Enard Balzac ou Enard Nerval?

Mathias-Enard-BoussolePourquoi se lancer dans la lecture d’un roman aussi volumineux et a priori si dépourvu d’intrigue ? Pas forcément parce qu’il a obtenu un prix littéraire, ô non, et je l’avais commencé bien avant qu’il ne l’obtienne, non que je méprise les prix, mais enfin, ce n’est jamais une raison, il y a tant de prix Goncourt que je n’ai pas lus… et je ne m’en porte pas plus mal. Alors pour répondre… ce serait pour plusieurs raisons : la première peut-être serait l’amour de l’érudition. Mathias Enard réunit un savoir immense sur l’Orient, l’orientalisme et les orientalistes. Des relations insoupçonnées émergent au détour des pages entre des célébrités de l’Occident et les merveilles de l’Orient, ainsi des concerts donnés par Liszt à Istanbul (« C’est une étoile, un monstre, un génie ; il fait pleurer les hommes, s’évanouir les femmes et on peine à croire, aujourd’hui, ce qu’il raconte de son succès ») ou de l’existence d’un frère du grand Donizetti, Giuseppe, qui « introduisit la musique européenne dans les classes dirigeantes ottomanes », « personnage presque oublié, qui vécut quarante ans à l’ombre des sultans et fut enterré dans la cathédrale de Beyoglu au son des marches militaires qu’il avait composées pour l’Empire » . Vienne est-elle la porte de l’Orient ? Voilà qui enflamme la discussion entre le narrateur, un jeune musicologue autrichien prénommé Franz et une jeune et merveilleuse orientaliste parisienne prénommée Sarah. On l’a trop prétendu, dit-elle, mais à tort. Ce n’est pas parce que les Ottomans ont été aux portes de Vienne que Vienne était la porte de l’empire ottoman… Bref, on lit un tel livre parce qu’on a l’illusion que l’érudition dont il fait preuve va passer en nous naturellement, par simple imprégnation. Alors que cela est loin d’être sûr. A mon âge, on ne retient déjà plus grand chose… rien à voir avec les indélébiles souvenirs de lecture que nous héritons de notre enfance. Telle trouvaille qui nous émerveille un jour, dont on pense qu’elle va changer notre vie, aura été oubliée deux jours plus tard, sauf si nous la notons précautionneusement sur un cahier ou… un blog ( !) et que nous la relisons sans cesse. Mais ça ne fait rien, on croit toute notre vie à la puissance des mots et du savoir pourvu qu’on y ait cru une fois, et l’on donnerait tout pour que notre esprit soit meublé de toutes les découvertes archéologiques et de tous les vieux grimoires qui nous révèlent un monde dont la représentation doit toujours être renouvelée (oui, toujours… ne jamais se laisser gagner par les arguments des vieux ronchons qui veulent nous persuader que l’on en a fini avec les représentations du monde). Les émissions de France-Culture ont aussi cet effet-là. J’écoutais il n’y a pas si longtemps une émission matinale sur l’histoire de la drogue, sujet qui m’est a priori assez étranger, je dois dire, mais au cours de laquelle j’ai notamment appris la fausseté de la fameuse légende des haschischins, secte de l’islam supposée avoir été conduite à tuer et massacrer sous l’influence du précieux produit et qui aurait ainsi donné le mot « d’assassin ». Il s’agit bien sûr d’un mythe orientaliste développé au XIXème siècle. Sans doute, cette secte n’était-elle qu’un lointain précurseur de Daech et sa cruauté n’avait rien à voir avec le hasch qui, du reste, était abondamment consommé à l’époque dans tout l’Orient (ainsi que l’opium d’ailleurs, et là nous revenons au roman de Mathias Enard) et notamment par des gens qui demeuraient doux comme des agneaux.

Il y aurait aussi une autre raison de lire ce roman : l’écriture, évidemment. Et plus particulièrement la manière dont l’auteur parvient à construire une succession de plans narratifs entre lesquels nous passons parfois sans nous en rendre compte (surtout si on se livre à une lecture pressée). Au premier niveau, le roman commence au début de la nuit. Franz est dans sa chambre de jeune professeur, à Vienne, et il regarde Monsieur Gruber, son voisin, promener son chien, rien de plus banal. Il a reçu une lettre de son ancienne amie Sarah, depuis l’île de Sarawak, proche de Bornéo. Il n’en faut pas plus pour que sa rêverie ne le ramène à l’époque où il a commencé de fréquenter cette Sarah : Paris, la Sorbonne. Sarah soutenant sa thèse et lui, qui devait lui-même se livrer prochainement au même exercice, s’émerveillant de la grâce, de la beauté, de l’intelligence de cette jeune femme qu’il avait déjà rencontrée à vrai dire – ce qui explique sa présence à la Sorbonne ce jour-là – en un autre lieu, près de Graz. Nous voilà sur trois étages temporels successifs : la narration présente, à Vienne, puis le souvenir de la thèse à Paris, puis celui de la première rencontre, à Graz, où les deux avaient eu la chance d’obtenir une bourse pour participer à leur premier colloque d’orientalistes. Au temps, se superpose l’espace : Vienne, Paris, Graz (ou sa campagne) bien sûr, mais aussi déjà Bornéo. Et quand le rêve en plus, se mêle de cette affaire, on ne sait plus très bien où l’on en est

une-mathias-hnard-dtail-tt-width-1600-height-1067-lazyload-0-fill-0-crop-0-bgcolor-FFFFFFBalzacCertains critiques littéraires comparent Enard à Balzac… « Un nouveau Balzac ? », titrait un article de L’Obs, or, ce n’est pas tant à l’illustre romancier de la Comédie Humaine qu’il me fait penser qu’à cet autre grand écrivain du XIXème siècle que fut Gérard de Nerval, « ce doux Gérard » comme on dit souvent, lui aussi considérable érudit et qui fit le Voyage d’Orient que tout lettré tant soit peu aventureux de l’époque se devait de faire. Le seul vrai romantique de la littérature française, a dit je ne sais plus qui. Nerval fut un grand innovateur sur le plan de l’architecture en différents plans emboîtés de ses récits, ce qu’il montre en particulier dans « Sylvie », la plus belle nerval_gerard_5291nouvelle (à mon goût) de la littérature française. Raymond Jean, grand spécialiste de la littérature romantique, un peu oublié aujourd’hui (se souvenir qu’il était prof de littérature à Aix-en-Provence, qu’il fut de ceux qui volèrent au secours de Gabrielle Russier dans les années soixante, et qu’il fait une courte apparition dans le merveilleux film d’Agnès Varda « Sans toit ni loi ») fit jadis l’analyse de cette construction à niveaux qui me remplit toujours d’admiration dans un petit livre que je garde précieusement : « Nerval par lui-même », éditions du Seuil, collection Ecrivains de toujours. Nerval à peine cité – curieusement – dans le livre d’Enard, pourtant on jurerait qu’ils sont frères tous les deux, jusqu’à faire intervenir le rêve comme acteur essentiel dans la narration (certes un peu plus « chaud » chez notre contemporain que chez le romantique du XIXème, voir par exemple le rêve qu’il fait à 2h20 ! pauvre Franz, tellement frustré dans son désir pour Sarah…), jusqu’à ce que, derrière le duo amoureux – enfin, d’un amour peut-être unilatéral, pas partagé en tout cas – formé par Franz et Sarah, on voit, comme dans Sylvie, celui de Gérard et Adrienne. On prêtait aussi à Gérard cette timidité dont souffre – sans le dire – le jeune musicologue. Mais Nerval connaissait-il bien l’Orient ? Il a embarqué sur un bateau qui portait ce nom, mais on sait qu’il a beaucoup puisé dans les écrits de voyageurs qui l’avaient précédé, comme Sylvestre de Sacy. Mais tous les écrivains, n’est-ce pas, trichent un peu ? L’autre jour, à La Grande Librairie, Enard avouait en riant qu’il avait trafiqué une citation de Henri Heine, celle où le poète allemand demande à Théophile Gautier : « comment ferez-vous pour parler d’Orient quand vous y serez allé ? », en réalité, disait-il, Heine avait bien dit cette phrase, mais à propos de l’Espagne. Alors, ils sont quitte. Enard, Nerval… et, comme c’est bizarre, ils sont presque anagrammes l’un de l’autre, or, Gérard apparaît peu chez Mathias (enfin, juste une ligne, page 133), à la différence de Balzac, Heine, Liszt, Beethoven, Kafka, Trakl et même, et même Annemarie Schwarzenbach, l’aventureuse helvète, grande consommatrice d’opium, qui se laissa annemarie+schwarzenbach+in+Taschkurghan%2C+afghanistan+October+1939embarquer par Ella Maillart (autre helvète), en principe parce que l’influence de cette dernière devait l’aider à se sevrer, mais elles firent ensemble ce fameux chemin de la Turquie à l’Afghanistan sans visiblement que la jeune suissesse ne guérisse… Eh bien, cette Annemarie Schwarzenbach, on la retrouve, figurez-vous, accueillie par « la reine de Palmyre », c’est-à-dire cette femme, folle aventurière, du nom de Marguerite d’Andurain dite Marga, propriétaire avec son mari du seul hôtel dans l’enceinte de la cité antique, l’hôtel Zénobie, qui eut une destinée incroyable et fut accusée d’avoir assassiné son second mari et peut-être même bien d’autres gens encore… Ainsi Palmyre est-elle ancrée au cœur de ce roman, qui est comme une ode à un Orient qui se porte bien mal aujourd’hui (mais c’est peut-être bien la faute à « nous », l’Occident) après avoir été pourtant un lieu de découvertes et de rencontres fulgurantes aux siècles passés.

david-roberts-caire-vuevue du Caire par D. Roberts

Ce roman, que je n’ai pas entièrement fini de lire, nous fait passer ainsi des rêves aux souvenirs, de la réalité à la fiction, tout à vrai dire y est prétexte pour évoquer des figures et des évènements que nous n’attendons pas, comme par exemple le dernier concert donné par Beethoven, concert donné par un musicien sourd et qui doit donc faire entièrement confiance à ses doigts sur le piano et ne peut se rendre compte que ledit piano est désaccordé, d’où s’en suit une horrible cacophonie qui oblige les auditeurs malheureux à se voiler la face – on se croirait à un récital de la Marguerite jouée par Catherine Frot dans un film récemment sorti – mais c’est tragique pour le pauvre Ludwig qui a, en plus, parmi l’auditoire, celle qu’il aime et veut séduire. Tout cela entrecoupé par les angoisses du narrateur au milieu de la nuit (le récit se déroule entre 23h10 et 6h du matin), un narrateur qui serait un tantinet hypocondriaque que cela ne m’étonnerait pas. En tout cas, il a, ce narrateur, quelques rapports aussi avec un certain Marcel, celui qui s’angoissait la nuit et qui conte le désespoir du malade qui, se réveillant à l’occasion d’une crise et voyant poindre une raie de lumière sous la porte se dit qu’il ne va pas souffrir longtemps puisque c’est le matin mais se rend compte hélas bien vite que ce n’est pas du tout le matin mais le soir et que la lumière est la dernière encore allumée, qui va bientôt s’éteindre, laissant le malheureux seul avec sa souffrance (que celle-ci soit réelle ou imaginaire ne compte pas ici). Eh bien, Franz est de ceux-là, semble-t-il, qui se réveillent en pleine nuit, avec la soif et la question : « combien de temps me reste-t-il à vivre ? Qu’est-ce que j’ai raté pour me retrouver seul dans la nuit éveillé le cœur battant les muscles tremblants les yeux brûlants »… Quel beau roman (même si, c’est vrai, on finit parfois par se lasser de ces avalanches de noms propres, de ces anecdotes concernant des gens que l’on ne connaît pas et dont nous aurons vite tout oublié, et qui s’enchaînent à la va-vite un peu comme dans un catalogue, mais l’auteur n’a-t-il pas voulu aussi traduire la fluidité, la rapidité du flux de la pensée, de la rêverie?) qui contient aussi, entre autres, quelques beaux aphorismes comme celui-ci : « la vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière, ne retombe jamais sur ses pieds »… (p. 50). Comme c’est vrai.

800px-Palmyre_Vue_GeneralePalmyre avant sa démolition

Cet article, publié dans Actualité, Livres, est tagué , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

5 commentaires pour Enard Balzac ou Enard Nerval?

  1. Vu l’autre fois, par hasard, dans l’émission « Bibliothèque Médicis », avec l’autre « orientaliste » Paul Veyne.
    J’attends qu’il sorte en poche, Mathias Enard.

    J’aime

  2. Debra dit :

    Franz au milieu de la nuit ?
    Symphonie de Mahler ?
    « Un Mitternacht », chef d’oeuvre des Rückert lieder, de Mahler. Le dernier, je crois.
    Chanté, de préférence, par Kathleen Ferrier (avec Bruno Walter), quand elle devait s’allonger entre chaque morceau enregistré, tellement sa souffrance (et sa fatigue) étaient grande, juste avant sa mort.
    Merci pour la référence. Nous l’achèterons pour la bibliothèque, j’en suis certaine.
    Le dernier film de Woody est très bon aussi.
    Pour les grincheux.. comme moi.

    J’aime

  3. Ping : 11 novembre / 13 novembre | Rumeur d'espace

Laisser un commentaire