Quinze jours à Pékin

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Il aura été difficile de trouver des interlocuteurs tout au long de ce séjour… mis à part les trois personnes envoyées par l’agence de voyages à laquelle collabore Y. L’un se présentait comme « busynessman », un autre comme « ancien policier » (le chauffeur) et le troisième était un chanteur mongol qui passe de temps en temps à la télévision. Il nous fit d’ailleurs une belle démonstration de son talent à la fin du repas en entonnant un chant sacré tibétain. A ce moment-là, les deux autres fermèrent les portes du petit cabinet privé où avait lieu notre rencontre. Notre esprit parano en déduisait que c’était pour éviter que l’on n’entende cette allusion au Tibet, mais c’était peut-être simplement pour nous protéger du bruit environnant. Après cela, nous nous séparâmes, de toutes façons le repas était achevé (par les alcools blancs rituels, gan pei!). C’est le surlendemain que l’ancien policier promu chauffeur nous emmena voir la Grande Muraille.

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Les Chinois parlent rarement les langues étrangères, même dans le milieu du tourisme, et nous, Occidentaux parlons peu le chinois (le mandarin en l’occurrence) alors ils s’en remettent à la technologie. L’application WeChat, téléchargeable sur les smartphones assez récents, fait fureur. On voit sans arrêt des autochtones en dialogue avec des étrangers par ce moyen : chacun y va de sa frappe fébrile au clavier pour dire ce qu’il a à dire dans sa langue. Une pression sur le texte, un clic sur « traduire » et hop, c’est mis dans l’autre langue, on n’a plus qu’à montrer à l’autre le résultat… C’est pratique, mais on peut deviner le ralentissement qui s’ensuit dans la communication. On attend ici le futur logiciel qui nous permettra d’effacer la langue, les pensées dialogueront immédiatement entre elles. Et puis ce sera tellement plus simple pour les contrôler. Ces maudites pensées. S’il y en a encore… car à ce rythme et en restant tellement à la surface des choses, pensons-nous encore ?

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Je garde le même iPhone (de la génération 3) depuis une dizaine d’années… mon iPhone ne peut donc pas importer WeChat. C’est un handicap pour communiquer avec mes hôtes. Qu’à cela ne tienne, le busynessman a tout prévu : il a un iPhone nouvelle génération de côté, qu’il me donne pour qu’on puisse discuter. Il n’est même pas question que je le lui rende. Je vais le remporter en France, où il ne me servira à rien car il faudrait pouvoir le débloquer et, en plus, je crois que les produits vendus en Asie ne sont pas les mêmes que ceux vendus en Europe. Différence de bandes passantes.

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On discute beaucoup de la relative liberté dont jouissent les habitants de ce pays. Ce n’est plus certes une dictature au sens où nous l’entendions autrefois. Une souplesse peut s’observer dans l’application des règles tacites. Ainsi notre collocataire Alain C. qui se spécialise dans l’étude de l’art contemporain et plus particulièrement de l’art mural, autrement dit des graf et qui a, lui, énormément de contacts dans la capitale (gravitant parmi les curateurs et directeurs d’institut) se fait l’écho de la liberté des artistes. Mais dira-t-on, ces artistes ne touchent qu’une partie infime de la population, il ne coûte rien au régime de les laisser se répandre en mille excentricités, au contraire, cela façonne pour l’étranger une image de tolérance dont il a besoin. Cette liberté a ses limites et les artistes chinois les plus courageux s’y confrontent. C’est là que le thème du graffiti est intéressant car l’oeuvre graffée se montre au tout-venant. Et si elle se mettait à véhiculer un message, alors ce serait dangereux pour le régime. Au cours de mes pérégrinations dans les hutongs, j’ai trouvé un seul graf de taille. Etonnement devant le fait qu’il n’ait pas été immédiatement recouvert. En d’autres temps, on ne m’aurait peut-être même pas laisser le photographier. Alain C. raconte qu’un de ses amis italiens vivant à Beijing s’est fait choper, il en a été quitte pour une amende. En revanche son compagnon chinois a été mis au trou pendant une semaine sans possibilité de contacter qui que ce soit. Mais plus tard, il se fait l’écho d’autres cas où les graffeurs ont simplement… demandé la permission à la police de graffer ! Cela a l’air de convenir assez à mon interlocuteur (enfin un pays qui « comprend » le graf…), mais moi, ça ne me convient pas tellement. Où est l’acte libre de l’artiste s’il doit demander la permission ? N’est-ce pas contradictoire avec l’art en lui-même ?

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Encore faut-il, certes, admettre que le graff soit un art. Mais au point où nous en sommes, la question ne se pose évidemment pas. La réponse est oui. Il semble que les milieux de l’art chinois (CAFA en particulier, ainsi que toutes ces galeries que l’on trouve au district 798 ou à Caochangdi) soient très actifs et avides de collaboration avec l’occident. C’est une manière aussi d’acquérir de la reconnaissance auprès de l’étranger. L’Ambassade de France semble jouer pleinement son rôle dans cette affaire. S’occuper de culture est dans ses cordes : c’est quelque chose de rassurant pour nous, Français, et des contacts institutionnels s’élaborent en grand nombre. En somme, la France subventionne les graffeurs chinois, alors qu’elle verbalise ceux qui opèrent sur son sol.

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Il y a en ce moment, à Pékin, un artiste étonnant spécialiste des performances. Il s’appelle Niko de la Faye. Il parcourt le monde avec un tricycle transportant une sorte de cage métallique, où de petits objets aux formes géométriques sont accrochés. Son intention est de créer un contraste « poétique » avec un monde dominé par la productivité et le rendement. Précédemment, il avait parcouru la Chine au moyen d’un autre tricycle qui exhibait des objets de luxe, qu’il promenait ainsi à la vue des populations souvent très pauvres. Partout où il passe, il crée l’événement. C’est son rôle, sa fonction. Comment évaluer l’impact que ce genre de performance peut avoir ? L’art pour l’art domine. La performance en soi. Si l’effet poétisant est atteint, tant mieux. (photo Matthias Magg extraite du site de N. de la Faye)

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La Chine est une société surveillée. Nous en faisons l’expérience via nos tentatives de connexion Internet : Google et Facebook sont bloqués. On raconte qu’il n’est pas rare que lorsque vous cherchez à contourner ces restrictions (via VPN etc.) vous voyiez tout à coup votre bande passante se réduire. Le journal « Le Monde » est inatteignable. Pour ce qui est de Google, on peut comprendre. Du point de vue chinois, c’est une menace économique autant qu’idéologique : la Chine développe ses propres outils Internet. De notre point de vue, cette entreprise qui se veut planétaire est une menace pour nos libertés futures, elle cherche à établir un pouvoir transnational qui lui assurerait un contrôle total (autrement plus efficace que le contrôle chinois) sur nos goûts, nos orientations, nos comportements. On dit que certains militants de la Silicon Valley oeuvrent pour obtenir le statut d’Etat indépendant qui ne reconnaitraît pas le droit américain mais seulement le droit international (et encore). Mais Amérique, Chine ou Google, nous sommes surveillés. Comme disent en général les tenants de cet ordre du monde : « ça n’a pas d’importance quand on n’a rien à se reprocher », quelle naïveté, nous avons tous et toutes potentiellement quelque chose que l’Etat peut nous reprocher, une déviance idéologique, une préférence en matière de moeurs, une addiction quelconque. La surveillance est un énorme levier pour le chantage de masse. On s’en rend compte en Chine chaque fois que de nouvelles tendances montent en puissance à l’intérieur du Parti et que la tendance dominante cherche à les éliminer : on trouvera toujours un dossier compromettant… mais n’est-ce pas la même chose aux Etats-Unis, où la campagne présidentielle nous montre quels coups retors peuvent être joués notamment pour tenter d’éliminer une candidate… avant tout sûrement parce qu’elle est une femme.

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Alors la Chine, une « démocrature » , selon un terme inventé par des journalistes ? Le fait est que la montée en nombre de la classe moyenne n’a pas abouti, comme dans d’autres pays, à la mise en place des rouages que l’on associe, chez nous, à la démocratie : élections « libres », système parlementaire, alternance du pouvoir, et libertés (d’expression, de réunion, de circulation). La Chine continue de vivre sous l’emprise d’un discours qui s’éloigne de plus en plus de la réalité (mais je sais que c’est aussi un reproche que l’on fait à l’Occident), on continue d’y prôner les valeurs du socialisme… à deux pas des magasins Dolce et Gabanna ou Louis Vuitton qui commercialisent des produits qui ne sont accessibles qu’à une clientèle excessivement riche. Dans le métro, les petits écrans qui diffusent de la pub (pour des voyages à l’étranger comme pour des ameublements style Ikea) montrent aussi des images héroïques de la Longue Marche et des forêts de drapeaux rouges comme garantes de l’appartenance à une société qui n’existe que dans les limbes de l’histoire ancienne.

La Révolution est juste un signifiant vide qui circule pour faire lien (mais dites-moi, cela ne vous rappelle pas un autre pays, le nôtre?).

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Et la situation économique du peuple dans tout cela ? Il faudrait plus d’informations pour juger. A première vue, la misère est dans Pékin comme elle est dans Paris, Londres ou Amsterdam, des sans-abri dorment dans les tunnels qui relient les deux côtés d’une avenue, des handicapés vous accrochent par la manche pour vous demandez quelques jiao (l’unité en dessous du yuan). Et les soins, la santé ? Nous sommes à deux pas de grands hôpitaux pourtant nous n’en saurons pas grand chose. Il semble bien (d’après quelques anciennes conversations avec des amis chinois) que la population ne jouisse pas d’une « sécurité sociale », ni même d’assurances décentes (y compris pour leur automobile). Le commerce de rue fait florès. Hier soir j’ai pu ainsi acheter une paire de chaussettes sur le trottoir, pour 15 yuans, une fortune (deux euros).

musiciens des rues

musiciens des rues

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Notre vie s’organise autour de quelques rituels. J’aurais souhaiter que nous fassions notre cuisine nous-mêmes, mais l’état de saleté des ustensiles mis à notre disposition nous en a dissuadé. Nous faisons un repas par jour, et chaque soir nous cherchons notre restaurant dans le quartier (ou parfois dans le centre, vers Qianmen). Les restaurants sont relativement chics et accueillent une jeunesse aisée mais les prix sont, pour nous, très raisonnables. La cuisine du Sud (Sichuan, Yunnan) est très prisée des pékinois. Le traditionnel canard laqué est une attraction touristique réservée à quelques restaurants du centre. Une fois, nous allons au plus près (car il fait très froid ce soir-là, température négative), c’est un restaurant populaire. Les serveuses sont effrayées d’avoir à servir des étrangers, elles rigolent entre elles et nous montrent du doigt. Nous finissons par choisir nos mets d’après quelques photos sur le menu. Il m’arrive une énorme bassine de bouillon blanc où surnagent les morceaux d’un poisson bouilli entier. En rentrant, nous nous arrêtons systématiquement au petit super-marché du bas de l’immeuble pour y acheter les brioches du lendemain et… l’eau. Car il n’est pas recommandé de boire l’eau du robinet, non qu’elle soit infestée de microbes et autres bactéries, mais tout simplement parce qu’elle est surchargée en métaux lourds. On nous a dit : « si vous buvez l’eau du robinet, vous sonnerez en passant sous les portiques de détection » !

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Pour le dernier jour en Chine, la pollution atmosphérique a atteint un pic (235 microgrammes par mètre cube concernant les particules particulièrement dangereuses pour la santé, alors que la mesure permise par l’OMS pour une durée d’exposition de 24 heures est de 25 seulement, il est vrai que par le passé le chiffre de 600 a été atteint à Pékin), cela signifie que vous ne voyez plus le bout de l’avenue au-delà du huitième bloc, les sommets des gratte-ciel se perdent aussi dans la brume et pourtant il n’y a pas de nuage, le temps est beau… c’est effrayant. Pour sortir, on m’a confié un masque. Ça tient par des élastiques autour des oreilles et on essaye de bien configurer le haut avec une petite lame de métal souple qui doit s’adapter à la forme du nez, quand on respire, le tissus se soulève, flip, flop… c’est bien, mais si on a des lunettes, à chaque souffle, ça fait de la buée dans les lunettes, pas commode, et si on enlève ses lunettes, on risque de tomber. Pas facile la vie en Chine. Finalement, peu de gens portent le masque, des jeunes femmes surtout. Ici, on ne porte pas le voile, mais le masque, donc. Ça cache aussi bien le bas du visage. Les gens ne voient même pas que j’ai des moustaches. Et si vous avez besoin de parler ? On baisse le masque ? À défaut de le tomber. Et si vous voulez manger quelque chose ? Pas moyen de faire passer la bouffe par en-dessous. On mange pas, on boit pas. On essaye de respirer le moins possible.

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Ma résidence pékinoise avait quelque chose d’insolite. Je n’ai fait là-bas que ce que j’aurais pu faire aussi bien à la maison… Nous avons par exemple passé un après-midi dans un café pour étrangers de l’avenue Gulou pour écouter le projet de thèse de Nicolas et lui faire des remarques constructives, cette thèse ne portait évidemment pas sur la Chine (mais sur l’économie de la connaissance en général). Nous aurions pu faire la même chose dans un bar de Marseille (puisqu’il habite Marseille). J’ai accepté cette opportunité parce que j’avais envie de faire l’expérience de Pékin. Il en a coûté une accélération certaine du processus de réchauffement climatique. Je comprends mieux ce que les artistes nomment une « performance ». Car j’étais au coeur d’une « performance », même si je n’en étais pas parfaitement conscient.

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4 commentaires pour Quinze jours à Pékin

  1. Un récit très « performant », au final !
    Bravo (j’ignore comment ça se dit en chinois) !

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