Un voyage d’il y a dix ans

C’est avec émotion que j’ai retrouvé nos photos de Katmandou, moi qui croyais les avoir définitivement perdues suite à une manoeuvre involontaire sur un vieux Mac. Elles étaient sur des « Memory Sticks » nichés dans un coin de tiroir. J’étais d’autant plus triste de les avoir perdues que je sais maintenant que tout ce qu’elles représentaient n’existe plus ou sous forme de tas de briques et de moellons, on me dit que ce sera peut-être reconstruit, oui mais quand ? Et n’y a-t-il pas d’autres priorités que reconstruire des bâtiments archéologiques ? Mais c’était si beau. Et ces silhouettes entr’aperçues sur ces clichés, d’hommes en doti ou de femmes en sari, que sont devenus ceux et celles dont elles sont les ombres, quelle souffrance et quel labeur ponctuent leurs jours, s’ils sont encore en vie ? La photo en voyage est toujours un problème : doit-on ou ne doit-on pas en faire ? Je lisais récemment sous la plume d’André Bucher, l’écrivain-paysan drômois, qu’il était vain de photographier les animaux dans la nature, par exemple, parce que cela coupait le lien nécessaire entre le promeneur et son environnement. André Bucher se demandait à quoi correspondait cette manie, comme si nous voulions à tout prix mettre notre patte sur la nature, assurer sur elle, au moment où elle nous surprend, le pouvoir ultime de la contrôler quand même. Mais l’être humain est ainsi fait qu’il souhaite surtout inscrire dans la durée ce qui le touche une fois, éterniser les moments de grâce. Doit-on lui en vouloir ? Les librairies et les vide-greniers sont pleins de livres de photographies souvenirs qui nous enchantent, telles que si personne n’avait songé à les prendre, nous en serions privés à tout jamais. Eh bien, tant pis, direz-vous peut-être, on ignorerait ces paysages, ces rues, ces habitants comme nous ignorons de toutes façons paysages, rues et habitants des temps où la photo n’existait pas. Mais voilà, la photo existe. Nicéphore Niepce nous a, à tout jamais, doté de cette capacité dont nous rêvions : fixer pour un peu de temps au moins (le temps que le cliché se détériore, que les albums ne soient pas perdus) l’instant d’émotion pour lequel nous vivons.

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Au moment où je prenais ces photos du Népal, j’avais en tête celles qui avaient déjà été prises par d’autres voyageurs plusieurs années et même plusieurs dizaines d’années auparavant, par exemple celles de Bakhtapur que m’avait montrées mon beau-père qui avait fait le même voyage que nous dans les années quatre-vingt, autrement dit vingt ans avant et, au retour en France, je me faisais un malin plaisir de les comparer. Evidemment, les siennes reflétaient un temps révolu. Le modernisme s’était emparé de ces rues, on trouvait du coca-cola et des boutiques de souvenirs là où, en ce temps-là, il n’y avait rien que de pauvres échoppes. Mais ces différences qui me semblaient importantes aujourd’hui me semblent peu de choses face à l’absence.

C’était en mai 2006. Nous étions partis faire le trek du Khumbu, dont le but final est le sommet du Kala Pattar, plus de 5000 mètres, face à l’Everest (but que seule C. atteindra puisque je l’avais attendue seul et toussant au fond d’un lit à l’ultime refuge, celui de Gorak Shep). J’avais eu beaucoup de difficulté car je ne m’attendais pas à ce que les sentiers fussent autant recouverts de glace, et le vent si glacial aux détours des chemins (d’où ma toux et ma fatigue). Lorsque nous avions embarqué à destination du Népal, nous étions un peu inquiets : les journaux n’annonçaient-ils pas la révolution ? De fait, à l’escale obligée de Dubaï, les unes des journaux montraient les manifestations violentes et les palais en feu. A notre arrivée, c’était le couvre-feu, toutes les boutiques avaient le rideau baissé. Les taxis et autres transports étaient en grève, sauf les « taxis pour les touristes », c’est pourquoi le notre arborait fièrement une pancarte, et après une nuit d’hôtel, nous ne pouvions faire mieux que rejoindre l’aéroport de nouveau en taxi pour prendre un de ces fameux Dornier (avions spécialisés dans les ascensions montagneuses et les passages de cols) qui décollent toutes les demi-heures, le matin, à l’assaut de l’Himalaya pour se poser à Lukla (il en est de nombreux qui s’écrasent, chaque année, le savoir n’est jamais rassurant). Le petit aéroport de Lukla donne des frissons: l’unique piste est à flanc de montagne, donc très en pente. Dans le sens de l’atterrissage, elle se termine par un mur de béton avant lequel le pilote doit avoir donné un sérieux coup de manche à balai sur la droite pour que l’avion se gare sagement devant les vitres de la salle d’attente. Sinon, gare. L’histoire raconte que le vol inaugural se termina tragiquement par un aplatissement contre ce mur. Il y eut des morts, dont l’épouse et l’un des enfants de Sir Edmund Hillary lequel attendait sa femme dans l’aérogare (1975). Ensuite, après ce terminal aérien plein de suspense, c’est une enfilade de guest-houses : tous les candidats à l’ascension de l’Everest font escale ici. Le trek part gentiment, dans la forêt, cherche à joindre Namche Bazar, qu’on ne quitte pas sans une visite à son cimetière d’hélicoptères (souvent russes) qui garde mémoire des sauvetages ratés et des approvisionnements échoués, puis les divers refuges qui ponctuent le parcours, comme à Tengboche, Phangboche, Dingboche, … Le froid était particulièrement sévère cette année-là. Le soir à la veillée, les convives n’avaient d’autre choix pour avoir un peu de chaleur que se coller au poêle central du chalet, qui n’avait souvent pour combustible, une fois le bois épuisé, que le plastique de bouteilles vides. Je me souviens d’un groupe d’Italiens qui se divisait en pro- et anti- Berlusconi, mais même les pro n’étaient pas mauvais… l’un d’eux, navré de me voir si atteint par la toux, me fit même cadeau de sa ration de cognac qu’il gardait jalousement dans une mini-outre en plastique depuis son service militaire. Ce trek n’est pas une boucle, c’est un aller-retour. On pourrait penser le retour moins dur, mais il l’est presque autant, tellement le chemin suivi n’arrête pas de monter et de descendre… A la halte de Pheriche, le brouillard endormait totalement la vallée, le refuge ne contenait que nous et était tenu par une famille tibétaine avec un bébé de quelques semaines qui disparaissait dans un couffin, chat miaulant que l’on voyait à peine et sur lequel, si l’on n’y prenait pas garde, on pouvait poser négligemment son chapeau ou sa doudoune. Au dernier refuge avant Lukla, notre guide me promit pour m’encourager un bon steak frites, un steak de yak ! A l’arrivée à Lukla, un incendie avait ravagé plusieurs guest-houses, heureusement pas la nôtre où nous avions déposé nos passeports et billets d’avion.

Journée de repos bien méritée. Un ex-GI qui avait fait le parcours en trois fois moins de temps que nous, nous souriait en écoutant Charlie Parker.

Les photos de ce trek semblent avoir été bel et bien perdues, irrémédiablement perdues. Sauf trois, dont deux qui nous représentent, C. et moi, face à l’Ama Dablam et celle-ci qui doit être, à ce qu’il me semble, une vue du Nuptse (mais un lecteur plus avisé peut-être me corrigera si ce n’est pas le cas).

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C’est après que nous pûmes un peu visiter Katmandu et Bakhtapur, visites que les photos retrouvées racontent.

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Certaines photos, comme souvent, ont une histoire. Nous étions émerveillés par Pashu Patinat, lieu sacré de l’hindouisme au même titre que l’est Bénares et nous restâmes de longues heures au bord de la rivière, face au temple où se faisait une crémation. Le lieu est un cimetière, bien entendu et c’est là évidemment que la question de la prise de vue refait surface avec acuité. Il arriva qu’en voulant prendre des photographies du lieu, je pris aussi en photo une procession qui accompagnait un père portant dans ses bras le petit cadavre emmailloté d’un enfant mort. J’eus honte de cette inattention et longtemps j’ai attribué la perte de ce rouleau à un acte manqué que j’aurais commis en voulant supprimer ce souvenir. En tout cas, nous étions restés si longtemps en ce lieu que je me souviens que le chauffeur ne nous avait pas attendus, mais ce n’était pas grave, on marchait dans Katmandou comme on marche dans Delhi, dans Rome ou dans Paris, c’est-à-dire sans y faire attention. Aujourd’hui, c’est peut-être différent.

Notre hôtel était dans Thamel. Je me souviens des échoppes très seventies qui vendaient de l’herbe et de vieux CD de Cat Stevens et de Grateful Dead.

A la fin du voyage, je crois que le roi avait fini par être déposé, on était allé chercher un très vieux premier ministre capable d’assurer l’intérim et nous avions dîné chez le propriétaire de l’agence par laquelle nous avions eu notre guide. Je me souviens que sa femme charmante m’avait donné un remède miracle pour enfin soigner ma toux.

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9 commentaires pour Un voyage d’il y a dix ans

  1. De l’intérêt de prendre (et de retrouver) des photos des endroits ou des avers parcourus et aimés…
    Je suis allé à Katmandou en 1985, la civilisation (et, plus tard, le tremblement de terre) semblait avoir épargné en grande partie cette bonbonnière de parfums et de souvenirs enfumés.
    Pas essayé le treck, seulement marcher inlassablement dans la ville, avec ses temples et ses échoppes et ses drugstores.
    Lost Paradise, sans doute…

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  2. Merci pour ce partage qui m’a transportée !
    Enfin un peu d’air frais 🙂

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  3. Vraiment un très beau texte, avec un brin de nostalgie, et moi qui ne suis jamais allée à Katmandou j’ai eu le sentiment d’assister à ces projections de diapositives de voyage que nous faisions autrefois et de revoir mes propres voyages…et de découvrir toute l’atmosphère de la ville..merci !

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  4. Juste pour la première photo… avec le plaisir de regarder encore les tiennes !

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