Colloque « partage du sens » – 20/10/2017

Bâtiment Olympe de Gouges

Je donne ici l’introduction à ma communication au colloque « Le partage du sens », tenu à l’Université Paris-Diderot le 20 octobre et organisé par Vincent Nyckees (laboratoire « Histoire des Théories Linguistiques ») et Georgeta Cislaru (Clesthia). Merci aux organisateurs de m’avoir invité.

La tradition sémantique assise notamment sur les débuts de la philosophie analytique associe le sens aux valeurs de vérité d’un énoncé. On sait la formule de Frege : « connaître la signification d’une expression c’est savoir si dans telles ou telles conditions déterminées, elle est vraie ou fausse ». Cela consiste à prendre la proposition pour unité de base, quitte à la diviser en sujet et prédicat. La signification d’une expression nominale dans cette conception est alors une dénotation dans un univers donné, et celle d’un prédicat est une fonction de l’univers en question dans l’ensemble des valeurs de vérité. Cette vision des choses peut bien sûr être enrichie et développée. On peut par exemple faire varier la vérité selon des mondes possibles, considérer alors que le sens d’un énoncé, ou plus précisément son intension, n’est plus une valeur de vérité, mais une fonction des mondes possibles dans les valeurs de vérité. On peut même rajouter un étage aux mondes possibles, et inclure des index, qui permettront de rendre compte de l’indexicalité. L’index permet par exemple de fixer la référence de « je » dans un monde possible, ce qui permettra d’évaluer la signification d’une phrase comme « je suis en bonne santé ».

Ceci est la base de la sémantique formelle et permet de faire de nombreux calculs, en particulier de bâtir une théorie de l’inférence dans le langage, ce qui n’est pas négligeable en soi.

Une telle théorie n’est cependant pas commode pour rendre compte de phénomènes comme l’imprécision du sens (après tout, lorsque nous disons que nous sortirons vers cinq heures, cela s’accompagne d’un flou sur la référence, sans compter évidemment les cas épineux comme le fait d’être chauve ou le paradoxe des sorites), elle ne rend pas compte non plus de la manière dont le sens se construit en contexte. Robert Brandom a assez bien exprimé ses limitations en disant que la sémantique formelle se contentait de faire usage des concepts de contenu, de vérité, d’inférence, de référence et de représentation, en tenant pour acquis qu’ils sont déjà implicitement intelligibles, là où il faudrait au contraire une conception capable d’expliquer le contenu de ces concepts. Le sémanticien formel, à l’imitation de Tarski, commence par stipuler des liens entre des expressions linguistiques (interprétées) et des entités jouant le rôle d’interprétants. La méthode est donc purement stipulative. Au contraire, pour Brandom et d’autres philosophes (il semble que l’on puisse remonter jusqu’à Kant et Hegel pour affirmer choses semblables), il n’est pas absurde de penser que les contenus des expressions linguistiques leur sont conférés par la façon dont on les emploie. S’il en est ainsi, on ne voit pas bien comment on pourrait utiliser la sémantique formelle dès qu’on a en vue cet enracinement du sens dans l’usage, puisqu’elle se définit justement par une abstraction par rapport au contexte. On mentionnera ici les difficultés bien connues de l’articulation entre sémantique et pragmatique dans la conception dominante de la linguistique contemporaine.

Qu’on le veuille ou non, nous nous trouvons là confrontés à une opposition absolue entre deux conceptions : l’une est atomiste et représentationnaliste (son principe de base est d’ailleurs le principe de compositionnalité, le sens se construisant pas à pas par des opérations qui ont lieu sur des unités plus petites pour aller vers les plus grandes), l’autre est holiste et non-représentationnaliste. Il est évident qu’il est beaucoup plus difficile de rendre compte de la seconde que de la première dans un cadre formel. Or, c’est de la seconde qu’il s’agit lorsqu’on vise à étudier la construction du sens et plus encore ce qu’on peut nommer le partage du sens, en entendant par là que le sens naît des interactions entre des locuteurs qui opposent les uns aux autres des jugements. Dans cette deuxième vision des choses, on ne part pas d’unités minimales mais bien, au contraire, d’unités plus grandes, interventions dans un dialogue par exemple, voire dialogues entiers ou parties jouées par chaque locuteur dans une structure de dialogue. On sait que c’est cette démarche que suggère Brandom, sans toutefois, à notre avis, être parfaitement arrivé à formaliser correctement les procédures. Nous allons donc dans ce qui suit ébaucher une manière de formaliser l’interaction, qui peut conduire à la reconnaissance de certaines entités formelles comme étant des sens stabilisés.

Nous nous concentrerons sur le dialogue en tant que figure majeure de l’interaction langagière dont on peut penser que non seulement elle fait circuler le sens entre les êtres parlants mais qu’elle le crée comme entité plus ou moins stable.

Nous le savons, notre quotidien est fait principalement de conversations. Nous nous entretenons avec nos proches, nos collègues de travail, des interlocuteurs divers : commerçants, agents des postes, guichetiers, et même avec… nous-mêmes! Nous pouvons même parfois prétendre que nous nous entretenons avec des artefacts: ordinateurs, robots ménagers, appareils de son et d’image. Robin Cooper (Cooper, 2012) observe que : « dialogue participants are regarded as creating meaning on the fly for the purpose of particular dialogues ». C’est en effet ce qui se produit lorsque deux locuteurs échangent sur un sujet délimité mais n’ont pas toujours à leur disposition les termes précis qui désigneraient ce dont ils parlent, ou bien même lorsque ces termes précis peut-être n’existent pas. Dans les années quatre vingt, Harold Garfinkel (Garfinkel, 1981) étudia ainsi la bande enregistrée d’une conversation entre astrophysiciens qui étaient en train d’observer des phénomènes particuliers du cosmos, en l’occurrence ces objets qu’ils allaient ensemble sous peu baptiser du nom de pulsar. Le mot apparaît ici à la suite d’observations exprimées à l’oral montrant que le phénomène n’a pas encore été répertorié et n’obéit donc à aucun vocable pré-existant. Une signification est bel et bien inventée « on the fly » comme le dit Cooper. Dans d’autres circonstances, il existe des sens déjà donnés, notamment dans les langues techniques, mais sujets à reconfigurations. On se souvient de la discussion célèbre de Hilary Putnam (Putnam , 1985) à propos des mots « orme » et « hêtre » : deux locuteurs peuvent paraître s’entendre sur l’usage de ces mots alors qu’ils sont bien incapables d’identifier correctement ce qu’est un orme et ce qu’est un hêtre du point de vue de la botanique. Putnam en tire la conclusion que le sens est externe aux locuteurs, nous en tirerons plutôt quant à nous la conclusion qu’il est toujours susceptible de re-négociation.

pulsar

Dans tous ces cas, nous sommes confrontés à des situations de dialogue, soit dans le but d’argumenter, d’imposer un point de vue, soit dans celui d’établir une position d’équilibre où chaque participant trouve satisfaction. La notion de dialogue s’avère alors très proche de celle de jeu.

Cet article, publié dans Langage, Philosophie, est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

2 commentaires pour Colloque « partage du sens » – 20/10/2017

  1. Les intervenants dans ce type de colloque pourraient s’appeler des « prédicateurs » ! 😉

    J’aime

  2. Debra dit :

    Sigh.
    Je lis votre billet après une semaine passée à déménager l’appartement de ma belle mère de 91 ans, installée depuis trois mois dans une maison de retraite en région parisienne…
    Par fieffé orgueil, j’ai balancé un certain nombre de préjugés sur ce qu’est la démence, préjugés qui nous sont servis par une civilisation o combien positiviste et fière de l’être, tout comme je fais un bras d’honneur au corps médical de manière générale, en m’en tenant le plus loin possible (ce qui est du sport, comme je suis fille, femme, et mère de toubib…).
    Je constate la ressemblance troublante entre la démence… précoce, et la démence du vieillard, et combien il s’agit d’un phénomène qui se manifeste dans la langue.
    Les propos stéréotypés de ma belle mère sont une forme… d’anti-information, et mettent en lambeaux toute théorie positiviste du langage comme information, d’ailleurs.
    C’est assez déstabilisant, quand on se rend compte à quel point nous avons été.. pervertis par la théorie de la communication/information… dans notre position d’êtres parlants et écoutants (dans les cas où l’écoute est encore possible, des fois, je me le demande…).
    Il y a des contextes où le sens fait défaut.
    Où le sentiment de partager une langue commune fait défaut entre deux personnes, et ceci, malgré le fait qu’il y ait des énoncés avec des sujets, des prédicats, qui sont construits d’une manière… sensée…
    C’est très troublant tout ça.
    Macbeth a du vivre quelque chose comme ça, dans un contexte d’extrême instabilité sociale (dans la pièce).
    Quand la société vit une condition d’extrême instabilité, on peut dire que la possibilité pour les hommes et les femmes de partager une langue qui est perçue comme UN BIEN COMMUN s’effrite, et c’est une catastrophe pour tout le monde, une catastrophe qui pénètre jusqu’à l’intimité de la personne, d’ailleurs.
    Après toutes ces années passées à scruter « Macbeth », je suis assez convaincue que c’est ce qu’on voit dans la pièce. L’effritement du sens commun garanti par la langue. Terrifiant.

    J’aime

Laisser un commentaire