Rue Cadet Jérémie

A la fin, tu es las de cette situation de prisonnier dans cette vieille résidence coloniale érigée en hôtel de luxe, et tu enfreins l’interdiction de te promener seul à pieds dans les rues de la ville. Tu sors de l’hôtel et descends la rampe qui y conduit pour fouler le sol inégal des trottoirs. Tu longes un muret où un artiste local expose quelques toiles aux couleurs criardes. L’air est doux, les palmes se balancent. Cette rue est peu passante. Tu arrives à un carrefour, où elle en rencontre une autre, beaucoup plus animée. Des voitures te frôlent, de riches quatre-quatre ou bien au contraire de vieilles  guimbardes rafistolées avec du fer rouillé, dansant d’ornière en ornière faute de suspension en état de fonctionner. Tu es étonné du nombre d’écoles ou d’instituts, comme si tout un chacun pouvait décider d’ouvrir un établissement afin de recueillir, moyennant quelques frais, les défilés d’enfants en tenue du dimanche. On trouve notamment des « universités », des « instituts  technologiques ». Tu apprendras plus tard que les écoles publiques sont rares, quasi inexistantes. Tu te demandes ce que peut bien être la qualité du corps enseignant dans un contexte où chaque école est une entreprise privée qui embauche ses professeurs comme elle l’entend, et pourtant tu vois que tel collège annonce fièrement ses cursus, de la quatrième à la classe de philo. Tu te demandes aussi ce que peut bien être la paye d’un enseignant ainsi recruté.

école dessalines

Tu passes devant des étals de petit commerce posés sur le trottoir, tenus par des dames assises qui s’éventent d’un geste las, vendant quelques fruits, des biscuits, faisant des sortes de petites crêpes fourrées avec des morceaux de viande grillée, vendant aussi des cadres en plexiglas, des photos d’artistes, de chanteurs en vogue, des CD de Michel Sardou, mais plus souvent de musique compa, le nouveau mérengué, ou de musique zouk venue des Antilles françaises. Tu longes un mur où sont exposés des livres à vendre – il faut bien des livres quand il y a tant d’écoles – vieux ouvrages de comptabilité financière, manuels de puériculture, livres sur la sexualité humaine et autres traités de mécanique. Tu es le seul blanc dans la rue. Absolument le seul. Tu sais qu’inévitablement, donc, tu es remarqué par tout le monde, mais tout le monde fait comme si de rien n’était, te croise sans te regarder. Alors qu’ils te voient tous et toutes. Tu fais de même, tu ne regardes personne, tu les vois juste du coin de l’œil. Tu marches lentement pour mieux t’imprégner de cette atmosphère particulière, ou bien pour montrer que tu n’as aucune fébrilité, que tu ne crains rien. Sur le trottoir d’en face les vestiges de ce qui fut une salle de cinéma autrefois, « l’Eldorado », dont aujourd’hui les salles sont fermées par des grilles. Sur la rue, des tap-tap, ces sortes de taxis collectifs, peints de couleurs bariolées. Au loin, la mer, à laquelle on n’accèdera jamais, d’abord c’est trop loin, ensuite plus le trajet s’allonge, plus il faudrait s’enfoncer dans des secteurs peu sûrs, mal protégés, zones de bidonvilles à perte de vue, aires de non droit s’étalant sur les plages.

eldorado

Au retour, tu passes devant un grand portail que tu n’avais pas repéré,  qui ouvre sur un vaste parc. Tu ne fais pas attention. Pourtant tu y reviendras le soir venu, avec R.G. qui, apprenant que tu t’es promené par là, te dira : « ah mais c’est près de l’Hotel Oloffson ! ». Et si nous allions y boire une bière. Et là en effet, soudain, une porte s’ouvre sur un autre monde. Un monde ancien où le Haïti des dictateurs accueillait les grands de la planète dans une prestigieuse demeure coloniale qui n’a rien à envier aux palais de la Louisiane. Et qui cache encore un autre monde, celui du vaudou, auquel on ne saurait échapper. La particularité de cet hôtel et de son parc est d’être remplis de références au culte vaudou. Signes mystérieux, qu’on n’ose dire kaballistiques puisque cela renverrait à une autre religion, et qu’on appelle des « vévés », statuettes de pierre qui, te dira-t-on, incarnent les saints de la religion (les « lwas »), comme ce « gedemasaka » qui nous montre le chemin en bas de l’escalier. Tu te rendras compte alors à quel point le vaudou est présent dans les consciences quand R .G. te dira que les zombies existent, que son grand père, mort en 1963, avait des zombies dans son jardin, et que récemment on en a trouvé un en Floride, qu’on a fait venir en Haïti, cela a été annoncé à la télévision, mais que les gens nombreux qui ont voulu le voir, ont été empêché de le faire, car il était très protégé. Tu apprendras qu’ici, la plupart des gens ne croient pas que l’on meurt, mais qu’on est « mangé ». Sans doute si nous disparaissons, ce n’est pas de quelque maladie ou de quelque accident, mais bien parce qu’on nous en veut, qu’on jalouse notre vie, notre réussite éventuelle, que nos ennemis (ou bien quelque esprit passant par là) ont décidé de nous manger. Cela éclairera un peu ce que tu as cru comprendre de ton dialogue avec les étudiants quand tu as dit que les restrictions lexicales sont telles, dans la langue, qu’on ne saurait dire que Pierre a mangé Marie sans avoir l’intention de commettre une métaphore. Comment donc une métaphore ?… mais cela peut être bien réel, que Pierre mange Marie…

oloffsonfresque

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4 commentaires pour Rue Cadet Jérémie

  1. Belle échappée hors des parcours imposés…

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  2. Debra dit :

    « Pierre a mangé Marie »…
    Etonnant que vous vous soyez attaché au verbe « manger » pour parler de la métaphore, non ?
    Quand on songe au statut de l’Eucharistie dans l’Eglise Catholique par opposition à son statut dans l’Eglise Protestante…
    Oui, nous nous sommes étripés sur ces questions par le passé, et les réponses que nous avons trouvées s’avèrent tout à fait provisoires…
    Je ne sais pas comment je me sentirais en étant la seule Blanche dans la rue en Haïti. Mais j’ai l’habitude depuis tellement longtemps d’être la seule Américaine dans les soirées françaises que peut-être ça ne me dérangerait pas plus que ça.
    Quand on parvient à être un enfant, la culpabilité peut fondre..
    Beaucoup d’interdictions proviennent essentiellement d’un mélange de peur et de culpabilité, vous ne croyez pas ?
    Merci pour l’ouverture sur un autre monde.
    En passant, il y a un certain temps ici vous m’avez répondu que ma réponse était une évidence.
    J’ai remarqué qu’au point où j’en suis de mon parcours, c’est surtout les évidences qui m’intéressent, parce qu’il n’y a rien de moins.. évident que les évidences…

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    • alainlecomte dit :

      that’s true… but… la sémantique formelle que j’enseigne est basée sur une notion de sens littéral dont nous avons bien besoin si nous voulons ne pas rester prisonniers de représentations imaginaires… et si nous voulons que les mécanismes fondamentaux de la métaphore et de la métonymie fonctionnent. Il faut bien que les locuteurs soient conscients que ce qu’ils disent entre soit dans la catégorie des faits soit dans celle des récits imaginaires. la base pour distinguer réel, symbolique et imaginaire.
      Pas sûr qu’être la seule américaine dans un groupe d’européens soit comparable à êtrele seul blanc dans une foule haïtienne, vous restez dans le monde blanc dominant, il y a connivence. Entre blancs européens et noirs haïtiens, peut-il y avoir connivence? Si j’en crois ce que je lis dans la presse locale, rien n’est moins évident…

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      • Debra dit :

        Na.
        J’ai été…. une bonne lacanienne croyante dans le temps, mais je suis une bonne apostate maintenant. Ouff.
        Alors comme ça vous enseignez la sémantique ? Vous êtes donc linguiste ?
        Moi, je suis une pro(fessionnelle…) de rien de tout, mais une autodidacte de la linguistique…
        De mon point de vue, nous resterons toujours prisonniers de nos représentations imaginaires, malgré ce que Lacan croyait sur la fin de la cure (et que moi, je ne crois pas du tout, d’ailleurs. Lacan a fait beaucoup de mal avec ses… croyances sur la fin de la cure, entre nous. Entre autres croyances, d’ailleurs. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il avait ses démons…)
        Sur la distinction entre réel, symbolique, et imaginaire, voici « my two cents worth ».
        J’ai déserté Lacan pour revenir dans le bercail freudien où j’ai pu reconnaître que malgré les distinctions très… séduisantes de réel/imaginaire/symbolique, la capacité de Lacan de percevoir la structure du complexe d’Oedipe, alors que Freud n’avait pu formuler que le fantasme oedipien traduisait une perte considérable de… chair humaine au profit du squelette qui le sous tend (et qu’on voit dans l’imagerie médicale d’ailleurs).
        Ce qu’on gagne dans un univers, on le perd dans l’autre, vous savez.
        La lucidité… lacanienne est en étroit rapport avec les Lumières, qui ont leur propre rapport avec « Je suis la voie, la vérité, la Lumière » (devinez l’origine de celui-là…).
        L’ennui de la Lumière, c’est qu’elle finit par tout griller, et ne laisser aucun répit, aucun.. repos non plus.
        Tout comme la lucidité.
        Vive la fiction. Vive les représentations imaginaires qui ne sont pas des mensonges, et ne l’ont jamais été. (Et puis, une des différences fondamentales entre nous, et les ordinatueurs, c’est qu’on peut mentir. Lacan savait ça aussi, d’ailleurs, donc, même le mensonge a du bon.) Il vaut mieux aimer les représentations imaginaires, puisqu’il n’y a aucune sortie de la grotte, de toute façon, malgré ce que semblaient croire… certains.
        Pour les blancs…je ne sais pas.
        L’homme blanc est très obsédé par le n(N)oir.
        Une autre évidence, n’est-ce pas ?

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