Les pays où nous n’irons plus

Nicolas bouvierEn ce temps-là, nous étions dans notre adolescence, le monde était jeune, et nouveaux étaient les horizons, les pays d’Orient se relevaient d’un long sommeil, l’Afrique donnait espoir et les bras se tendaient d’une rive à l’autre de la Méditerranée, unissant des militants progressistes de France à de jeunes révolutionnaires du Maghreb ou du Levant. On avait inventé le dialogue des cultures, la grande conversation de l’Orient et de l’Occident, on lisait Nicolas Bouvier qui, en 1954, avait fait le grand voyage, de Genève jusqu’à… jusqu’à on ne sait plus très bien où d’ailleurs : « L’usage du monde » s’arrête quelque part vers la passe de Khyber, mais on sait qu’il est allé plus loin, qu’il traversa l’Inde, voyage dont on sait peu, avant qu’il ne s’arrête à Ceylan, objet du récit de Poisson – Scorpion(*). Si on avait su, on serait parti comme lui, à bord d’une Topolino, ou plus probablement d’une deux chevaux, comme le firent beaucoup de jeunes gens de l’époque. On n’aurait pas forcément pris le même chemin car elles sont multiples les voies de l’Orient… plus au sud, nous aurions obliqué peut-être vers Alep, parcouru la plaine de Ninive, nous serions entrés dans Mossoul, croisé la route d’une caravane de sel du côté de Palmyre, écouté le chant des sables en suivant les pas des Bédouins ou revécu les folies de Lawrence d’Arabie…

MossoulNous aurions bien fait car désormais, que nous reste-t-il de tout cela ? Des photos bistres et des manuscrits jaunis qui seraient exposés dans un musée national, en l’occurrence les Archives, à l’Hôtel de Soubise, et qui montreraient par exemple tout un stock de vieux grimoires et d’enluminures extorqués aux geôliers infâmes qui n’ont en tête que la folie de détruire. Mais si nous avions fait ce voyage, nous n’aurions fait en réalité qu’imiter Jean-Baptiste Tavernier, qui fit « six voyages en Turquie, en Perse et aux Indes » (relatés dans un ouvrage de 1675) et dont l’un des périples aboutit justement à Mossoul-Ninive en 1644. On aimerait retrouver ce livre en format actuel et suivre dans l’imagination cet illustre voyageur, tout comme on aimerait revoir le Tigre passant devant la ville, avec au loin coupoles et minarets pendant que des dromadaires stoïques attendent leur chargement sur la rive d’où est prise la photo, vers 1880. Dommage qu’on n’ait extrait des bibliothèques de Ninive que les documents intéressant prioritairement les dominicains,  on regrettera peut-être que cette exposition soit à leur gloire et à leur gloire seule, mais elle abrite des trésors et nous fait découvrir, à nous béotiens, des styles et des écritures que nous ignorions, une histoire inconnue, et débute, il est vrai aussi, par un intéressant rappel sous la forme de quelques tablettes cunéiformes du IVème siècle : « le montant des rations pour cinq lamentateurs et sept travailleurs », « le cadastre des terres royales et du temple de Shara », une « lettre d’un fils à son père après leur rencontre à Babylone » ou le premier récit du déluge à l’époque où le dieu suprême s’appelait Enlil (un Dieu terrible qui voulait à tout prix détruire le monde mais dont les efforts maléfiques étaient heureusement contrecarrés par la déesse Ea).

voyage de TavernierSautant les siècles et même les millénaires, on admirera dans cette exposition « le Poème de la médecine d’Avicenne » commenté par Averroès, qui servait aux étudiants de l’an mille à mémoriser les principes médicaux essentiels, ou bien le fameux « Livre de la Perle » d’Abdiso bar Belikha, métropolite de Nisibe et d’Arménie à la fin du XIIIème siècle, sous l’autorité du patriarche Yaballaha III, ouvrage apologétique sur la vérité du Christianisme en cinq discours… Et quelques échantillons de cette écriture Soureth, langue dérivée de l’araméen, paraît-il toujours existante dans le Nord de la Mésopotamie… mais parlée encore par combien d’êtres vivants ?

livre de la perlesoureth1

(Livre de la perle et lettre écrite en soureth)

Quel dommage que nous ne nous intéressions souvent à un pays, une culture que lorsque nous le sentons nous échapper définitivement, et que nous soyons à son égard comme nous sommes vis-à-vis de ces gens que nous avons croisés dans la rue tous les jours sans nous être particulièrement souciés d’eux, jusqu’au moment où nous avons appris qu’ils étaient gravement malades, ou même qu’ils étaient morts, et que nous nous sommes rendu compte alors, a posteriori, qu’ils avaient dû être des personnes que nous aurions dû faire l’effort de connaître, que nous aurions peut-être aimées, mais hélas, il est trop tard, nous n’avons plus qu’un souvenir, un regret, une espérance disparue à jamais de les approcher un jour.

(*) En réalité, il a bel et bien traversé l’Inde, voir son texte : « La descente de l’Inde » dans ses œuvres complètes parues en collection Quarto chez Gallimard. Il s’est expliqué du fait que son livre premier s’arrête à la frontière : « Je me disais que si j’ajoutais l’Inde, Ceylan et le Japon, ce serait le Livre des Merveilles en deux mille pages et que je l’aurais terminé vers cinquante ans ». Du coup, il a traité l’Inde « en radio », par émissions de vingt cinq minutes, et c’est la retranscription de ces émissions qui constitue le corps du texte inachevé intitulé « la descente de l’Inde ». Il faut noter aussi qu’il dit, à la fin de ce texte : « L’Inde du Sud est un autre monde. C’est un monde que j’ai beaucoup moins aimé, sans doute parce que je l’ai beaucoup moins compris. Je n’en parlerai donc pas avant d’y être retourné ». Y est-il retourné ? En tout cas, il n’en a jamais parlé.

PS : je recommande aussi, pour les amoureux du langage, le très enthousiasmant petit musée privé « Mundolingua », sis au 10 de la rue Servandoni (ci-devant architecte de l’église Saint-Sulpice) dont nous devons saluer le fondateur, qui a réalisé en deux pièces d’appartement et un entresol une présentation quasi exhaustive des questions essentielles de la linguistique moderne qui vaut bien tous les cours introductifs qu’un étudiant peut suivre en amphi. On y apprendra des choses passionnantes sur les langues du monde (dont le nombre est encore estimé à 6700 à peu près) et même, même, on pourra écouter des échantillons sonores d’un très grand nombre de ces langues (environ 4000), ce qui procure grande émotion : s’entendre parler mizo, pam ou  nyang’i par l’un des derniers locuteurs nous chavire un peu, autant que si, tout à coup, nous avions Jules César ou madame de Maintenon en personne au bout du fil. On apprendra par exemple que certaines langues sont marqués pour un repérage spatial absolu, ce qui signifie qu’au lieu de se repérer par des « gauche » ou « droite » (repérage relatif), elles utilisent un système de repérage par « au Nord », « au Sud », oui, vous avez bien lu : des langues qui exigent que vous vous soyez orientés correctement avant de vous exprimer. Tout comme il existe des langues marquées pour exprimer le degré d’évidentialité d’une proposition (vous n’utilisez pas la même forme verbale selon ce que vous rapportez vous est connu par contact direct et évidence ou par déduction). Le fait que ces propriétés extraordinaires existent justifie que l’on lutte pour le maintien de la diversité linguistique puisque chaque langue est une solution particulière d’un puzzle qui a trait à l’articulation de nos dispositions mentales et de nos structures linguistiques, en perdre une c’est donc perdre un peu de la connaissance globale de l’esprit humain et de son fonctionnement. Après la visite de ce musée, également, vous n’ignorerez plus rien de ce qu’est un schibboleth, ou des origines du mot « gitan »…

ici un formidable site où vous avez toutes les langues du monde.

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8 commentaires pour Les pays où nous n’irons plus

  1. Merci pour la ou les visites… comme quoi, les musées peuvent faire voyager (quand ils existent encore)…

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  2. lignesbleues dit :

    Merci Alain ! C’est à la fois bon et utile de dire, et rappeler aussi, tout cela

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  3. alainlecomte dit :

    Merci, chers commentateurs, de votre passage (malgré la chaleur)

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  4. Bachrach dit :

    Le livre de Jean-Baptiste Tavernier est magnifique.Je l’ai reçu lors de mon départ pour la Perse (l’Iran) en 1965. J’ai vécu en Perse pendant 15 ans jusqu’en 1980.
    Ce livre m’a aidée à comprendre et aimer ce pays fabuleux.
    C’est chaleureusement que je recommande la lecture de ce livre.

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  5. Dom A. dit :

    Ce « repérage spatial absolu » est étonnant.
    Merci pour ce précieux partage.

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    • alainlecomte dit :

      merci Dom A. En voici un peu plus sur le sujet, extrait d’un site web « Superlinguo »: cf. http://www.superlinguo.com/post/8793746001/things-we-wish-english-had-absolute-spatial
      « Languages that have this kind of system include Guugu Yimithirr in Australia and the Tzeltal languages of Mexico. In these languages you would have to say things like “move a little to the north” or “I think that picture would look a little better hung a bit further west along the wall.” It means that speakers need to be constantly attuned to what direction is what, and in learning their language their brains learn to deal with that requirement. You can take a Guugu Yimithirr speaker somewhere completely new with no visuals of the sun and they can tell you what direction is North with much higher than chance accurancy ».

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  6. Debra dit :

    Merci. Très intéressant. Je ferai un tour au musée à Paris.
    Je vois que sur le site de Mundolingua qu’il est question de bilinguisme..
    C’est un sujet passionnant qui est le lieu de beaucoup d’idées reçues, et même de propagande, je constate, étant donné qu’il n’y a pas un bilingue identique à un autre, et tous les cas de figure sont uniques, comme tous les rapports à la langue le sont aussi.
    Curieusement, je crois que depuis l’effondrement de l’empire Austro-Hongrois, « notre » cosmopolitisme linguistique s’est beaucoup appauvri en Europe…
    Bon été.

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