Les voyages, le Japon, les signes et les choses

Je veux bien croire que les voyages « nous conduisent vers nous-mêmes », qu’ils ne fassent que nous révéler que « [notre] chemin ne soit que cela, le [notre] » comme le dit Nobécourt… encore que je n’en sois pas si sûr… nous-mêmes, l’ego, le soi… y a-t-on bien réfléchi ? Si nous ne l’avons pas fait, d’autres l’ont fait à notre place, la philosophie bouddhiste par exemple. On devrait s’y référer plus souvent. Le soi n’existe peut-être tout simplement pas. Alors, comment aller vers quelque chose qui n’existe pas ?

Ce qui est sûr est que les voyages nous enferment dans une bulle, que nous avons tout loisir de baptiser « nous-mêmes », même si ce nous-mêmes n’est pas exactement ça. Etre dans cette bulle nous apporte du bonheur, c’est-à-dire le sentiment un peu confus de coïncider totalement avec ses actes et ses projets. Comme s’il ne s’insérait entre eux et ce « nous-mêmes » aucune distance. L’interrogation sur soi-même, le doute, l’angoisse sont suspendus. Tout cela pour un train qu’il ne faut pas rater, l’excitation de bientôt connaître ce qu’on n’a encore jamais vu, la perplexité face à un chemin à prendre, chemin tout physique, en rien spirituel ni métaphysique. Bref ramener nos questions à une détermination d’où est le nord et d’où est le sud.

Quand s’y mêle une question de langue, alors le tableau est complet : tout notre être est tendu vers une éventuelle compréhension de l’autre. Je dis « éventuelle » car, bien sûr, elle n’arrive jamais. Le Japon (et les pays d’Asie en général, Inde, Chine…) offre l’expérience la plus complète de tout cela. Un « empire de signes », comme disait Barthes, qui n’est en aucun cas fait pour que nous le « comprenions ». Si nous ne sommes pas expert en langue japonaise, notre esprit ressentira le fait de demeurer définitivement face à une porte close. Nous aurons beau savoir quelques propriétés de cette langue, que les verbes y figurent toujours en dernière position, que ce dont on parle est toujours souligné par la particule « wa », que les questions se forment en rajoutant « ka » à la fin de la phrase et qu’il existe un verbe « être » pour les animés et un autre pour les inanimés… cela ne fera que nous convaincre qu’une langue ne se réduit jamais à sa pure syntaxe, que ce qui est difficile à acquérir c’est la chair des mots et des sons, laquelle donne vie à un squelette qui, lui, ne diffère pas tant que cela de celui des autres langues si ce n’est par les valeurs de quelques paramètres formels.

Etre dans un espace rempli de locuteurs, dans un restaurant par exemple, c’est faire face à un bruissement dont ne ressortent que des syllabes en « k » et des voyelles traînantes (« arigato go-sai-maaaaaa »). On pourrait en prendre le vertige, mais en même temps, comme dit Barthes : « la masse bruissante d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger (pour peu que le pays ne lui soit pas hostile) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle : l’origine, régionale et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d’intelligence, de goût, l’image à travers laquelle il se constitue comme personne et qu’il vous demande de reconnaître » (l’Empire des signes, p. 21, ed. Points-essais). Il nous apparaît ainsi un ensemble réglé de gestes et d’échanges que l’on prend pour homogène : on parle d’un ton mesuré, on se révère les uns les autres, on s’incline devant l’autre (alors que nous savons bien que tout cela abrite aussi, derrière des conventions, des gestes d’humiliation, ou de domination voire même de violence).

Autre effet d’une langue que l’on ne comprend pas : on se trouve prisonnier des sons, autrement dit des phonèmes, qui ne viennent jamais s’articuler en morphèmes c’est-à-dire en éléments qui auraient du sens, il en résulte nos maladresses et nos bégaiements, cela ne nous coûte rien d’inverser ou de substituer des syllabes. Je vais ainsi à la gare de Hiroshima pour acheter nos billets du retour vers Osaka, sachant que nous désirons nous arrêter à Fukuyama (ville permettant d’aller en bus juqu’au petit port de pêche de Tomo-no-ura), mais allez savoir pourquoi, je substitue Fukuoaka à Fukuyama… or, Fukuoaka existe bel et bien mais c’est à l’autre bout du Japon (heureusement quand je m’en rendrai compte, le préposé acceptera de changer nos billets sans difficulté).

Qui dit langage dit écriture. On le sait, l’écriture tient un rôle primordial dans la culture et la pensée des pays asiatiques, assez différent de celui qu’elle a dans nos propres cultures. Nos alphabets valent pour ce qu’ils permettent de coder les significations, ils sont relativement transparents. Ce n’est que dans certaines formes de poésie à partir du XXème siècle (on pense aux poèmes dits « cubistes » de Pierre Reverdy ou aux calligrammes d’Apollinaire) que le dessin de la lettre et la disposition des strophes se mettent à compter presque autant que le sens des vers. Cette tendance marginale en Occident devient la règle en Chine ou au Japon, où l’on sait aussi que le mot, loin de renvoyer au concept de manière quasi transparente, n’y renvoie que par l’entremise du (ou des) caractère(s) dont il faut apprécier la forme et la manière dont ils sont fabriqués à partir de traits élémentaires pour en saisir le sens. On comprend ainsi que tout un art se développe, qui nous est assez hermétique, autour de la calligraphie. Mrs Kanamori, que je rencontrai autrefois à Paris parce que nous logions dans le même hôtel (et que j’avais eu la galanterie de lui monter sa lourde valise à l’étage) est ainsi une calligraphe renommée au Japon. Notre passage à Kôbe était une opportunité de la rencontrer « at home ». J’ai donc passé une après-midi entière avec elle (et sa sœur), faisant le tour des lieux intéressants de ce port célèbre. Occasion aussi de voir ses œuvres qui permettent d’illustrer parfaitement l’idée qu’il n’y a pas, dans l’univers japonais, de frontière entre écriture et peinture. Mrs Kanamori prend un caractère connu (par exemple celui qui désigne un arbre avec des fruits et s’interprète comme un « pêcher ») et le distord jusqu’à en accentuer encore la signification visuelle. La distance est ainsi abolie entre le caractère et l’abstraction picturale du pêcher.

Momo (a peach tree)

Univers de signes, entrelacs, réseau, tout ceci se mêle dès qu’on pense au Japon. Le réseau premier du Japon est celui de ses chemins de fer. Il faut aller à la gare de Tokyo ou à celle d’Osaka à la recherche d’un train vers une station quelconque pour faire connaissance avec la perplexité face à un réseau que les ingénieurs se sont échinés à rendre toujours plus complexe. Le nom de votre gare de destination ne sera peut-être pas écrit en anglais, il vous faudra parcourir l’arête du graphe qui mène de votre station actuelle à celle que vous visez pour connaître le prix de la course, la couleur vous renseignera sur le nom de la ligne et la connaissance de ce nom doit en principe vous orienter dans le dédale de la gare… rien n’est moins sûr. Encore faut-il avoir une parfaite acuité visuelle et une attention sûre d’elle au point que l’on soit certain de ne pas avoir manqué un panneau indicateur en cours de route… On pense qu’avec le Shinkansen – qui est l’équivalent de notre TGV – les choses vont se simplifier car chez nous, les TGV sont relativement rares et les lignes évidentes. Au Japon, il y a plus de rames successives sur une ligne Shinkansen qu’il n’y en a sur la ligne 13 du métro parisien… Et elles ne s’arrêtent pas toutes forcément aux mêmes gares. Résultat : vous avez sauté dans le premier train venu pensant que c’était le vôtre alors qu’en réalité c’était celui de 10h32, le vôtre partant, lui, à 10h35… Mais là encore heureusement, la gentillesse du contrôleur sera à l’oeuvre, il vous indique à quelle gare descendre puis comment faire pour revenir en arrière.

lignes du Kansai

Pour le voyageur occidental (peut-être aussi pour le voyageur japonais ? Ça, nous ne le saurons jamais) le Japon s’apparente ainsi à un jeu essai-erreur. Prenez par exemple le cas de la nourriture – un cas que nous autres français avons particulièrement tendance à mettre en avant ! – nous entrons avec elle dans un autre ordre de complexité. Barthes, là encore, a des mots magnifiques pour décrire la question, quand il compare le plateau repas à une palette de peintre. En effet, lorsque le plateau arrive, par exemple au petit déjeuner, ce n’est que couleurs variées et touches impressionnistes : il est impossible de prévoir ni même d’imaginer le goût que cela va avoir. Et comme dans les illusions savantes de certains peintres qui nous font croire à une chose alors qu’il s’agit d’une autre, certains fragments de nourriture ainsi exposés nous évoquent à tort des choses connues alors qu’ils en sont loin. Certes, le morceau de poisson fumé ressemble à lui-même, mais ce petit fruit orange qui nous évoque une friandise sucrée se révèle être une horrible substance macérée dans du vinaigre (horrible pour nos palais européens, bien entendu), et ces petits biscuits en forme d’étoile que nous gardons pour la fin (enfin quelque chose de doux!) sont des bouts de poisson délicatement découpés et frits, ce qui leur donne cette apparence dorée, parsemée de cristaux que nous prenions pour du sucre. C’est par ces essais et ces erreurs que nous parvenons lentement à apprivoiser ce qu’il y a derrière ce repas, une palette en effet, mais dont nous ne sommes pas obligés de goûter toutes les saveurs.

Vient alors une autre idée, selon laquelle ici, on ne serait jamais obligé de tout goûter, de tout épuiser, de tout voir en son ensemble. Les jardins, par exemple, qu’ils soient « secs » comme les jardins zen, ou qu’ils soient comme des univers en miniature (le Shukkeien à Hiroshima) semblent être faits seulement pour que nous les saisissions au travers de points de vue, autrement dit localement et non globalement (comme cela est le cas de jardins à la française notamment, où nous sommes conviés à admirer un plan d’ensemble). Peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle les villes japonaises de taille moyenne (Kôbe, Himeji, Fukuyama…) de loin nous semblent être des amassements de tours et d’immeubles disposés de manière anarchique, sans plan d’ensemble, comme si l’existence locale de points de vue particuliers devait suffire à notre goût pour la contemplation. Prenons le cas d’Himeji, là où se trouve le fameux château du Héron Blanc. Vue du train, nous ne voyons de blanc que celui des barres d’immeubles et tout au loin, ce château qu’on devine dans le soleil, immaculé, mais dont la blancheur ne contraste en rien avec celle de l’environnement (il faut dire qu’il y a de quoi puisque sa rénovation est récente!). A la descente du train, une grande avenue impersonnelle dont la lumière nous aveugle au point que nous préférons emprunter la galerie couverte qui lui est parallèle. A la sortie du château, après avoir visité le koko-en (un autre de ces parcs merveilleux aux multiples points de vue), nous faisons quelques mètres dans les faubourgs de la ville, tout de maisons basses et d’échoppes en bois, à la recherche d’un « Musée de la littérature » qui nous intrigue et que nous nous attendons à trouver dans une maison anodine. Nous ne soupçonnons pas l’existence un peu plus loin d’un époustouflant édifice contemporain, œuvre de l’architecte Tadao Ando, entièrement dévolu à la littérature régionale (mais fermé hélas, car tout ferme tôt, souvent dès 16h30)(*). Comme si l’univers était fait de fragments juxtaposés, sans colle peut-être, ou sans ciment (ceci renvoie à la notion de ciment des choses en métaphysique : devons-nous considérer le monde comme une juxtaposition d’objets ou au contraire comme un lieu de relations?).

shukkei-en (Hiroshima)

/à suivre/

(*) autre œuvre d’architecture contemporaine magnifique vue au cours de ce voyage : le MOCA de Hiroshima (Museum of Contemporary Art), dû à Kishô Kurokawa, qui abrite des œuvres contemporaines (comme on peut s’en douter!). Presque toujours question d’ombre et de lumière… En parlant d’ombre, celles qu’on n’oubliera jamais : laissées sur les murs de Hiroshima par l’éclair aveuglant de la bombe, auxquelles l’artiste japonais Jiro Takamatsu rend hommage ici.

shadows of women and children – Jiro Takamatsu

MOCA

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3 commentaires pour Les voyages, le Japon, les signes et les choses

  1. Analyse profonde… cela m’a donné envie de réouvrir « L’Empire des signes » de Barthes, mais en grand format !
    Merci pour les différents aiguillages, sensations visuelles ou gustatives. Japon : sans doute un rêve d’entrecroisements.
    Et belles photos, en plus…

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  2. alainlecomte dit :

    Merci! Barthes est inépuisable et toujours d’actualité!

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  3. Michèle B. dit :

    Cette ombre double est si impressionante qu’elle monte au coeur comme une douleur perçante, atroce.

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