Modiano, souvenirs…

On aimerait écrire comme Modiano. Celui-là, tout comme son compère Le Clézio d’ailleurs, ne l’a pas volé, son Nobel. On aimerait mettre ses pas, ou sa plume, dans le sillage de ceux, ou de celle, de ce narrateur unique. Le dernier opus de cet oeuvre nous emporte dans le rêve, dans ce no man’s land incertain où nous ne savons jamais si nous avons réellement vécu ce que nous nous rappelons ou bien si tout cela finalement n’est pas le résultat d’un manque d’étanchéité entre notre vie consciente et le tumulte de nos songes. Dans son « Souvenirs dormants », Modiano fait souvent référence à cette étrange pratique dont nous avons tous entendu parler sans toujours accorder une foi bien forte à ceux qui nous en ont entretenu : la pratique des rêves dirigés. A la fin de ses souvenirs, englué qu’il est dans une histoire mystérieuse au cours de laquelle quelqu’un est mort « accidentellement » (mais peut-être pas, peut-être assassiné), se devant d’intervenir pour aider une dame dont il ne donne pas le nom – car, dit-il, « je me méfie encore, après cinquante ans, des détails trop précis qui pourraient permettre de l’identifier » – il s’expose à de multiples reprises aux soupçons de la police, inscrivant son nom sur les fiches des hôtels surveillés, bravant le risque de se faire inquiéter. Il ne trouve alors comme excuse que le fait d’être sous l’influence du livre qu’il lisait depuis plusieurs jours : Les Rêves et les moyens de les diriger, d’un certain Hervey de Saint-Denys, comme si le cours de nos vies, lui aussi, comme celui de nos rêves, pouvait être modifié mentalement, par le simple effort d’une pensée qui n’hésite pas à braver le réel. Ce qu’il y a de merveilleux chez Modiano, c’est que les histoires n’ont pas de fin, et peut-être n’ont-elles pas de commencement non plus, ayant si peu d’inscription, hormis des point de repère spatio-temporels : dates, lieux, stations de métro, hôtels dont on ne sait s’ils existent encore aujourd’hui. Excusez-moi d’être pédant, mais cela est conforme à l’image que je me fais du langage et que j’ai déjà exposée ailleurs : une trame d’actions parcourant des lieux (loci) essentiellement fictifs, ces derniers étant pourvoyeurs de données d’espace et de temps. Au cours de ces pérégrinations : des personnages, essentiellement des femmes, mais qui n’ont de consistance que celle de paquets de fictions. Les personnages dans les textes de Modiano sont en effet comme nos mots, nos passages, nos récits, les signifiants de plus ou moins grande taille que nous utilisons, ce sont d’autres blocs de texte, d’autres séquences de signes dont nous nous souvenons, toutes emboitées les unes dans les autres à l’infini. Blocs de texte, j’allais dire « blogs »… pourquoi pas, tant certains blogs – comme celui-ci, que vous lisez en ce moment – ne sont rien d’autres que des masses de textes inlassablement écrits, réécrits, confiés à cet accélérateur du temps qu’est Internet pour que d’autres les lisent, s’en emparent même et qu’ils fusionnent dans une sorte d’océan céleste, entièrement dématérialisé. Pour beaucoup de ceux qui lisent les blogs, les auteurs n’existent tout simplement pas, ils ont raison, ce sont des fictions eux aussi. Si Internet continue sa croissance, tous ces textes sans matière continueront de voler longtemps après que leurs auteurs auront disparu… En ce sens, Modiano est un écrivain de notre conception post-moderne du temps et de l’espace. Il s’accorde avec ceux et celles qui n’excluent pas l’existence de plusieurs mondes, de multi-univers. Il est conscient que chaque fiction qu’il commence, marquée du personnage d’une femme, est comme un univers parallèle au nôtre. Geneviève Dalame, Madeleine Péraud, madame Hubersen, Martine Heyward n’ont peut-être jamais existé, ou bien ce sont des noms d’étoiles, comme alpha du Centaure ou Véga, qui voguent à des années-lumières de nous mais sur lesquelles nous reconnaîtrions quand même les traces d’une vie.

Si j’animais un atelier d’écriture, je donnerais comme consigne de s’inspirer de Modiano pour raconter des (faux?) souvenirs de sa vie. On ferait un jeu du genre suivant : dans les trois histoires que je vais vous raconter me concernant, il n’y en a qu’une de vraie, identifiez-là. Et je participerais au jeu. Allons-y.

Lycée Eugène Delacroix (Drancy)

Dans mes histoires à moi, comme chez Modiano, il y a principalement des femmes, parce que si j’évoque mes souvenirs d’enfance, je me trouve toujours ramené à ces scènes pour moi inaugurales au cours desquelles tout à coup se révélait à moi cet autre monde, cet autre versant des choses, de la vie, ce miroir à la surface inatteignable : la féminité. Mes repères de jeunesse dans ces années-là – les mêmes que Modiano, vers 1950 – 1960 – ne sont pas les rues parisiennes (hélas) mais celles de la banlieue nord. J’ai fréquenté là un lycée – celui de Drancy – qui, à l’époque se trouvait au milieu d’un terrain vague, entouré de petites rues pavillonnaires, avec des jardins, des cabanons en bois, une avenue qui passait au loin où s’arrêtait le car qui conduisait les élèves. Perpendiculaire à l’entrée du lycée, une allée conduisait à une petite place où se trouvait un bar, elle s’appelait la Place des Oiseaux. On ironisait sur ce nom. Le lycée n’était-il pas le lycée des oiseaux, comme une sorte de lycée-papillon ? Ce lycée aujourd’hui est réputé pour être un des plus difficiles établissements de banlieue. Les enseignants doivent être gonflés à bloc pour aller là et chaque jour se retrouver face à des jeunes qui n’ont pas une confiance inébranlable en leur avenir… mais en ce temps-là, les choses étaient peut-être plus clémentes. Je parle de ce lycée et de ma découverte des filles en même temps car il avait la propriété, notable à cette époque, d’être mixte, alors que, moi, je venais d’un cours complémentaire de garçons et qu’étant fils unique et plutôt solitaire, je n’avais pas rencontré beaucoup de petites filles au cours de mon enfance. J’entrais en quatrième. J’avais un an d’avance et je n’étais guère développé physiquement, j’avais encore une voix de soprano. En cours de chant, on m’avait mis avec les filles. Le professeur nous faisait tous chanter quelques notes afin de se rendre compte de nos capacités – qui ne devaient pas être fameuses, dans l’ensemble. Quand tout à coup s’éleva la voix pure et cristalline de Michèle B. J’ai inscrit cela dans ma mémoire comme ma première vraie émotion musicale. Je n’avais d’yeux que pour toutes ces filles et surtout certaines d’entre elles, dont cette Michèle B. qui avait de longs cheveux noirs et un regard extrêmement vif. Nous avions treize ans. Michèle B. faisait un peu plus âgée que son âge, et moi plus jeune. Elle aimait la musique. Je ne sais d’où elle tenait une forme de culture qui m’étonnait. Elle connaissait Schubert, ce n’est pas courant à cet âge. Entre filles, elles se passaient furtivement des oeuvres de l’époque romantique comme s’il s’était agi de revues osées. M’insérant dans le circuit, je pus ainsi prendre connaissance de la Marie Tudor de Victor Hugo. Je reste stupéfait aujourd’hui de me souvenir qu’il fallait faire circuler un tel texte sous le manteau, revêtu de papier bleu pour le banaliser.

Michèle B. en 1961

Michèle B. eut un accident. Elle s’était fait renverser en traversant la rue. Elle avait le fémur cassé et devait rester allongée chez elle. Je me proposais évidemment pour lui porter les devoirs. Il fallait ruser avec mes parents car il n’était guère question que je m’échappe des trajets convenus pour aller de chez moi au lycée et retour. Il fallait prendre le bus dans l’autre direction, vers Bondy. En ce temps-là, la banlieue était un chantier qui devenait boueux sous la pluie. Michèle B. habitait une maisonnette préfabriquée à laquelle on accédait en faisant attention de ne marcher que sur la partie immergée du sable des chantiers de construction. Je me souviens qu’elle avait un frère et qu’il me jetait des pierres. Je venais la voir régulièrement, me tenant à distance d’elle évidemment, jusqu’au jour où je l’embrassai, et éprouvai alors la chaude saveur d’une chaire douce sous mes lèvres. Je ne revins plus jamais la voir. Notre relation s’arrêta là. Plus de trente ans après, lors des débuts d’Internet, je cherchai son nom sur l’annuaire, vis qu’elle habitait à Aulnay, près de la gare. Des rumeurs me parvinrent selon lesquelles elle était devenue institutrice. Quelques années plus tard, je cherchai à nouveau. Il n’y avait plus mention d’elle nulle part. J’en déduisis qu’elle était morte.

Histoire vraie, histoire fausse. Cette histoire est. Je crois qu’elle est vraie. Je n’en raconterai pas d’autre aujourd’hui.

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8 commentaires pour Modiano, souvenirs…

  1. Debra dit :

    Merci pour ce beau récit de vie.
    J’ai fait plusieurs tranches d’analyse, et j’écris… des lettres (littéraires…) à des personnes avec un visage maintenant. (Des lettres sur papier, et des fois, du très beau papier. Même des fois.. avec un stylo plume.)
    Même vous.. ici, vous avez un visage…pour moi, en tout cas. (Qui disait.. « LE STYLE, c’est l’homme » ?)
    Si cela peut vous.. inquiéter, je peux vous dire que pour moi aussi, en tant que femme, la féminité est une étoile à laquelle j’ai désespérément taché d’accéder depuis ma prime enfance, la sentant se dérober éternellement devant moi. Jeune fille, je sentais confusément qu’elle m’était interdite, et maintenant, ce n’est que des années après que je… m’autorise à me sentir une femme.. FEMININE (pas une tautologie, non), de la manière qui me fait plaisir de me sentir femme maintenant, essentiellement… dans le regard d’un homme.
    Et l’homme ? Il m’est toujours un continent noir…
    Pour Michèle… figurez-vous qu’il y a quatre ans j’ai retrouvé le professeur de piano que j’avais à 15 ans, sur un autre continent. Plus de 40 ans sont passés, et notre relation est belle, complexe, comme peut l’être une relation où les protagonistes se sont connus si jeunes, et sont maintenant bien avancés dans le chemin qui mène inéluctablement à la mort. Oui, des fois, on peut rentrer à la maison ; on peut… REtrouver. Ça fait du bien. Et, vous savez, les gens peuvent disparaître sans être morts…
    Pour Modiano…nous ne partageons pas le même avis…j’en resterai là pour aujourd’hui.

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  2. On garde tous une Michèle B. quelque part.. .:-)
    (Modiano est inimitable : pourquoi le copier ?)

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  3. J’aime beaucoup votre récit, vrai ou faux, peu importe puisque c’est votre émotion que l’on partage en vous lisant…

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  4. girard dit :

    Je trouve dans ce récit un univers qui me rappelle Murakami. Une ambiance lointaine de ce livre que je vais relire assez vite, je crois « Au sud de la frontière à l’ouest du soleil »

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