De la colère de classe

/ AFP PHOTO / Patrick KOVARIK

Maintenant que les jeux sont faits, on ne peut pas tellement se réjouir, être heureux de la « victoire » d’un homme simplement porté par un soupçon de rationalité, alors qu’il faudrait plus que ça pour le porter, voire le supporter, à savoir une adhésion, un enthousiasme. Il y a deux France désormais (ou peut-être plus, mais ce n’est pas le propos de cet article, qui ne prétend pas à une analyse « sociologique »). C’était le cas probablement depuis longtemps. Cela a peut-être même été toujours le cas. Lorsque Jean Ferrat chantait « Ma France », c’était la preuve qu’il y en avait au moins deux : la sienne, et celle des autres. Celle du vieil Hugo gueulant de son exil, des enfants dans les mines, celle dont monsieur Thiers a dit « qu’on la fusille »…. et celle des autres, celle de monsieur Thiers justement. Mais les temps ont changé. Ce n’est plus monsieur Thiers et ce n’est plus la classe ouvrière guidée par son grand parti. Que Macron soit monsieur Thiers… passe encore, encore qu’on n’espère pas l’entendre dire « qu’on la [ou les] fusille ». Mais que la France d’en face soit celle du parti de la classe ouvrière, ce n’est plus le cas. Hélas. C’est la France de la colère. D’une colère probablement justifiée, mais qui paraît sans débouché. Hélas. Et une colère sans débouché conduit au pire, c’est-à-dire à la barbarie. Je me souviens du fameux texte de Peter Sloterdijk, Règles pour le Parc Humain, où le philosophe allemand exprimait ses doutes sur la perpétuation de l’humanisme, disant que la lecture et les humanités n’y suffiraient plus et que nous allions tout droit vers la barbarie si nous ne trouvions pas de nouvelles règles. Nous y sommes. Ce n’est pas « l’insurrection » qui vient, selon le titre d’un autre petit livre, émis par le groupe de Tarnac, mais bel et bien la barbarie. De quoi d’autre était le visage de Marine Le Pen durant le fameux débat d’entre les deux tours si ce n’est de la barbarie ? Ici le mot « barbarie », je ne l’emploie pas comme une insulte, mais comme une réalité qui est là, et bien là. Les anciens avaient appelé « barbarie » ce qui était en dehors de ce qu’ils considéraient comme « la civilisation ».

Nous sommes encore nombreux à nous croire membres de « la civilisation ». Tout cela parce que nous savons lire et écrire, que nous aimons la culture, les arts et les lettres. Nous frémissons aux idées et savourons les belles argumentations. Nous sommes rationnels. Nous croyons qu’il y a une éthique. Nous lisons de la poésie. Nous aimons des gens autour de nous, nous arrivons à extirper l’envie de nos consciences. Nous ne sommes pas jaloux de la réussite d’autrui. Nous la regardons même avec bienveillance. Nous nous disons parfois que nous pourrions réussir aussi bien qu’autrui et nous tentons alors de lui emprunter ce qui nous semble le ressort de sa réussite, mais sans envie, avec juste un peu d’admiration, même, parfois. Ce faisant, et sans nous en rendre compte, nous avons glissé du côté de ceux et celles qui font désormais l’objet d’une haine de classe. Car nous sommes désormais rien d’autre que la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle, comme l’a montré brillamment Jean-Claude Milner dans une récente intervention lors d’un colloque contre Marine Le Pen organisé par la Cause Freudienne.

Les autres, je ne sais pas qui ils sont. Moi, je ne crois pas qu’ils soient « le nouveau prolétariat », car le nouveau prolétariat comprend aussi les réfugiés et les descendants des immigrés, toutes populations rejetées en bloc par les militants du FN, et que l’électorat FN, dans le sud notamment, se structure autour d’une petite bourgeoisie fascisante (anti-immigrés, descendante des colons d’Afrique etc.), mais ils recoupent en grande partie une sorte de prolétariat laissé pour compte et dont il faut bien sûr entendre la voix.

Cette partie du prolétariat nous hait parce que nous incarnons une forme de pouvoir, c’est inutile de le nier, même si en nous-mêmes, nous nous disons que, de pouvoir, il y en a de bien plus fort que le nôtre. Mais c’est comme ça. La culture, c’est du pouvoir. Le savoir, c’est du pouvoir, comme Michel Foucault nous l’enseignait déjà à la fin des années soixante. Et nous, la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle, nous sommes en plein dedans. Pas étonnant que ce jeune Macron nous ravisse. Vous vous rendez compte, il a connu Ricœur. Mais, eux, les autres, ceux qui nous haïssent, que voulez-vous qu’ils en aient à faire, de connaître Ricœur ? Ils ne savent pas du tout qui c’est. Alors oui, comme l’a dit récemment Houellebecq à la télé…. le vote est un vote de classe. Notre classe sociale a voté Macron, comme j’ai voté Macron au premier et au deuxième tour, manifestant en cela mon appartenance de classe. Une amie FB écrivait récemment que les intellos votaient Macron pour protéger leur statut social, leur petite maison à la campagne et la possibilité de s’y ressourcer de temps en temps, ils votaient pour leur quiétude et leurs privilèges de riche. C’était assez méchant (d’autant qu’elle-même fait partie de cette classe et jouit aussi de ces avantages) et seulement partiellement vrai : au-delà de ce petit confort matériel, il y a un confort bien plus grand, auquel nous tenons, celui des idées et du libre usage des mots. Ajoutons aussi – et cela rejoint encore l’intervention de Milner citée plus haut – nous avons le confort de pouvoir, grâce aux mots, probablement, nous rendre à nos yeux plus beaux que ce que nous sommes. Il y aurait ainsi une sorte de narcissisme social inhérent à notre posture de classe. Mais nous n’y sommes pour rien, nous ne pouvons pas nous anéantir nous-mêmes pour faire plaisir aux autres. Cette culture, ce maniement des mots et des formules, cette jouissance du texte, de l’image ou du film, cette aptitude à réagir aux arguments de raison, c’est tout ce qui nous façonne, nous fait être ce que nous sommes, et nous ne pouvons donc pas les abandonner sans mourir. Nous sommes donc contraints à notre vote de classe, lequel nous paraît évidemment, depuis la place que nous occupons, comme le seul cohérent.

A l’époque de Marx, la bourgeoisie se définissait simplement comme une place dans des rapports de production et/ou de propriété. Le bourgeois était le propriétaire, avant tout de biens matériels et financiers. Il spéculait en bourse, il avait des « avoirs ». S’attaquer à lui signifiait lui contester ce droit de propriété. De fait, on peut encore survivre sans titre de propriété. Mais voilà que de nos jours, la bourgeoisie, petite ou moyenne, ne se définit plus essentiellement au moyen de ses biens matériels, mais de ses biens culturels. S’attaquer à un membre de cette classe est donc devenu l’acte de contester ce droit à la culture qu’il revendique. Le problème est que celui ou celle qui s’est fait dans la culture, qui a acquis un savoir, une manière de reconnaître une certaine beauté des choses et des mots, celui-ci ou celle-là ne pourrait survivre à l’anéantissement de son droit. Car, faut-il le préciser, qu’est ce que la barbarie, si ce n’est l’état d’une société où la force brutale et physique prime sur tout autre aspect de la vie sociale ? Souvenons-nous de la montée du nazisme, quand les SA et SS culbutaient les professeurs du haut des marches des universités. Souvenons-nous de « quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ». Souvenons-nous de ce qui est montré dans « Les Damnés » de Visconti et de ce qui est implicite dans « Une journée particulière » d’Ettore Scola…

On m’objectera la Révolution… où une grande violence aboutit à un ordre social nouveau. Mais où voyez-vous les contours d’un ordre promis qui serait plus juste que l’actuel en ce qu’il apporterait davantage de bonheur à davantage de gens, qu’il résoudrait les problèmes auxquels se heurte notre monde (chômage) ? Avant 1789, en France, comme avant 1917, en Russie, il y eut des philosophes, des savants, des poètes, des artistes qui, à tort ou à raison, attendaient beaucoup d’un bouleversement social (Tzvetan Todorov, dans son dernier livre, paru à titre posthume, retrace la vie et l’itinéraire de certains d’entre eux, comme Maïakovski et Meyerhold – j’y reviendrai prochainement). En existe-t-il seulement de semblables aujourd’hui en ces temps où une certaine élite intellectuelle se repaît dans le passéisme.

Cette violence, dite « révolutionnaire », aboutirait à un chaos qui serait pire que l’état où nous vivons. A la barbarie encore.

Or, nous ne pouvons pas ignorer ces voix, cette détresse qui s’est exprimée dans le vote FN (voire dans les abstentions, c’est-à-dire les gens qui ont refusé de refuser Le Pen).

Que fera le nouveau président pour cela ? Il est difficile de le savoir, peut-être lui-même ne le sait pas trop, tant la parole et l’action de l’Autre se manifestent toujours de manière imprévisible. Mais nous devons être vigilants, et attentifs. Notre principal défaut aura été, en ce nouveau siècle, comme l’a dit Pier Paolo Pasolini, de « [n’avoir rien fait] pour qu’il n’y ait pas de fascistes. Nous les avons seulement condamnés, en flattant notre conscience avec notre indignation; plus forte et impertinente était notre indignation, plus tranquille notre conscience […] ». Sauf que dans ce « nous » collectif, émerge surtout une partie : les médias et l’appareil politique, qui ont été plus fautifs que les autres.

J’en étais là de mes réflexions lorsque j’ai reçu ça, sur Facebook, d’une « amie FB » historienne des idées (elle répondait à la diatribe de Ruffin sur le thème « Vous êtes déjà haÏ, haï, haï ») : « Oh mais ce qu’ils vont vouloir qu’il revienne cet homme tant « haï » si la France se retrouve dirigée et dévorée et détruite par le fascisme! Bon sang. Enfants gatés par ces 70 ans de paix, de l’UE, des frontières ouvertes, de la prospérité (relative, mais justement regardons le reste du monde), de la Sécu, des médicaments quasiment gratuits (good morning America), de la démocratie. Nom de Dieu. Et on risque de perdre tout ça parce que ce monsieur ne plait pas assez? Quoi, il faut les aimer maintenant les politiciens? Mais depuis quand? ».

Et cela m’a redonné espoir… car c’est vrai que c’est autour de ces repères bien tangibles que peut se construire un discours qui enfin permettrait de dépasser les haines. Un discours des Lumières en plein XXI-ème siècle.

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4 commentaires pour De la colère de classe

  1. L’article de François Ruffin dans « Le Monde » était un immondice. Il est d’ailleurs plaisant qu’un ancien directeur de « La Cause du peuple », Jean-Pierre Le Dantec, lui ait donné une belle leçon « révolutionnaire », lui qui a fait huit mois de prison ferme pour son engagement « maoïste » dont il est revenu après.
    Les jusqu’au-boutistes à la Mélenchon, qui ont failli faire capoter le vote anti « Machine à Laver Pétain » (comme je l’ai baptisée) – voir l’article du « Monde » ce matin sur la montée des bulletins nuls et blancs – nous parlent du « peuple » alors qu’ils ont une conscience politique aveugle.

    Quel était le danger principal, au deuxième tour de cette élection ? La politique de Macron, on la jugera sur pièce : mais au moins on aura la possibilité de la juger, de la contester et de se battre contre elle.

    Tout n’est donc pas perdu : merci pour cette analyse.

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  2. Valentin dit :

    Magnifique Alain! En Espagne on se trouve aussi
    avec une Espagne « insoumise » qui simplement appelle
    « facha » a tout ceux qui ont manifesté être contre Marine
    le Pen. Tout simplement, parce que à leur avis Macron et le
    Pen sont la même chose… Je me rappelle quand
    les communistes stalinistes espagnols disaient vers
    les années 1980s « social democracia y fascismos,
    todo la misma porquería »..

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  3. Très beau texte et original pour son approche. Bien d’accord avec les commentaires aussi…merci donc car, même nous qui avons « gagné » ressentons une forme de solitude dans tout ce qui « pleut » sur nous..

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