Un peu vers l’Est, et juste au-dessous des nuages

Cette semaine, je suis allé à Nancy, pour y traiter d’une affaire particulière. La réparation des pannes éventuelles dans le dialogue et la communication. Je n’en dirai pas plus pour l’instant. J’ai pris mon train à Grenoble sur le coup des huit heures du matin, il fallait changer à Lyon Part-Dieu d’où partait ensuite un TGV direct vers l’Est. Ce TGV passait par différentes villes françaises bien connues, comme Châlon-sur-Saône, Dijon… Peu de temps avant Nancy, je crois avoir vu passer la petite gare de Toul, sans que le train ne s’y arrête, cela m’a rappelé la litanie Metz, Toul et Verdun, trois villes, trois évêchés. Pour un concordat, c’est ça ? En tout cas, ce sont des points singuliers dans le paysage français. Par là-bas, on a bien besoin de points singuliers, vue l’immense monotonie des campagnes. Mais peut-être cela ne plait pas aux gens qui y vivent, que je dise ça. Après tout, ils sont aussi attachés à leurs plaines et à leurs forêts grises, ils ont bien le droit. C’est beau aussi, le gris, le plat, d’où émergent de temps à autre la flèche d’une église ou les deux tours d’une cathédrale. Une demeure cossue d’un notable local. Un immeuble art nouveau en bordure de la ligne de train (vous savez, c’est pas toujours marrant de vivre dans un lieu entouré de montagnes, avec, par temps de pluie notamment, comme en ce moment, l’impression d’être dans un bocal hermétiquement clos de tous les côtés).

Haruki Murakami

Durant une bonne partie du voyage, je travaillais à mon exposé. Durant une autre bonne partie, je lisais. Je lisais Murakami. « Danse, danse, danse ». C’est la suite de « La course du mouton sauvage », roman déjà ancien (fin des années quatre-vingt). On y trouve le même narrateur. En bute au même homme-mouton. Attaché au même hôtel de Sapporo : l’hôtel du Dauphin. Sauf que là, l’hôtel a changé. Le terrain a été racheté, un groupe hôtelier y a construit un édifice de luxe, sur le toit peuvent même se poser des hélicoptères. Le narrateur y rencontre une réceptionniste agréable, à qui il demande des précisions sur ce qu’est devenu l’ancien personnel. Elle n’y répond pas, ou plutôt elle accepte de lui répondre mais en dehors de l’hôtel. Alors ils vont dans un pub quelconque et elle lui dit son inquiétude. Je ne vous dirai pas tout. Mon attention avait été attirée vers ce livre lorsque j’avais entendu par hasard un samedi soir sur la radio de mon automobile (une simple C3 Picasso rouge avec des barres sur le toit) le comédien Guillaume Galienne en lire des extraits. Depuis je ne peux lire ce livre qu’en entendant cette voix. Mais c’est agréable. A la fin de l’émission, il y avait un interview de Haruki Murakami soi-même. Il s’exprimait en japonais bien sûr, mais la traduction semblait bonne. Il disait que selon lui, la tâche majeure de l’écrivain d’aujourd’hui était de créer de nouveaux mythes, comme les Grecs l’avaient fait en leur temps. Bien sûr, on pouvait encore se servir des mythes anciens, mais en produire de nouveaux, c’était pas mal non plus. Je me trouvais alors bien d’accord avec lui. Surtout que j’étais à Dieulefit en stage d’écriture avec Laurence N. et que nous allions tenter ensemble de faire de nouvelles créations. Mais là, maintenant, j’étais dans le train. Je me déplaçais vers une ville où j’allais participer à un séminaire alors qu’en principe, vu mon âge et mon état de retraité, je n’eusse pas à le faire, je pensais même que j’en avais fini avec tout ça et que si de temps en temps j’y regoûtais, ce n’était que pour mieux me dire, justement, que c’était fini, que toutes ces obligations s’étaient enfuies, que maintenant, il n’y avait plus rien à faire, plus rien à inventer. Ne pouvais-je pas me contenter de passer en revue dans ma tête les petites histoires auxquelles autrefois je m’étais consacré, les petites théories qui avaient fait mon pain quotidien ? N’était-il pas vrai que, finalement, une partie au moins de ce que j’avais fait s’était avérée un peu vaine, qu’elle n’avait pas donné lieu à des poursuites ou à des ouvertures dignes de beaucoup d’attention et qu’il était temps maintenant de se mettre à autre chose ? Le train longeait un cimetière plein de lourdes stèles, toutes les mêmes, certaines étaient encore droite, le temps avait laissé d’autres s’incliner dangereusement vers le sol, elles étaient grises et uniformes. A l’intérieur du train, une contrôleuse passait mais sans nous voir, nous, passagers. Elle avait le regard ailleurs. C’était une grande fille blonde comme une actrice d’un film de Hitchcock. Derrière moi, une fille brune bouclée aux lèvres rouges regardait un ordinateur d’où sortaient des sons bizarres (comme des chuintements, des cris étouffés), elle m’avais souri lorsque je lui avais jeté un regard inquiet, interrogatif, qu’elle avait ressenti peut-être même comme inquisiteur (qui sait?). Et deux rangées de sièges plus en avant, une autre femme, jeune aussi, semblait travailler également sur son ordinateur, du moins si j’en croyais les graphiques qui se succédaient, tous avec des couleurs criardes, comme pour faire mieux voir une tendance, un taux, une statistique devant probablement guider une conduite, une politique. Peut-être travaillait-elle pour une banque, je l’y voyais bien, avec son air sévère qui pourtant contrastait avec un certain laisser-aller au niveau de la mise, un vêtement – une robe rose – qui laissait un décolleté négligemment entr’ouvert. Ces femmes qui se promenaient ainsi dans ce train, d’une ville à une autre, et même celle que j’avais vue au wagon-restaurant qui n’était pas vraiment un wagon-restaurant d’ailleurs car il y a longtemps qu’il n’y a plus de wagon-restaurant dans les trains, mais d’ignobles voitures-bars aux petits comptoirs mesquins où l’on sert des plats réchauffés dans du plastique, que l’on verse dans des assiettes en carton, cette femme petite et brune, aux lèvres pincées, qui tanguait entre les pièces du mobilier ferroviaire au gré des cahots et des balancements de la rame, et bien toutes entraient en résonance avec les femmes que je rencontrais sous la plume de Murakami (Murakami dont le nom, si j’en crois sa traductrice, Corinne Atlan, interviewée dans l’émission de France-Inter, se prononce plutôt « Mou-la-ka-mi »). Un peu comme si, à l’imitation des univers créés par le maître japonais, quelque chose d’invisible les reliait l’une à l’autre et à moi et faisait concourir tout ce monde vers un même objectif, un point de convergence qui en lui-même n’était pas grand chose – on pouvait imaginer une simple pièce au fond d’un hôtel, à peine éclairée d’une ampoule basse consommation, où se balançaient des vêtements en train de sécher, avec une table de repassage et une bibliothèque à deux rangées abritant quelques livres jaunis, piquetés par l’humidité dont certains remontaient à l’invention du livre de poche, « Koenigsmark » de Pierre Benoit, un vieil Henri Troyat, et des récits de guerre de Pierre Clostermann. Que des choses incongrues mais dont l’assemblage pourtant devait faire sens en vertu d’une loi écrite ailleurs, dans un autre monde. Cette pièce si peu lumineuse, d’ailleurs, je m’en souvenais : je l’avais vue déjà, mais c’était à la télévision en noir et blanc dans les années soixante. Il y pendait aussi un hareng saur, sec, sec, sec. Quand la contrôleuse passa pour la seconde fois, j’eus comme l’impression qu’elle allait se pencher vers moi, enfin, non pas pour me demander mon billet – ce qui se fera de moins en moins car, maintenant que tout se dématérialise, il suffira bien de scanner les passagers à leur insu, mais pour me demander si j’avais bien lu le petit magazine qui se trouvait dans la pochette en face de moi, si j’y avais lu entre autres les messages à moi destinés. Mais elle ne le fit pas, de se pencher vers moi. A quoi bon, du reste, puisque j’avais deviné son intention. Au lieu de cela, elle eut un regard plein de sous-entendus et s’éclipsa par la porte coulissante qui nous séparait, mes co-voyageuses et moi, de la voiture-bar. Le magazine, que je feuilletais distraitement, était plein de recettes plus ou moins alléchantes, de crumble aux pommes, de tatin de canard et de mousse aux fruits de la passion… présentées par une femme-mannequin aux yeux teintés de violet qui ressemblait à Michèle Morgan lorsqu’elle était très jeune et qu’elle se faisait interviewer sur ses yeux par un Gabin sûr de lui. En quoi, ces messages m’étaient-ils destinés ? Il aurait fallu vraiment se tordre l’esprit pour le savoir. Aussi je refermais le magazine avec dépit. Et c’est au moment de le refermer que je remarquai un entrefilet anodin qui recommandait à toute personne se rendant à Nancy, désormais, de se rendre au lieu-dit « L’Institut », rue Saint-Michel, non loin de la Place Stanislas. J’eus un frisson. N’était-ce pas justement là que mes collègues avaient dit qu’ils m’attendraient pour le banquet de clôture du petit colloque auquel j’allais participer ? Quelle coïncidence…

Enfin, nous arrivâmes en gare de Nancy. Il n’y avait aucun homme-mouton pour m’attendre. Juste l’apparence d’un petit nuage, visible de moi seul à l’intérieur du hall, qui me sembla fonctionner tel une pompe aspirante : il s’en prenait à des détails des personnes que j’avais rencontrées dans ce train, un regard, des boucles de cheveux, l’empreinte d’un sourire très rouge et même l’image d’un talon haut qui s’envolaient dans l’air comme des décalcomanies se décollant d’un jouet d’enfant, comme les petites étoiles US Air Force et les rayures blanches et rouges que je faisais adhérer avec un peu d’eau sur le plastique de mes maquettes d’avion lorsque j’avais douze ans. Allons bon, moi-même, j’étais comme sur ce nuage. Je dansais. Juste comme, dans le roman de Murakami, le héros danse, suite aux injonctions de « la chose » qui n’est autre que l’homme-mouton, justement, celui qui lui a dit avec force : « il n’y a rien d’autre à faire que danser, et danser du mieux qu’on peut […] Danser tant que la musique durera ». et je me mis à avancer comme lui : « le ciel était couvert de nuages d’un bout à l’autre. Marcher ainsi dans la ville me détendait l’esprit […]. Que se passait-il donc ? Me demandais-je, étonné, en marchant. Pourquoi me sentais-je d’aussi bonne humeur alors que je n’avais encore rien résolu ? ».

Oui, pourquoi ? Allais-je seulement résoudre quelque chose ?

/à suivre/

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9 commentaires pour Un peu vers l’Est, et juste au-dessous des nuages

  1. Joli voyage vers la « place Stan »…

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  2. alainlecomte dit :

    y a une contre-péterie? 🙂

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  3. Nouvel dit :

    Beau moment ferroviaire, j’y ai entendu le Butor de la Modification, mais aussi bien d’autres voix intérieures et profondes. C’est fou comme un wagon de chemin de fer peut solliciter l’imaginaire.

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  4. Vos nuages
    Vos merveilleux nuages
    M’emportent loin
    Et c’est doux
    Merci !

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  5. Girard dit :

    Bonjour Alain, dés le titre j’ai su que tu parlerais de Murakami (Au sud du soleil,à l’ouest du soleil).
    Trip hypnotique.Ah cette Lorette/laurence !!!! Et Murakami bien sûr et puis le train.

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  6. alainlecomte dit :

    Merci à Dominique, Marie-Christine, Alain et Albert pour leurs commentaires encourageants! Je n’avais pas pensé à Butor (quand même…, c’est beaucoup), ni même à Baudelaire (pour les nuages) mais uniquement à Murakami, oui, et au titre du roman célèbre (« Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil »… ).

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