Un lieu sans divertissement

Giono[1]Giono. Cette maison dont je parlais hier, cette maison en Provence, dans la Drôme, au sud du Trièves et du col de la Croix Haute, et du col de Menée, donc près des lieux où Giono a situé l’action de plusieurs de ses romans, qu’il connaissait bien parce qu’il y avait passé ses vacances étant jeune, cette maison, donc, invite à ce que l’on lise ou relise l’œuvre de Giono (passant pour un temps par-dessus les ambiguïtés du monsieur, ses politesses à l’égard de l’occupant). J’ai commencé par « Un roi sans divertissement », que je n’avais jamais lu. Récit complexe, aux narrateurs multiples, qui raconte une histoire à laquelle on ne comprend rien, en tout cas lorsqu’on reste le nez au raz des mots. Allons donc, qu’est ce que c’est, cette histoire saugrenue qui se passe entre 1843 et 1848, commence par des disparitions d’habitants d’un village (Lalley ?), se continue par une traque dans la montagne,  elle-même achevée par la mise à mort d’un suspect (était-il le vrai coupable ? quelles étaient ses motivations ?), puis par une traque au loup, similaire dans sa structure, mais où l’on a invité deux femmes du village que l’on a revêtues des plus beaux atours (pourquoi ?), des visites dans des maisons de village où on devine que la brodeuse est la veuve du paysan abattu en début de livre, et qui s’achève par le suicide du commandant Langlois qui se serait, semble-t-il, horrifié de se découvrir tel qu’il était, c’est-à-dire aussi laid intérieurement que pouvait l’être un assassin. Histoire obscure d’un autre temps, avec d’autres mœurs auxquelles nous accédons avec difficulté, quoique nous pensions, car c’était un temps sans information, sans médias (sans Internet !!!), où les choses les plus tragiques se tramaient dans l’obscurité, quand ce n’était pas l’obscurantisme. Littérature d’un autre temps, et la découverte de cette distance tout à coup nous effraie, ah bon, l’homme a à ce point changé ? Nous avons tous appris qu’il n’y avait pas de progrès moral, le mot « progrès » est donc sans doute inadapté, disons alors seulement « changement » dans ce qui compte comme humain. Est-ce en bien ou en mal ? Nous n’en savons rien, juste que nous n’aurions pas aimé vivre au temps où l’homme était, non métaphoriquement, un loup pour l’homme.

DSC_0225Ce qui demeure constant, cependant, c’est l’impression que procure la grandeur d’un paysage, l’écho d’une montagne, la puissance d’un arbre. Parlant d’arbres, n’est-ce pas justement à eux que le récit de Giono est dédié, plus qu’à toute présence humaine, plus qu’à ce Langlois, bien taciturne et étrange, ou à ce Frédéric fils de Frédéric, petit fils de Frédéric, ou à ce monsieur V., personnages que la vie balayera comme elle nous balaie tous ? Mais les arbres, ne restent-ils pas là bien plus longtemps que les hommes ? Au point que peut-être ce hêtre, qui est sur la route d’Avers, juste au virage, dans l’épingle à cheveux, eh bien peut-être il existe encore, ce hêtre dont Giono dit (c’est au tout début du livre) : « c’est l’Apollon-citharède des hêtres. Il n’est pas possible qu’il y ait, dans un autre hêtre, où qu’il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse ».
En ces régions où la Provence n’est jamais que le revers sud des Alpes, avec leurs creux parfois humides, leurs rivières qui ressurgissent à l’improviste après nous avoir quitté et leurs grosses fermes et leurs villages lovés dans un vallon protecteur, ce n’est pas la douceur ni l’insouciance qui règne toute l’année, mais plutôt la rugosité, la marche des loups dans la neige fraîche des cols. Les loups en tout cas dans ces hivers des années quarante (de 1800 précise bien Giono). Pour notre XXIème siècle, je ne sais. Peut-être n’y a-t-il pas de loup… mais, va savoir… avec tous ces animaux sauvages qui reviennent, parfois de loin, de l’Italie, des Apennins, voire de plus loin (d’Albanie ? de Grèce ? de cette Grèce qui porte aujourd’hui la gauche au pouvoir, de cette Grèce qui se révolte donc, montrant ainsi à la face du monde qu’elle peut bien encore s’enorgueillir d’avoir quelques loups authentiques ?), il serait bien possible qu’il y en ait de nouveau et que demain, en un dimanche de janvier ou de février on voie une battue, en tout point analogue à celle que décrit Giono, mais sans ses côtés extravagants (ces femmes décorées pour le seul bonheur d’un « roi » qui s’ennuie), juste là derrière, ou en contrebas vers la vallée, si ce n’est au-dessus de Chichilianne peut-être au-dessus de Sainte-Jalle, après qu’il ait neigé comme parfois il neige aussi dans ces coins-là. Et qu’on ait été obligé de rester toute la journée près du feu – un vieux poêle à bois de marque Waterford, vendu par la quincaillerie centrale Roux et fils, SARL au capital de 230 000F, 12 place de la Libération, à Nyons – regardant par la vitre tomber durant des heures des flocons tour à tour virevoltant et légers comme des confettis de carnaval, puis lourds et collants, conformément en tout point à ce passage qu’écrit Giono : « Une heure, deux heures, trois heures ; la neige continue à tomber. Quatre heures ; la nuit ; on allume les âtres ; il neige. Cinq heures. Six, sept ; on allume les lampes ; il neige. Dehors, il n’y a plus ni terre, ni ciel, ni village, ni montagne ; il n’y a plus que les amas croulants de cette épaisse poussière glacée d’un monde qui a dû éclater. La pièce même où l’âtre s’éteint n’est plus habitable. Il n’y a plus d’habitable, c’est-à-dire il n’y a plus d’endroit où l’on puisse imaginer un monde aux couleurs du paon, que le lit ». Mais heureusement, tout n’est pas si catastrophique, si le mistral veut bien se mêler de la partie et chasser les nuages, au point que si la neige vole, ce n’est plus parce qu’elle tombe, mais parce qu’elle est soulevée par une force bien plus grande qu’elle, une force qui, au passage, plie les arbres et siffle sous les tuiles. Après tout cela, miraculeusement, le ciel à nouveau revient, dans sa lumière dorée d’une fin d’après-midi qui voit le vent s’apaiser. Mais les loups sont partis, on les a oubliés. Un vieux chasseur rengaine son fusil et redescend la colline à toute la vitesse que peut lui donner son 4×4. Et quand il est temps d’aller se coucher, on referme lentement la manette du poêle pour qu’il fonctionne au ralenti, et nous laisse peut-être encore un peu de chaleur, le lendemain matin, à l’heure du petit-déjeuner.

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4 commentaires pour Un lieu sans divertissement

  1. Ce paysage a inspiré Giono et les mots de Giono ont façonné ce pays, tant ils sont intimement liés. Quand je parcours cette région, je pense à « l’homme qui plantait des arbres » et je l’imagine là-bas.
    Merci pour nous faire goûter les parfums de cette garrigue.

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  2. alainlecomte dit :

    Merci. Si vous passez par là…

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  3. Debbie dit :

    J’ai un faible pour « Un roi sans divertissement » qui est du très grand art pour moi.
    En lisant cette oeuvre énigmatique, on peut constater à quel point notre époque est devenue inutilement bavarde, tout de même…
    Pour l’extravagance… tout ce qui est ennemi du fonctionnel, rien que du fonctionnel, me plaît en ce moment…
    Nostalgie : pour l’époque où les chasseurs chassaient sans quatre quatre. D’ailleurs… la chasse est-elle compatible avec le quatre quatre ?? JE CRAINS QUE NON…

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