Le fond des mers et l’inconscient

Ce jour-là, j’étais un peu tendu, anxieux, bref : pas très dans mon assiette, alors je me suis dit va au cinéma, va voir ce film dont on parle comme d’un chef d’œuvre et que tu as tellement envie de voir car, en plus, tu as rarement été déçu jusqu’ici par les films japonais, qu’ils soient de Kitano, de Kurazawa, de Kore-Eda ou – justement ! – de Naomi Kawaze. Va voir ce film au titre liquide et dont les images que tu as déjà vues (bande-annonce !) montraient le calme d’une île et la souplesse de deux corps jeunes nageant au fond des mers. C’était un début d’après-midi, il n’y avait que trois autres spectateurs dans le cinéma, j’ai pu donc choisir la meilleure place et je me suis immergé pendant deux heures, dans ce silence reposant, légèrement empli par la douceur du vent et les éclats des vagues. Au début du film, après une brebis blanche que l’on égorge, la nuit tombe et la tempête fait déferler les vagues sur une plage déserte – et sur une petite jetée aussi, vite recouverte. Tout à coup on voit un corps inerte entre deux eaux, la face tournée vers les algues, le dos vers le ciel. Un gros tatouage. Nous ne sommes pas seuls à regarder. Un enfant, ou plutôt un ado, aussi est là. C’est le garçon. La fille, elle, on la verra bientôt, avec son père qui lui prépare des jus de fruits. On devine déjà que la mère est malade. On murmure autour de cette absence. La mort est évoquée. Pourtant c’est une chamane, autrement dit presque une déesse… comment les dieux peuvent-ils mourir ? Mais « Papy Tortue », le vieillard qui pêche assis sur son rocher, lui, il sait bien que les chamanes ne sont que des intermédiaires. Le film se déroule au rythme des vagues. Bientôt on saura que l’homme retrouvé noyé était l’amant de la mère du garçon. Bientôt, on verra la mère de la fille, dont les forces s’amenuisent… les trois personnes, la fille, la mère, le père feront reposer leur tête chacun sur les genoux de l’autre, sauf le père qui, bien sûr, lui n’aura personne pour se reposer.

stiilthewaterLa scène où la mère est à fin de vie, allongée, souffrante, mais entourée par les siens et par des hommes et femmes de l’île, tous respectueux envers leur chamane, et qui lui chantent des mélodies anciennes est l’une des plus belles scènes que j’ai jamais vues au cinéma. Ces chants et cette musique sortent du fond des âges. Les cadrages font de chaque plan un trésor d’émotion. Les gens de cette île pensent que les humains sont d’abord des esprits éternels, qui ne font qu’un petit séjour sur terre de manière incarnée, et que mourir c’est retourner chez soi. Bienheureux peuples aux traditions chamaniques… j’aimerais aussi penser cela.

En parallèle à cette mort annoncée, ou plutôt à cet effacement d’un être dans le brouillard de l’au-delà, la vie, elle, s’éveille. La fille a réussi à calmer la rébellion du garçon, contre sa propre mère, à qui il reproche de ne plus vivre avec son père (parti à Tokyo) et elle l’a emmené dans l’élément liquide, lui qui déclarait avoir peur de l’océan (car il est vivant), d’où les longues brasses sous-marines. Suivies de la rencontre de leurs corps sur une plage déserte.

034099Je suis ressorti de ce film incroyablement détendu, je ne savais pas que la vision d’un film pouvait apporter autant de bien être. D’où cela venait-il ? Nul doute que la place prise par la mer / mère y est pour quelque chose. Voir s’agiter des corps au fond de l’eau a quelque chose à voir avec notre inconscient qui, lui-même, est comme un abîme océanique traversé par les formes fugitives qui hantent nos rêves, la nuit. Et le tableau, autour de la mère qui meurt (en contraste avec la mer qui, elle, vit, comme le dit le garçon) est là comme pour compenser le chagrin de la perte que nous éprouvons tous au soir de notre vie, surtout quand la fin de vie d’une mère ou d’un parent proche ne se passe pas tout à fait comme on aurait pu le souhaiter, en tout cas pas dans cette belle sérénité. Ce film, sans nul doute, donc, parle à l’inconscient. Mais n’est-ce pas la fonction du cinéma en général, que de nous montrer sur écran nos aspirations, nos craintes et nos fantasmes ?

Water

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12 commentaires pour Le fond des mers et l’inconscient

  1. Merci pour le partage de ce trésor d’émotion et pour l’envie que vous nous transmettez d’aller nous immerger là-bas !

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  2. flipperine dit :

    il y a comme cela des films des livres qui nous accrochent

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  3. Si tu veux voir un film magnifique mais, au contraire de ce film japonais dont tu parles (quel est son titre ?), parfaitement plombant et stressant, va voir « Léviathan », du russe Andrei Zvyagintsev qui avait déjà réalisé « Elena » il y a deux ans : deux films qui décrivent et dénoncent une Russie proche de l’enfer.

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  4. Debbie dit :

    Merci pour cette critique qui me donne envie de voir le film.
    Avez-vous vu « Winter Sleep » ?
    Je suis étonnée d’entendre autant de consensus autour des protagonistes de ce film dans mon entourage…un mauvais pronostic pour la pensée…

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  5. Le cinéma ressemble parfois à une piscine.

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  6. Girard albert dit :

    Salut Alain, justement je suis anxieux et fatigué :je vais tester ta médecine douce et liquide cet après midi .je te conseille les « combattants » film que je trouve décalé dans le bon sens du terme tant par les inquiétudes souterraines de notre société qu’il dégage que par la qualité et le climat du jeu des acteurs.Et puis winter sleep, bien sur dans la veine de la plupart des films envoutant que l’auteur nous livre régulièrement.
    Au plaisir de te lire et à bientôt

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  7. Alain, vous avez exactement décrit ce film!!! J’en suis ressortie dans le même état, presque béhate. On se relaxe en étant conscient de l’inconscient… Faudrait relire Lévinas…

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