza et… Descartes, dont il admire les Méditations Philosophiques parce qu’elles représentent bien cet affrontement du soi avec soi qui est au coeur de son oeuvre.

Une personne de la salle rend un vibrant hommage à la présence de ML. Elle à qui, en effet, l’écrivain doit tant. Elle qui a accepté toute sa vie de le soutenir dans son élan vers l’écriture, et surtout dans les quinze premières années de recherche de soi durant lesquelles, bien souvent, Charles Juliet doutait de lui-même, de sa réelle capacité à pouvoir devenir « écrivain », et qui, à cette époque, assurait par son travail (d’enseignante auprès de jeunes enfants) les revenus nécessaires à la subsistance du couple.

Pour terminer, Charles Juliet décide de nous lire quelques poèmes extraits du recueil « Moisson », et de nous dire cette histoire, si bouleversante, de « la petite fille sur le quai de la gare de Bellegarde »…

avec le comédien Serge Pauthe

Les gens repartent, se dispersent, chacun remportant par devers soi, une part de poésie intime, l’émotion d’avoir rencontré un grand des lettres qui les a incités à aller toujours plus avant dans la connaissance de soi. Certains le connaissaient depuis longtemps (comme cette dame qui était professeure dans un lycée du Forez et qui a entretenu une longue correspondance avec lui, ayant pu ainsi, comme elle me le dit « lui dire ses peines quand elle en avait, et maintenant ses joies »), d’autres l’ont découvert et se sont rués sur les livres que nous avions apportés depuis la librairie de Nyons.

Le lendemain dimanche, après une visite à l’ancien maire, Marc B., dans cette maison où, de la salle de séjour, on embrasse en un clin d’oeil tout le Ventoux, nous aurions encore beaucoup de choses à nous dire, au cours d’un trajet en voiture depuis notre village jusqu’à Lyon – grève de la SNCF oblige…

PS : Un grand merci à :
C., Albert G., Huguette B., Pierre et Sabrina M., Eva et Olivier D. pour l’aide apportée à la réalisation de cette rencontre.

crédit photos de Charles Juliet: Sabrina Mistral

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6 commentaires pour Rencontre avec Charles Juliet

  1. Frog dit :

    Merci beaucoup pour ce partage. On sent votre émotion, on voit le paysage, on entend presque la voix de l’écrivain.

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  2. Un grand merci pour cet article si sensible qui nous emmène par la main vers l’écrivain. A ma grande honte je ne l’ai jamais lu mais je vais réparer celà.

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  3. Bonsoir. Je vous remercie pour ces nouvelles de Charles Juliet et pour ce partage d’instants précieux. Et je rajouterais en conseil de lecture, Moisson. CHarles est également un très beau poète.

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