Nancy Huston et les miracles relatifs

club miracles relatifs nancy huston(1)Il y a toujours eu chez Nancy Huston une force d’expression bouleversante, percutant à fond l’époque qui est la nôtre pour en faire sortir des personnages d’une grande vérité, auxquels nous n’aurions jamais pensé. Son dernier livre est dans cette lignée. Il se superpose parfaitement avec ce qui nous est montré parfois des abominations qui se produisent loin de nous, dans le Grand Nord canadien (exploitation des gaz bitumineux) ou dans le secret des élevages intensifs ; une récente émission d’Elise Lucet nous faisait entrer en contact avec les désastres accomplis par les grands groupes pétroliers, Total en particulier, là-bas, au loin, où des villes fantômes surgissent pour abriter des masses de gens drainées à cause du chômage endémique qui règne chez eux, villes où il n’y a rien de naturel, où l’on tente de faire croire à un semblant de vie, villes ravagées par la pollution ou villes qui flambent, comme Fort McMurray, dont on a beaucoup parlé ces temps derniers, qui flambait parce que l’exploitation des sols n’avait rien laissé à une possible végétation qui aurait pu arrêter les flammes.

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Le roman qui vient de sortir – Le club des miracles relatifs, ed. Actes Sud – a pour personnage principal un être humain du nom de Varian, dont nous ne savons pas trop au début s’il est un mutant, un post-humain ou quelqu’un venu de l’espace. Nous avons cette impression parce que Nancy Huston nous fait éprouver ce qu’il ressent depuis l’intérieur de lui-même et que cet intérieur n’est pas banal. Varian est né de parents qui ont longtemps attendu une naissance, un père d’origine écossaise, Ross McLeod, et une mère d’origine allemande, qui ont vécu un grand amour du temps des pêches faciles au large de l’Ile Grise (on devine que cela désigne une partie du Québec ? Ou Terre-Neuve peut-être?). Varian est né prématuré avec une cryptorchidie, l’accoucheuse, une indienne Mik’mak, a réparé l’anomalie et lors de la naissance a mis le bébé au four pour qu’il reste au chaud, mais décidément, au long de l’enfance et de l’adolescence et même plus tard dans les débuts de l’âge adulte, on se rendra compte que quelque chose ne tourne pas bien rond. A moins que ce ne soit le monde qui ne tourne pas rond, toujours prêt à railler ou à brutaliser qui n’entre pas exactement dans la normalité (« Maman, c’est quoi, une chochotte ? »). Varian est surdoué, mais Varian croît lentement et avec difficulté, à treize ans il en paraît sept et sa voix met longtemps avant de muer… Varian est terrorisé par le sexe féminin qu’il divise en culpettes et en marmottes… Les marmottes ont une voix suraigüe qui cherche à s’imposer. La psy chez qui on l’envoie par exemple est une Super-Marmotte, de quoi lui faire péter les câbles… mais les culpettes, on devine que c’est encore pire, l’image de la tentation, et donc de la culpabilité, celles dont le chant nous enivre et dont les ondulations du corps nous font nous convulser d’émoi et d’effroi tout à la fois. Les pulsions sexuelles, on ne les encadre que par « l’auto-assistance », Varian se refusant à tout contact avec les femmes. Les chapitres étant construits en alternance à l’intérieur de chaque partie, de sorte que d’une partie à l’autre se répondent les chapitres du même type, nous pénétrons de manière chronique la pensée, la parole intérieure de cet étrange humanoïde, vient alors un discours à la troisième personne (Varian ne dit jamais « je »), chaotique, scandé, heurté (la marque typographique en étant des blancs entre des groupes de mots qui, souvent, se bousculent)

Tous les noms de ce récit sont imaginaires, même s’ils renvoient à des réalités clairement identifiables, il s’agit ici, comme pays, de l’OverNorth (le Canada?) et de l’UnderSouth (les US?), et comme villes de Luniville et de Terrebrute, les agents de la répression sont des tyrannosaures, des hadrosaures, le pétrole et le gaz de schiste ne sont pas désignés par leur nom mais par le poétique vocable d’ambroisie. Comment pourrions-nous ne pas être d’accord avec un monde qui exploite l’ambroisie ? Un monde qui affiche aux carrefours des rues ses recommandations « positives » : « sois toi même ! », « sois unique ! », « la grandeur compte ! »…

Des chapitres sont intercalés qui présentent des personnages à première vue secondaires, des habitantes de ces villes fantômes, chacun sous la prédominance d’une couleur (violet, indigo, bleu…). Il y a ainsi une couleur par grand chapitre (de I à VII). Secondaires les personnages ? J’ai oublié de vous dire que Varian est… un serial killer. La présence de toutes ces jeunes femmes, chinoises ou irlandaises, qui plus ou moins se prostituent, des « culpettes » autrement dit… tout à coup prend tout son sens… On devine, malgré les trous volontaires du récits, ce qui se trame sous le masque fragile du jeune homme psychotique.

D’autres chapitres (Vertiges, Fêtes, Vigile…) donnent le point de vue de Luka et de Leysa, médecin et infirmière, les seuls à s’être rendus familiers de Varian, ils sont d’origine russe et nous font pénétrer dans leur culture slave, ce qui fera que le livre soit visité par les grands noms de la poésie russe comme Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam ou bien encore, Vladimir Vyssotski que les gens de ma génération n’ont pas oublié, le chanteur à la voix âpre qui s’accompagnait d’une guitare pour dire les textes les plus révoltés, et qui fut le compagnon de la belle Marina Vlady. C’est de là que naît une lueur d’espoir dans ce monde de brutes, de là que vient aussi le titre du roman, le club des miracles relatifs… car c’est ce qu’ont inventé le frère et la soeur pour introduire un peu de subversion dans cet océan de totalitarisme libéral : la lecture de poèmes. Tous des miracles, bien entendus, mais relatifs, certes, car n’aboutissant jamais à faire que le monde ne soit autre chose que ce qu’il est et demeure.

Ils ont décidé de garder l’acronyme CMR et de lui faire signifier non plus le Centre de Maintenance Respiratoire mais le Club des Miracles Relatifs… Difficile d’imaginer tâche plus improbable et plus ardue que de créer une ambiance littéraire dans les espaces publics lisses brillants immaculés et vides des loges de travailleurs là-haut à AbsoBrut. Les poètes russes pourraient-ils seulement y survivre ?

On le voit, le dernier roman de Nancy Huston est comme une douche glacée sur nos espérances de vie meilleure (si toutefois nous en avions). La romancière canadienne a étudié à fond les mécanismes de la psychose autant que ceux de l’exploitation minière. A la folie interne qui scotomise le sujet et fait de lui un monstre replié dans son silence, répond la folie des intérêts liés à l’exploitation du sol ou aux expériences sur les animaux. Le monde suinte par tous ses pores la psychose. Les pipe-lines en rupture, ou bien les trains entiers transporteurs de pétrole, déversent dans les lacs et les rivières le poison bitumineux qui viendra détruire jusqu’aux villages les plus lointains (qui ne se souvient de la catastrophe de Lac-Mégantic).

En parallèle, elle poursuit une ligne de recherche sur le genre, qu’est-ce qu’un homme, au sens masculin du terme, à quoi se résume la virilité, pourquoi les rapports entre hommes sont-ils si difficiles, empreints de tant de rivalité, de défi incessant jeté à la tête les uns des autres, qui les pousse sans cesse à dissimuler leurs sentiments, à faire d’eux finalement des êtres si faibles sous l’apparence de la force et de l’énergie ?

J’ai parlé, ces temps derniers, de deux romancières, Nancy Huston et Pierrette Fleutiaux, elles sont loin peut-être l’une de l’autre, mais toutes deux sont engagées dans notre actualité, osent prendre à bras le corps cet impensé qui nous blesse et nous humilie, qui fait le quotidien de l’humain, la misère et la violence, elles doivent être remerciées pour cela, ce travail qu’elles font, de nous ouvrir les yeux sur des réalités que nous ignorerions, que nous pourrions ignorer sans elles, elles donnent à la littérature sa place entière qui est de permettre cette chose inouïe : pénétrer dans la tête, les émotions, la pensée de l’autre, même du pire des autres. Qui n’est jamais qu’une variante (Varian / variante) de ce que nous sommes.

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Note : L’accident ferroviaire de Lac-Mégantic s’est produit le 6 juillet 2013 à 1  14 heure locale (HAE) à Lac-Mégantic, une municipalité de la région de l’Estrie, au Québec(Canada). Le déraillement d’un convoi à la dérive de 72 wagons-citernes contenant du pétrole brut léger a provoqué des explosions et un incendie qui ont détruit, dans le centre-ville, une quarantaine d’édifices dans une zone de 2 km2, tuant 47 personnes (Wikipedia)

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4 commentaires pour Nancy Huston et les miracles relatifs

  1. Sûrement très intéressant… mais on en sait maintenant peut-être un peu trop ?
    Ou alors, compter sur le miracle de la lecture elle-même…

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  2. alainlecomte dit :

    Non, je n’en ai pas trop dit… je ne dis pas plus et je dis même moins que ce qu’elle-même dit de son livre dans les interviews que j’ai lus ou vus d’elle… donc, il va falloir le lire…. (sigh)

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  3. Il y a mille détails passionnants dans ce roman et même après en avoir fait une recension moi-même, j’avais encore de quoi en dire au moins deux fois plus ! https://femmesdelettres.wordpress.com/2016/07/23/nancy-huston-le-club-des-miracles-relatifs-avril-2016/

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