Les pluies vénitiennes (I)

… par une pluie fine et glaciale

Nous sommes arrivés à Venise par une pluie fine et glaciale. Les brouillards s’effilochaient en haut des campaniles et des clochers. Nous avons pris le vaporetto 5.2 pour aller de la gare au quartier de Cannareggio, arrêt Ospedale. Le bateau à moteur quitte le canal pour la lagune avant de trouver son terminus au Lido. A l’arrêt, les gens vont et viennent pour se rendre à l’hôpital ou en sortir, nous, nous prenons une minuscule ruelle, étroit fossé entre deux murs de briques, et après quelques tournants et d’autres ruelles – embellies de magasins d’accessoires pour le Carnaval – nous arrivons à notre « base », une locanda d’où, quelques heures plus tard, on nous emmènera à notre logement définitif, juste à côté de la basilique Santi Giovanni e Paulo. Venise… nous y étions il y a treize ans… Venir à Venise en hiver est la meilleure saison, la masse des touristes s’est diluée dans l’air gris, on peut même marcher Place Saint Marc sans buter à chaque pas sur des preneurs de selfies, les goëlands peuvent s’ébattre et croasser. Les gondoles sont à quai. Au loin sur une rue passe une silhouette de personnage masquée, on la suit un court moment, elle grimpe sur un pont et disparaît en direction du Rialto. Quartier juif, ghetto (j’y reviendrai). Libraria Acqua Alta, la librairie la plus extraordinaire au monde : tous les livres s’entassent dans des barques ou de vieilles baignoires. Du jardin part un escalier fait de vieux livres qui monte vers un point de vue d’où l’on embrasse le rio della Tetta et quelques-uns de ses ponts. Je trouve un livre sur l’histoire du ghetto.

Libraria Acqua alta

chat de Venise

Venise ville des chats. Chats paresseux qui se nourrissent de livres, masques de chats pour le carnaval, livres pour les chats ou pour les propriétaires de chats. Ça miaule à tous les coins de rue, même quand il ne s’agit en réalité que d’un violoneux qui essaie de jouer du Vivaldi accompagné par une sono de fortune. Trattoria d’aspect vétuste au nom d’ Al Mascaron, tenue par un vieux au sourire d’argent, où retentissent des notes d’un jazz d’autrefois (« Twilight Times », Sidney Bechett…) pour un plat de spaghettis à l’encre de sépia. Fabrique de masques (la Ca del Sol) avec des déguisements, des chapeaux, des cannes à pommeaux, de légers masques avec des plumes, des couronnes de perles et de faux diamants, tout pour le Carnaval qui commencera dans deux jours.

Dans la nuit qui tombe vers cinq heures et demi, nous cherchons à atteindre le quartier du Ghetto à la lumière des écrans de nos portables… les éclairages étant si parcimonieux au long des quais. Battre la semelle sous une pluie froide sur le pavé désert, entre des échoppes tenues par de vieux Juifs à papillotes, galeries d’art, brocantes qui exposent de vieux textes en caractères hébraïques. Pourtant il reste peu de personnes juives dans le ghetto, quelques dizaines de familles ? Et dans tout Venise, quelques centaines ? Le livre acheté à la Libreria Acqua Alta, Histoire du Ghetto de Venise, de Riccardo Calimani, préfacé par Elie Wiesel, rapporte que dès le début du XVème siècle, on imposait aux Juifs le port d’un signe distinctif, un disque jaune, afin qu’on ne les confondît pas avec les chrétiens. Leur présence était tolérée, voire encouragée, parce qu’ils avaient pour seule activité permise le prêt bancaire (à l’inverse des Chrétiens pour qui la chose était interdite) et que le prêt devenait de plus en plus nécessaire pour le développement de la ville. A d’autres moments, le disque jaune fut remplacé par un béret jaune, à d’autres moments encore on menaçait de les chasser de leurs maisons, tout bonnement, même s’ils étaient installés (depuis 1516) dans leur quartier qui s’appelait ghetto simplement parce que se dressait là une antique fonderie (geto en vénitien). Le ghetto était fermé par des chaînes et gardé la nuit par des spadassins que payaient les habitants, et cela jusqu’à l’entrée de Napoléon dans Venise (1798) qui brisa leurs chaînes (du moins en apparence).

L’enlèvement du corps de Saint Marc

Vendredi dévolu à l’art. Je n’avais jamais pu tant admirer les œuvres du Tintoret. A l’Accademia, L’enlèvement de Saint Marc est placé de manière à laisser prendre un recul maximal pour la contempler. Effet de perspective puissant avec ce corps au premier plan à droite qui nous paraît sortir de la toile et, au fond, l’éclairage lugubre d’un jour de tempête. Dans le couloir, moins de recul pour appréhender la vision de ces riches marchands en tenue de brocart venus rendre hommage à la Vierge, Jésus et ses saints (quelques figurants sans doute dans une mise en scène de théâtre). Et en parallèle sur un autre couloir, Bonifacio Véronèse (à ne pas confondre avec Paolo), montrant la parabole du mauvais riche (extrait de l’Evangile de Saint Luc) : « Le riche Epulon est assis sous le portique de sa maison de campagne, entouré d’une joyeuse bande et de quelques musiciens, parmi lesquels une joueuse de luth et un joueur de viole de gambe. A droite, Lazare en haillons attend en vain une aumône, tandis qu’un chien lui lèche les plaies. Luc, XVI, 19-31. Au fond à droite l’incendie pourrait faire allusion à l’Enfer. A gauche, un chasseur tient son faucon. Au centre, au fond, un couple se dirige vers le jardin ».  (auteur de la notice : Stéphane Lojkine, Date de création : 31/05/2002). Attention, Lazare pourrait être aujourd’hui un de ces migrants qui traversent les Alpes et Epulon… je vous laisse deviner.

Giovanni Bellini – Vierge à l’enfant – détail

Titien – Pieta

L’Accademia est un condensé sublime de l’art vénitien. A côté des plus célèbres, Giovanni Bellini, Giorgione, Titien (fantastique pieta, chef d’oeuvre d’un art déjà moderne où, comme le dit une guide connaisseuse, la toile elle-même n’est plus un simple support de la peinture mais entre dans le tableau), artistes un peu moins connus mais qui ne s’en sortent pas si mal : les Mansueti, Paris Bordon, Cima da Conegliano, Lazzaro Bastiani… et un extraordinaire Jerôme Bosch représentant en un tryptique, le martyre de Santa Liberata qui refusa d’épouser celui à qui son père l’avait promise s’étant elle-même promise à Dieu et qui, à force de prier pour qu’on l’enlaidisse se vit pousser une barbe, et qui finit sur la croix à cause du courroux de son géniteur…

Dans la même zone que l’Accademia, dans Dorsoduro, un peu plus vers la pointe de la Douane, la fameuse collection de Peggy Guggenheim. Max Ernst, Metzinger, Picasso, Dali, Pollock…. On trouverait presque une continuité entre l’art du Titien, la matière somptueuse dont il habille les corps, et celui d’un Max Ernst revêtant lui aussi de couleurs chatoyantes les personnages de sa « Toilette de la mariée » ou de « l’Anti-pape », histoires de ses relations orageuses avec la maîtresse des lieux, un tantinet castratrice, tentant vainement d’empêcher le peintre d’aller vers une autre (en l’occurrence Dorothea Teanning). Le coureur cycliste de Jean Metzinger a, lui, cette puissance d’une modernité qui nous montre en même temps l’accélération du monde (le guidon reste un moment suspendu dans l’air) et sa transparence… La collection en regroupe maintenant une autre, celle de Hannelore et Rudolph Schulhof où l’on trouve des Twombly, Frank Stella, Tapies, Rothko et aussi les oeuvres d’une certaine Agnes Martin, si éthérées qu’il ne reste plus rien sur la toile, ou bien si : juste des petits quadrillages faits main et tremblotants qui sont, selon l’artiste, comme le délicat parfum d’une rose après que celle-ci se soit absentée…

La toilette de la mariée

Jean Metzinger

Ivresse de se perdre dans le dédale des rues, sensation de vivre un jeu labyrinthique… multiples occasions de devoir faire demi-tour après qu’on est tombé sur un canal en travers du chemin, ou pris un raccourci qui s’avère une impasse… une heure de marche pour atteindre un point qui n’était distant que de quelques centaines de mètres… A l’arrivée, la Ca’ Pesaro vient de fermer… nous y reviendrons demain matin.

On ne s’attend pas à tomber nez à nez avec les Bourgeois de Calais en visitant la Ca’ Pesaro, pourtant ils sont là, avec une réplique du Penseur et des marbres maniérés de Wildt, avec des artistes italiens (Afro, Morandi, Donghi, de Chirico, Burri…), un Klimt, des Warhol, Koons, Lichtenstein, Kiefer, Boltanski, Pistoletto… J’aime beaucoup les soixante-deux membres du club Mickey, de Boltanski, coup de sonde dans la mémoire, ma mémoire (je rêvais dans les années cinquante-cinq de faire un club Mickey, plus tard je fis un club Asterix), au deuxième étage, consacré à la collection d’Ilenea Sonnabend – dont Warhol fit le portrait façon Jackie Kennedy – alors qu’au troisième s’étale la collection d’arts orientaux (principalement japonais et indonésiens) qui avait été réunie par Henri de Bourbon.

Boltanski – les membres du club Mickey

Le samedi, il pleut toujours mais on sent un frémissement, demain ouverture du Carnaval, sans doute il fera beau, le soleil va finir par se montrer, mais surtout la foule commence à se presser… le soir, les premiers étages des palais s’illuminent, les lustres brillent, les lourdes tentures rouges s’affaissent devant les baies vitrées, la ville bouge, du moins principalement ce qui n’est pas à ras de l’eau car, là, sévit toujours la pourriture, la mousse verte, le clapotis pas toujours léger d’une eau huileuse, on se demande comment font les résidents, les hôtes de passage quand ils doivent patauger dans cette fange pour rejoindre leurs étages princiers, mais combien de fois y sont-ils au cours de l’année, peut-être seulement en ces temps de carnaval, où ils arborent des masques aux nez proéminents censés les protéger des miasmes et des effluves.

Dorsoduro

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5 commentaires pour Les pluies vénitiennes (I)

  1. Des canaux dont on ne saurait se lasser, et des toiles pour s’y prélasser…

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  2. girard dit :

    Je suis allé à Venise en 1989, 1999, 2009. L’article me donne l ‘envie de revoir cette ville ( en 2019 peut être: projection) et toujours en hiver comme les fois précédentes, avec une attention particulière à la peinture cette fois. J’ai passé la plus grande partie de mes journées à déambuler et à circuler en vaporetto et autres tragetto.

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  3. Girard dit :

    Flashback/ février 2018/ Je retourne fin novembre ( ce n’est pas tout à fait en hiver mais ça fait dix ans) à Venise.
    Ton billet de 2018, dont je vais suivre une partie du chemin, a fait des petits.

    J’ai suivi ton périple en Bolivie, dense et superbement illustré. « Lorette » était à Clermont Ferrand mais je ne suis pas allé à cette présentation d’auteurs.
    Quelle pêche C.

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    • alainlecomte dit :

      Je te souhaite un bon voyage! J’ai du mal à me remettre de mon voyage en Bolivie, fatigue physique et nostalgie de ce que c’était (si grand, si spacieux, si ouvert). Le dernier livre de Laurence a l’air bien. Je l’ai acheté mais pas encore lu! Oui, C. a une sacrée pêche! A bientôt j’espère.

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