Films, le temps d’un second tour

Du 6 au 8 mai, week-end pluvieux, englobant un second tour de présidentielles. Le rebord de la fenêtre était baigné de perles de pluie. Beau temps pour s’engouffrer dans les salles dites « obscures » afin de calmer son impatience ou bien simplement, de songer à autre chose. Les trois films vus n’étaient pas des plus légers : un japonais (After the storm, de Kore-Eda), un britannico-belge de Terence Davies (Emily Dickinson, A Quiet Passion) et un français de Chad Chenouga (De toutes mes forces). Il n’y avait vraiment pas de quoi soulever le couvercle de plomb ! Le film japonais d’abord était fidèle à tout ce que l’on peut attendre d’un film japonais, surtout de Kore-Eda : un quotidien dont l’approche est fouillée en termes psychologiques. L’aïeul vient de mourir. Il fut dépensier, joueur et ne laisse pas un souvenir inoubliable à sa femme qui, enfin, peut-être, peut se reposer… Les enfants sont là, la quarantaine. Une fille qui a les pieds sur terre, mais un garçon qui, comme on dit « tient de son père », qui rêve de gloire littéraire, ayant déjà publié un roman, mais il y a quinze ans de cela… Vies de couples plus ou moins ratées. L’ex-femme du fils lui réclame la pension alimentaire à laquelle elle a droit, et promet qu’elle ne lui laissera voir son fils qu’en échange de ladite pension. Ce fils, lui, n’a vraiment pas de sous… il essaie de gagner sa vie en étant détective privé, ce qui laisse du temps libre et permet de mêler habilement la vie professionnelle et la vie privée. Il fait chaud, c’est la saison des typhons, justement l’un d’eux se prépare, le numéro 24 déjà… et la belle-fille, venue chercher le gamin, se trouve prise au piège : la grand-mère profite de l’occasion du typhon pour les retenir, en se disant que peut-être, on ne sait jamais, les corps vont se rapprocher, puis les âmes si affinité. Evidemment, ce n’est pas si simple, mais au cours de la nuit, père et fils, qui se redécouvrent, vont nouer leur complicité sous un toboggan en plastique dans le square d’à côté et la mère, elle, qui les cherche, viendra les rejoindre et ils finiront ainsi, trempés, simulacre de famille, un peu contrariés mais heureux quand même, tandis que l’enfant voit ses billets de loterie s’envoler dans l’orage. C’est beau comme d’habitude… ce sont nos misères quotidiennes… traduites en japonais.

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Je connais trop peu Emily Dickinson pour en parler comme poétesse. Elle a vécu entre 1830 et 1886, autrement dit elle aurait pu connaître de son vivant nos romantiques et nos symbolistes, mais recluse qu’elle fut dans un monde imprégné de religion et de rigidité des moeurs, condamnée (par elle-même) à n’écrire que la nuit, après 3 heures du matin, dans un bureau de la demeure familiale cossue, selon un droit qu’elle avait obtenu de son père, elle n’avait à se mettre sous les yeux que la presse locale. Elle avait pour modèle Emily Brontë. Le film la montre comme une personne attachante, résignée et un brin fantasque (elle est jouée par l’excellente Cynthia Nixon, connue pour son rôle dans la série Sex and the City) . Sa révolte profonde qui sourd de tous ses pores, sa revendication qu’on la reconnaisse à l’égal d’un homme se brisent contre le mur des incompréhensions et des conventions sociales. Elle eût bien aimé un homme, car celui-là lui semblait digne de recueillir et commenter ses vers, mais il était marié (et à quelle femme ! Une mégère refusant même de boire du thé car c’est une boisson du diable). Elle aimait, semble-t-il, passionnément son père, sa grande sœur Vinnie et son frère Austin avec qui pourtant elle a des mots d’une rare violence (et c’est réciproque). Une grave maladie des reins la fait souffrir horriblement dans la deuxième moitié de sa vie. La scène de sa mort est filmée avec une rare intensité. Film rigoureux, habité d’une beauté glaciale malgré les lumignons qui éclairent le soir, dans des tons bistres et acajoux, avec des tenues strictes comme celles que devaient porter les Pères Fondateurs. Nous sommes loin de tout ceci aujourd’hui, et heureusement… mais la force d’une écriture est de parvenir tout de même à nous faire entrevoir la souffrance d’une âme dans un monde religieux à l’excès.

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« De toutes mes forces » raconte une histoire qui se trouve a priori à mille années-lumières du Massachussets des années 1850… La critique reconnue a trouvé que ce film y allait un peu trop fort dans le misérabilisme. C’est la vie d’un adolescent (qui pourrait être le réalisateur lui-même) qui a soigné et aimé sa mère pendant des années, une mère dépressive, ébranlée par les abandons, toxicomane et recluse (tiens, encore une recluse) qui finit par mourir seule pendant que le jeune Nassim est parti faire de l’acro-branche avec ses amis et amies du lycée. Après l’enterrement, la famille le case dans un foyer qui, bien qu’il soit dirigé par une femme humaine (jouée par Yolande Moreau) n’en est pas moins horrible comme tous les foyers (on pense aux romans de Charles Juliet à ce moment-là). Aucun happy-end ici, tout ce qui est montré (les efforts valeureux d’une jeune issue de l’émigration africaine pour tenter de réussir ses examens de première année de médecine par exemple) est voué à l’échec, et échoue. On sent que les compagnons d’enfermement de Nassim sont eux aussi condamnés à échouer, à remiser leurs pauvres rêves dans les casiers métalliques de leurs chambres. Ce film déchire le cœur car, contrairement à ce que veulent bien dire les « critiques », il est totalement vraisemblable. Comme est vraisemblable hélas la scène la plus horrible de toutes, celle où la petite amie et sa famille (de braves gens très « petite et moyenne bourgeoise intellectuelle », suivez mon regard) laissent complètement tomber le pauvre garçon sans un seul instant tenter d’analyser sa souffrance…

Quoi de commun entre ces trois films ? Eh bien, un seul, le fait qu’ils soient tous les trois parcourus par un fil littéraire qui tient à la poésie écrite… Dans le film japonais, le fils de la vieille femme essaie d’écrire des poèmes, en tout cas des réflexions, et note les phrases parfois touchantes que lui dit sa mère. Le second film évidemment est parcouru par les poèmes de Dickinson (que je n’ai pas notés bien entendu, quand distribuera-t-on à l’entrée des cinémas comme on le fait à celle des théâtres, le livret du film?) et le troisième est illuminé par une séquence où Nassim, interrogé en Français, donne une lecture brillante d’un poème de Baudelaire (Réversibilité?). Décidément, c’est bien cela qui sauve les êtres, que ce soit au Japon contemporain, dans les Etats-Unis des années 1850 ou dans un arrondissement parisien : la poésie.

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis.
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?

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2 commentaires pour Films, le temps d’un second tour

  1. Je n’ai vu aucun de ces trois films… mais c’est Emily Dickinson mon préféré !!! 🙂

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  2. Debra dit :

    J’ai déjà écrit à Guy combien je trouvais dommage que l’idéologie du politiquement correcte réduise la vie et l’oeuvre de Dickinson à un pamphlet contre la religion et pour la libération de la femme, et je le redirai ici. Le film me fait penser à notre très grande curiosité malsaine pour Robert Schumann, non pas par admiration pour sa musique, mais pour sa tentative de suicide, sa folie, et sa fin pathétique. Dickinson mérite mieux que ce biopic, je crois, et j’ose croire qu’elle aurait été horrifiée du traitement de sa vie que je pressens dans ce film. Et je ne vois pas comment un biopic peut rendre justice à cette poésie là, tellement intime, écorchée. Le cinéma peut-il être à la hauteur ? Je ne sais pas. Pas le cinéma de notre époque révolutionnaire, en tout cas.
    Pour film numéro 3, je dois dire que ma belle fille d’origine malgache, depuis plus de 7 ans en France, a brillamment réussi sa première année de médecine à Grenoble, la deuxième fois, et par la suite, elle a été mieux classée à l’internat que mon fils chéri… Sa demi soeur promet d’avoir une carrière estudiantine aussi brillante, quoique moins longue, par choix. Se méfier des stéréotypes, n’est-ce pas, comme de notre très grand besoin mystérieux d’avoir des NON HAPPY ends ? (Ah… les délices de l’autoflagellation n’ont pas de limites…à l’intérieur ou à l’extérieur d’un cadre religieux institutionnel.) Pour l’instant, elle ne se trouve pas si mal que ça dans une famille petite bourgeoise comme la nôtre. Très bien, même…
    Mais vous et moi, nous nous rejoignons, heureusement, dans notre amour pour la poésie…

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