Difficulté à transmettre dans la Chine pop

Quand le temps s’accélère et se met à aller beaucoup trop vite, quand les mondes s’éloignent trop rapidement les uns des autres, comment voulez-vous instaurer une communication, comment voulez-vous assurer une transmission ? C’est ce qui arrive en Chine si on en croit le nouveau grand film de Jia Zhang Ke : « Au-delà des montagnes ». Résumé (connu, je pense, depuis la sortie à Cannes mais qu’on peut rappeler quand même) : trois périodes se succèdent.

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1999 : l’enthousiasme d’une bande de jeunes qui se disent qu’avec les changements en cours en Chine, l’avenir peut-être leur appartient… une belle jeune fille qui trouve néanmoins qu’elle a les pommettes trop larges, fait chavirer les cœurs de deux jeunes hommes : un mineur plein d’humour et de tendresse, mais pauvre, un propriétaire de station-service, un peu gommeux et qui ne rêve que de réussite financière. Qui croyez-vous qu’elle choisisse ? Le riche évidemment. Tout en continuant d’avoir un faible pour le pauvre. Mais la vie est la vie et il faut conquérir ce qui peut l’être. Le pauvre s’en va, baluchon sur le dos, vers une autre région, il balance la clé de sa maison par-dessus les murs le jour où il apprend que la belle va épouser le riche… Le riche fait un enfant à la belle, il l’appellera « Dollar »…

2014 : (Attention, le film commence vraiment : c’est à ce moment qu’apparaissent titre et générique !) Le riche est parti vivre à Shanghaï avec l’enfant. Le couple a divorcé. Tao, la belle, travaille pour une banque et ne gagne pas trop mal sa vie, elle continue de chanter dans les festivités. Le pauvre mineur, lui, a subi quinze ans (voire plus) de respiration au fonds des mines et d’absorption d’air pollué, il en tire un cancer du poumon. Il rentre avec femme et enfant au pays. Manque d’argent pour se soigner. Sa femme va chercher secours auprès de Tao qui, généreuse, s’exécute. Mort du père de Tao. Celle-ci demande à son ex-mari de faire venir son fils pour l’enterrement. Le gamin est pétri de manières incongrues pour sa mère, habillement ridicule, mots anglais, refus de se prosterner. Par Skype, sa belle-mère lui donne des consignes. Tao est triste. Dans une belle scène tournée dans une voiture, Tao, en conduisant, essaie d’expliquer à son fils les raisons de sa tristesse. Elle le raccompagne finalement vers Shanghaï, mais en prenant les omnibus (« afin, dit-elle, de rester plus longtemps avec toi »). Elle lui donne la clé de sa maison (« c’est la clé de ta maison »).

2025 : Le riche a fini par émigrer en Australie, emportant Dollar avec lui. Il vit dans une maison somptueuse d’où l’on voit l’océan. Le fils a perdu tous ses repères. Il ne connaît pas sa langue maternelle. Il faut qu’il suive des cours de chinois pour la réapprendre. Il tombe amoureux de sa prof de chinois, bien sûr, puisqu’elle a l’âge de sa mère et qu’elle lui pose des questions sur sa mère (auxquelles il répond que… « il n’a pas de mère », suprême insulte. Il est, dit-il « un bébé éprouvette »). La prof de chinois – qui, elle aussi, a une mère, soit dit en passant, et qu’elle n’a pas revue depuis qu’elle est en Australie – veut le ramener à sa vraie mère. Laquelle, restée dans sa ville d’origine de Fenyang continue de faire des raviolis en pensant à ce fils qui a disparu. « Tao ? » elle croit avoir entendu sa voix. Elle croit seulement. Le film s’achève. Quoi ? Déjà ? On aimerait qu’il dure encore. On ressent ce qu’on sent quand on arrive à la dernière page d’un roman qu’on a aimé. On voudrait que ça continue.

new_1a_Copyright_Xstream_Pictures_Beijing-850x450Ce film est remarquable car il brosse en un peu plus de deux heures un pan de l’histoire d’un pays où tout s’est accéléré, où l’on est passé du communisme étatique au capitalisme effréné, du goût des traditions à l’aspiration irrésistible de l’étranger, du charbon au pétrole (et au solaire ?) en vingt-cinq ans. Les gens n’ont pas eu le temps de se retourner, des enfants sont partis loin de leur mère, des langues ont été désapprises. Il est déroutant : à aucun moment on ne sait vers où il nous entraîne. On s’attache à des personnages qu’on ne retrouvera plus (le mineur malade), on voit surgir des évènements qui n’auront pas de suite (un avion en flamme qui s’écrase tout près de là où passe Tao). Zhang Ke s’en explique en disant qu’il a voulu être au plus près de la vie où, là aussi, des choses apparaissent et disparaissent sans raison apparente. Il avoue aussi avoir voulu utiliser des plans filmés dans le passé qu’il n’avait jamais trouvé à placer dans ses films antérieurs. C’est comme ça sans doute qu’on hérite de séquences curieuses, comme celle d’un couple français lauréat d’on ne sait quel concours, convoqué sur une estrade pour recevoir bouquets de fleurs et félicitations, et qu’un gnome à lunettes fait s’incliner trois fois pour remercier notre Shen Tao érigée en vedette… Dans ce monde, il n’y a pas de transmission : un mur sépare le père du fils, d’ailleurs le père a continué de parler mandarin, de sorte que le fils, quand il veut lui dire son envie de vivre sa vie, a besoin de faire venir avec lui sa prof de chinois pour qu’elle assure la traduction ! Une belle chanson se fait entendre à vingt-cinq ans d’intervalle, mais les deux fois, quelqu’un dira que c’est dommage, on ne la comprend pas car elle est en cantonnais. Il y avait une clé pourtant, on s’en souvient, celle que Tao avait donnée à son fils avant leur séparation, « la clé de chez toi », et cette clé, on la trouve autour du cou de Dollar dix ans plus tard. On se prend à espérer qu’elle ouvre quelque chose. La prof de chinois – qui, symboliquement, est la vraie go-between entre les mondes, ou du moins essaye de l’être, elle qui a vécu aussi à Toronto – voudrait bien que cette clé serve. Mais on ne sait pas si cela se fera. Le film s’arrête avant. Dollar est-il condamné à vivre dans sa bulle australienne (littéralement un autre monde puisqu’un autre hémisphère) ? Tao ne peut-elle que danser dans la neige pour faire revivre des liens qui semblent perdus ? (dernière séquence du film, la plus belle).

mia-madre-film-di-nanni-moretti-primo-posterVu aussi à peu de temps d’intervalle, « Mia Madre » de Nanni Moretti, émouvant récit autobiographique qui pourrait nous plonger dans l’affliction tant l’atmosphère des rapports entre fille et mère au moment où cette dernière approche de la mort est lourde, s’il n’y avait les facéties de John Turturro, qui campe un acteur fantasque et amnésique. Quoi de commun entre « Au-delà des montagnes » et « Mia madre » ? a priori pas grand-chose, et pourtant… Le film de Nanni Moretti raconte aussi, en filigrane, la déchéance d’un certain cinéma, caractéristique des années soixante-dix (une époque bien lointaine, comme peut l’être 1999 par rapport à 2025 dans le cas chinois), qui montrait les ouvriers grévistes, les patrons voraces et les manifestations bariolées : c’est le film dans le film. Il contraste avec le film lui-même, où le réalisateur est surtout préoccupé par les questions de transmission, lui aussi, comme c’est le cas de Zhang Ke, mais chez l’italien, la transmission est partiellement réussie, lorsque la vieille dame mourante arrive encore à donner des leçons de latin à sa petite fille (scène la plus positive et la plus émouvante) – comme quoi, ces histoires de langue semblent être capitales. L’oncle, joué par Nanni Moretti lui-même (ce n’est pas innocent) semble s’être abstrait de la vie socio-politique (jusqu’à démissionner de son emploi) et en avoir tiré force et sérénité. Je crois que c’est la leçon que veut nous donner Moretti, alors que la cinéaste (qui est donc censée incarner le « vrai » Nanni Moretti) vit dans le tourment perpétuel du fait de sa quête impossible (elle demande sans arrêt aux comédiens de jouer leur rôle tout en restant à côté de leur rôle ! et elle confesse à un moment ne pas savoir trop, elle-même, ce que cela signifie !). Juste pour rire : en comparant les deux films, on s’aperçoit simplement que les larmes chinoises (au moment des enterrements) sont bien plus bruyantes que les larmes italiennes… mais je dis ça pour rire, bien entendu.

Bonne année à tous et toutes! La semaine prochaine je serai en voyage, peut-être pas de billet mardi prochain…

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Un commentaire pour Difficulté à transmettre dans la Chine pop

  1. Merci (je compte bien aller voir le Moretti un de ces quatre)… et bonne année !

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