Anselm Kiefer, « De l’Allemagne »

bio_kiefer_anselmIl n’est pas simple d’entrer dans l’oeuvre d’Anselm Kiefer. Plus d’une personne, j’imagine à mon exemple, a dû avoir la tentation de rebrousser chemin dès les premières toiles exposées, devant ces petits personnages insignifiants faisant le salut hitlérien ou bien devant ces serpents couleur de terre à l’entrée d’un sous-bois, qui nous semblent mal peints, en plus, et qui nous découragent et nous font nous demander avec suspicion si de telles images ne sont pas gratuitement provocatrices voire naïves. Un tel jugement serait évidemment le signe d’une incompréhension totale. Admettons que les premières oeuvres de Kiefer soient agaçantes, mais soulevons un peu le voile de notre agacement – c’est-à-dire de notre angoisse. Il faut prendre de la distance et mettre ces oeuvres en contexte. La peinture de Kiefer est une peinture qui réfléchit, pas au sens des miroirs, mais au sens des philosophes et de certains poètes. Il est frappant de constater quand on a la chance de visiter dans le même week-end plusieurs expositions parisiennes (dont, avec Kiefer, les sculptures de Picasso au musée du même nom et les photographies de François Kollar au Jeu de Paume) à quel point les époques artistiques se succèdent et s’ignorent, renvoyant à des « esprits du temps » complètement différents. Anselm Kiefer, né en 1945, est de ma génération. Une génération qui n’a pris vraiment conscience de la réalité des camps d’extermination nazis qu’à une époque tardive (post soixante-dix, peut-être grâce à des films comme celui de Lanzmann – certes « Nuit et brouillard » de Resnais datait de bien avant mais il ne donnait pas l’ampleur ni la systématicité du système d’extermination, on parlait à l’époque de camp de « concentration », pas encore de camp « d’extermination »). Le temps était à l’euphorie de l’après-guerre et aux lendemains qui devaient chanter. Si on ne partageait pas le mythe gaullien, on était libre de croire en celui qu’incarnaient le PCF et… l’Union Soviétique. C’était l’époque bénie des poètes qui avaient été surréalistes mais étaient devenus chantres du PC, l’époque de Pablo Picasso, dont quelques salles du musée à lui dédié nous rappellent l’attachement au Parti et à ses organisations satellites. La France se développait, croyait au progrès, à l’avenir radieux garanti par l’atome pacifique… On a un magnifique tableau de cette époque dans la somme de photographies de François Kollar exposées au musée du Jeu de Paume, exaltant la classe ouvrière et la force de la technique. L’Allemagne suivait une voie parallèle, construisant une démocratie et développant son industrie.

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Une telle espérance s’accompagnait nécessairement du refus de tourner le regard vers un passé proche, du refus, mille fois évoqué par les rescapés, d’écouter ceux et celles qui revenaient des camps de la mort. Il a fallu des travaux d’historiens et des ouvertures d’archives, et il a fallu aussi que des questions soient posées par les plus jeunes. C’est dans cette interrogation que s’inscrit l’oeuvre de Kiefer. Pendant que les aînés s’évertuaient à oublier l’horreur et s’épanouissaient dans la consommation (ou dans l’attente d’une révolution qui serait nécessairement radieuse), des créateurs, peintres ou poètes, insistaient pour rappeler l’ignominie d’un passé récent. C’est aussi le temps où Beate Klarsfeld osait gifler en public le chancelier Hans-Georg Kiesinger qui ne voyait aucun inconvénient à superposer une carrière politique toute neuve au sein de la République fédérale à son passé nazi. Les petites figurines de Kiefer, qui tendent le bras devant un décor de lacs bavarois sont bien là pour rappeler ces choses.

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Ces peintures ne sont pas belles. Les bleus et les verts sont sales, la matière marron-noire semble étalée sans soins, on a l’impression qu’une mauvaise terre glaise tache la toile. Rien de beau. Rien devant quoi on puisse s’arrêter pour admirer une richesse de coloris ou une ligne élégante. Quand on passe aux « sculptures » (si on peut appeler ça ainsi), c’est encore pire : dans des cages en verre sont entreposés des objets rouillés et des amas de mâchefer ou de bois mal brûlé. Comme si on avait ramassé à la pelle les restes de ce qui devait recouvrir le sol d’un stalag, d’un camp voire même, peut-être, le plancher d’un four crématoire.

vitrine

Comment s’étonner que rien ne soit beau dans ces toiles ? Y a-t-il d’abord, dans ce contexte, quelque chose de « beau » ? On pense évidemment à la fameuse phrase d’Adorno : « comment continuer d’écrire de la poésie après Auschwitz ? » qui n’a pas empêché pourtant que l’on continue d’écrire des poèmes et… de peindre. Seulement l’acte de peindre, ou celui d’écrire est devenu différent pour certains au moins si ce n’est pour tous.

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celanKiefer a pour objets majeurs de son admiration les deux grands poètes que furent Paul Celan et Ingeborg Bachmann, un homme et une femme (qui se sont côtoyés et aimés) qui ont, en un sens, révolutionné la poésie allemande justement par leur volonté d’y faire pénétrer les stigmates indélébiles des camps nazis. Il leur dédie d’ailleurs quelques-unes des pièces les plus impressionnantes de cette exposition. On sait « qu’éc45711rire après Auschwitz » pour eux, c’était inventer un langage nouveau, rompre avec la poésie « qui crée des images » : aucune image ne doit venir des mots transcrits, le dire ici s’oppose au représenter, comme si l’extermination des Juifs avait sonné le glas non pas de la parole mais de la représentation. Poésie extrêmement hermétique. Probablement intraduisible. D’autant qu’un des traits qui la marquent est le fait d’y avoir introduit des expressions de langue yiddish ou d’un allemand préjugé de bas niveau parce qu’il était parlé uniquement par certaines populations juives. La poésie de Celan, elle non plus, n’est pas « belle » (celle de Bachmann l’est encore…) puisqu’elle ne représente pas. On se perd alors souvent dans les interprétations (alors qu’en principe, on ne devrait même pas essayer d’interpréter).

fleur

Kiefer, comme Celan ou Bachmann, a donc connu cette traversée, que certains qualifieraient de « traversée de l’expérience » et cela a donné ces immenses toiles noires. Et puis un jour, probablement, il a dû en avoir assez, et se dire qu’il y avait encore de sublimes fulgurances, des éclats de folie dont il fallait rendre compte. A ce moment-là, on sent une lointaine influence de van Gogh. C’est fascinant parce qu’on voit bien qu’il n’est en rien influencé par ses aînés immédiats, les Picasso, les Kandinsky, les Chagall ou les Miro, qu’il saute plusieurs générations, reprochant sans doute à ces derniers leur insouciance, leur excessif souci du beau ou du « poétique », alors que chez van Gogh aussi, oui, il faut bien le reconnaître, le souci du beau devait être secondaire, l’important étant d’exprimer son drame intérieur sous l’aspect des choses transformées par la lumière.

kiefer

Mais la méditation sur l’histoire de l’Allemagne ne faiblit pas en intensité. La dernière salle contient une gigantesque installation dédiée à madame de Staël, dont on sait qu’elle écrivit un perspicace « De l’Allemagne ». C’est l’occasion, pour Kiefer, de revenir sur un de ses thèmes favoris : l’enchaînement des responsabilités intellectuelles dans l’avènement des catastrophes. Il l’avait déjà fait à propos de l’édification allemande devant mener à l’apocalypse nazi, établissant une lignée qui unissait les grands romantiques, Goethe, Shiller, à Hölderlin, Rilke. Il le refait dans cette installation, mais l’aboutissement se trouve être cette fois Ulrike Meinhoff, l’égérie de la bande à Baader, dont le nom figure sur le lit d’hôpital calciné qui occupe le centre de la salle.

Sous l’influence du peintre alors, on se met à douter. On a souvent dit que la barbarie était d’autant plus inexplicable venant de ce peuple qu‘il avait connu Bach, Beethoven, Schubert, Goethe, Shiller, Novalis et bien d’autres qui représentent le summum d’une culture (de la culture européenne?) et qui, donc, auraient dû prévenir cette tragédie parce qu’on croit – un peu rapidement – que la culture est justement ce qui sert à combattre la barbarie, le fanatisme. On se prend à penser tout à coup que, peut-être, ce n’était pas juste, mais quau contraire il fallait voir que cette sublime culture, accompagnée d’un nécessaire vertige (Qui sommes-nous ? Comment construire une identité nationale?) était à l’origine de tout ce désastre (le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, dans un court essai – « La poésie comme expérience » – prétend que « jamais la possibilité pour un peuple d’une originalité ou d’une identité n’a fait autant question qu’en Allemagne » mais je ne suis pas assez savant pour juger du fondement d’une telle affirmation).

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8 commentaires pour Anselm Kiefer, « De l’Allemagne »

  1. Debra dit :

    Je suis en train de lire « Et la lumière fut » de Jacques Lusseyran.
    Je vous le recommande chaleureusement, si vous le voulez bien.
    L’art et la poésie de Lusseyran, dans son écriture, incarnent le meilleur de la mentalité française, des Lumières françaises : cette forme de légèreté qui échappe à d’autres cultures européennes, et s’épanouit quand elle ne se fige pas dans une intellectualisation mécanique et stérile.
    A vrai dire, l’expérience mélancolique que vous décrivez à travers l’art de Kiefer ne me permet pas de me tenir debout, et je peux comprendre ces millions qui, après la guerre de 39-45, ont voulu regarder… ailleurs.
    L’esthétique… mélancolique ne m’attire pas plus, d’ailleurs. Elle.. représente ? (à son insu) le trou noir laissé par la.. fiction qu’en n’écrivant pas, en ne prononçant pas, en… n’imaginant ? pas le nom de Dieu, « on » réussirait à fabriquer un sacré qui ferait la nique à l’idolâtrie, conséquence inévitable de toute belle pensée soumise aux effets corrosifs du temps.
    Qu’on réussirait à tuer la représentation elle-même.
    L’entreprise… a échoué. Et elle menace d’entraîner jusqu’au sacré lui-même dans sa très grande banqueroute.
    Nous finirons par oublier tous ces disparus de la deuxième guerre mondiale, parce que nous sommes des êtres de chair (aussi…) et nous les oublierons… à notre corps défendant, comme dit l’expression.
    Nous ne sommes pas des dieux… il est temps de nous ressaisir sur ce point.
    Il y va de notre salut.
    En passant, hier j’ai ouvert Freud dans « Inhibition, Symptôme, et Angoisse » pour lire ses propos sur la formation réactionnelle.
    Très instructif à l’heure qu’il est. Cet été j’embarquerai « Malaise dans la Civilisation », c’est promis.

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    • alainlecomte dit :

      Nous ne sommes pas des dieux? certes. Hélas, beaucoup, tout en le proclamant font comme s’ils en étaient, ce ne doit donc pas être suffisant, comme propos. Oublier les disparus de la seconde guerre mondiale? je n’y crois pas. Toujours de nouveaux crimes, de nouveaux massacres nous les rappelleront. En revanche je suis d’accord avec vous sur le fait qu’il faut relire Freud et notamment ce « Malaise dans la civilisation » qui semble être devenu, nouvelles traductions aidant, « Malaise dans la culture ».

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      • Debra dit :

        Lisez le livre de Lusseyran, s’il vous plait.
        Et oubliez que je vous l’ai recommandé si cela aiderait…
        Pour Freud, je ne sais pas pourquoi nous privilégions actuellement « culture » sur « civilisation ». Mais je me dis que l’Homme est l’Homme depuis bien avant sa sédentarisation pour faire de l’agriculture, en tout cas…
        Hmmm… une nouvelle invitation à nous disperser tous aux quatre coins de la planète, l’avion et le TGV aidant ? Que c’est séduisant…
        Mais moi, je suis une nostalgique de la première heure ; c’est même inscrit dans mon destin, d’ailleurs…

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  2. Quel bel article qui sert de fil d’Ariane à tant de nos interrogations!

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  3. Je n’ai pas encore vu l’expo Anselm Kieffer (généralement, j’attends le dernier jour) et je pense que « le beau », comme tu le notes, n’est plus une catégorie – peut-être au sens kantien – qui corresponde à quelque chose dans l’art contemporain.
    Imagine-t-on un peintre s’attaquer (si j’ose dire) aux attentats du 13 novembre 2015 à Paris ou à ceux du 22 mars dernier à Bruxelles ? Oui, il le pourrait, en rejetant toute idée (paradoxalement) esthétique.
    Idem pour un romancier : il ne s’agit plus de faire du « beau » avec du laid, du signifiant avec de l’absurde : simplement d’exprimer une sensation qui dépasse le plat réalisme des images diffusées par les télés dont l’info en boucle gave les yeux.
    L’art, après les catastrophes, continue(ra) puisqu’il est sans doute le seul moyen d’en témoigner (de s’en souvenir) d’une manière personnelle : celle qui touche au cœur.

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  4. alainlecomte dit :

    @DH: oui, pas grave. Les noms propres n’ont pas d’orthographe. Et puis autant laisser ces petites imperfections comme marques d’authenticité. 🙂

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