Sloterdijk et le zoo humain

50028620-p-590_450Ecrire – penser – lire… Je trouve dans la prose du philosophe allemand Peter Sloterdijk, au centre de nombreuses polémiques en Allemagne ces dernières années, comme un prolongement possible à la réflexion entamée dans un précédent billet. Notamment à propos du danger qu’il y aurait à laisser la lecture tomber en désuétude, voire disparaître (et les bibliothèques brûler sans réagir). Le texte s’appelle « Règles pour le parc humain », titre extrêmement provocateur, réponse à la fameuse lettre de Heidegger sur l’humanisme. Ce texte a été publié sous forme de livre, dans une traduction d’O. Mannoni, aux éditions Mille et Une nuits en janvier 2000 et il fait 64 pages. On peut le lire sur le web, grâce à la revue en ligne « Multitudes ».  Il commence ainsi :

« « Les livres, observa un jour le poète Jean Paul, sont de longues lettres adressées à des amis ». On ne saurait définir avec plus d’élégance la caractéristique et la fonction de l’humanisme : il est, dans sa quintessence, une télécommunication, une façon de créer des amitiés à distance par l’intermédiaire de l’écriture ».

s4720146Mais il se termine – à mon goût  – plutôt mal. L’influence nietszchéenne est passée par là.  Sloterdijk prétend que l’humanisme, autre nom de la lutte permanente que nous avons à mener contre la barbarie, qu’il nomme aussi « ensauvagement » en référence aux bêtes sauvages, a passé jusqu’ici par la lecture, l’écriture donc aussi. Et évidemment la littérature. L’humanisme bourgeois national du XIXème siècle se serait bâti sur le culte des grands textes, les textes qu’il fallait lire pour être admis dans une élite respectée, comme si la littérature n’avait eu d’autres fins que permettre la sélection (« Selektion » dit le philosophe allemand, pour que cela rime bien avec « Lektion »). Bourdieu ne suggérait finalement pas autre chose dans « La distinction », et même, plusieurs années auparavant, dans « La reproduction ». Mais c’était un point de vue de sociologue, qu’on admettra donc comme partiel, ne donnant pas lieu nécessairement à une théorisation globale au bout de laquelle on désignerait le processus même de la lecture comme coupable. Car en fin de compte, pour Sloterdijk, les jeunes paumés des cités, souffrant essentiellement d’un abandon de la part des politiques publics, auraient raison de prétendre qu’ils se rebellent contre la lecture, qu’ils prétendent « obligée », et de brûler les bibliothèques parce que, par la lecture, ce que l’on chercherait, c’est à les endormir, leur faire accepter tranquillement leur destin, les « domestiquer » en quelque sorte. Et « domestiquer » est justement le mot qu’emploie Sloterdijk, tant il est persuadé qu’une société ne peut vivre de façon « humaniste », c’est-à-dire « désensauvagée », qu’à condition de posséder des techniques de domestication, analogues à celles pratiquées sur les animaux, qui furent sauvages et menacent parfois eux aussi de retourner à l’état sauvage.  La différence tiendrait seulement à ce qu’il s’agirait d’une domestication d’une partie de l’humanité par une autre… La référence vient de Nietszche, je le disais, le philosophe fou qui fait tant… je n’ose pas dire « bander », non c’est inconvenant, mais je le dis quand même, les philosophes post-modernes qui cherchent où pourrait bien se trouver le point ultime de la subversion intellectuelle, qui en ont fini avec Marx et Freud depuis longtemps, et qui se disent que le vieux Nietszche donne encore du grain à moudre, quitte à flirter avec les extrêmes, le culte du surhomme, la volonté de puissance et la domestication d’autrui.  Parlant des hommes, Nietszche écrit : « Au fond, bien simplement, ils veulent une seule chose avant tout : que personne ne leur fasse du mal.  Leur est vertu ce qui rend modeste et docile ; ainsi du loup ils firent le chien, et de l’homme même la meilleure bête domestique au service de l’homme. » (Ainsi parlait Zarathoustra. Folio, p. 209). Ce que Sloterdijk commente en disant : « Dans cette rhapsodie se dissimule sans nul doute un discours théorique sur l’homme comme puissance capable d’apprivoiser et de faire de l’élevage ». Nous voilà donc orientés vers un discours sur l’élevage, l’élevage de qui ? des humains. Un élevage auquel la lecture ne suffit plus. D’autres liens sont apparus dans les dernières décennies, on parlera par exemple des réseaux sociaux, et un autre modèle s’est répandu. Le Platon du « Politique » parlait déjà de l’homme d’état comme d’un gardien de troupeau. Quand les dieux se sont retirés, il a bien fallu désigner les plus aptes parmi les hommes à assurer la fonction de gardiennage… Pour les philosophes post-modernes, non seulement les dieux se sont retirés, mais aussi désormais les grands chefs. Que faire alors à l’heure où chacun d’entre nous peut prétendre être élu aux fonctions de « domestiqueur » ? Nul ne le sait, pas plus Sloterdijk que quiconque. Peut-on imaginer un « élevage sans éleveur » ? On peut certes dire  : « Quand les possibilités scientifiques se développent dans un domaine positif, les gens auraient tort de laisser agir à leur place, comme s’ils étaient aussi impuissants qu’avant, un pouvoir supérieur, que ce soit Dieu, le destin ou les autres.  […] il faudrait donc, à l’avenir, jouer le jeu activement et formuler un code des anthropo-technologies. Un tel code modifierait rétrospectivement la signification de l’humanisme classique, car il montrerait que l’humanitas n’est pas seulement l’amitié de l’homme avec l’homme, mais qu’elle implique aussi – et de manière de plus en plus explicite – que l’homme représente la vis maior pour l’homme ». Mais cela ressemble à un vœu pieux. Par quelles ressources insoupçonnées, la mise en réseau télématique et les techniques émergentes en biotechnologie vont tout à coup nous catapulter vers de nouvelles normes de vie et de communication ? Un peu comme si l’on attendait des mailles d’un réseau que, tout à coup, elles s’auto-organisent pour produire autre chose, une qualité supérieure, une nouvelle forme émergente… Qui sait ? cela arrivera peut-être…

Mais en attendant, ne peut-on pas aussi se dire que si la lecture ainsi ne joue plus son rôle, ou du moins le rôle que Sloterdijk lui assigne, puisque « la littérature, la correspondance et l’idéologie humaniste n’influencent plus aujourd’hui que marginalement les méga-sociétés modernes dans la production du lien politico-culturel », alors c’est tant mieux. Après tout, voilà une fonction humaine devenue libre, qui fonctionnerait à vide, pour le seul plaisir, pour notre seul bonheur et pour la seule fin de mieux se connaître soi-même, par exemple. Ce serait alors un gain. Gain égoïste ? Rien n’est moins sûr, tant c’est parfois lorsque une entreprise n’a plus de finalité apparente, qu’à la fin, elle remplit le mieux celle qu’on aurait aimé lui voir accomplir… Ici, tout simplement la civilisation des mœurs…

Il reste aussi qu’on peut dire que « domestication » n’est pas le bon mot, qu’il est sciemment provocateur, et qu’il n’y a pas beaucoup « d’arguments » dans le texte de Sloterdijk, comme le diraient les philosophes analytiques… Juste des « intuitions », une « communauté d’intuitions » remontant à Nietszche et Platon. Que ces intuitions bien sûr doivent être prises en compte, qu’elles nous donnent à réfléchir… est incontestable. Que Sloterdijk touche juste quand il évoque la barbarie quotidienne – quand il écrit que l’ensauvagement reprend le dessus, « qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par le divertissement désinhibant que sont les médias » – nous en avons des preuves chaque jour. Que faire cependant en attendant que se mette en place – peut-être – enfin une auto-régulation de la société qui soit comme une nouvelle Renaissance ?

Les-Bêtes-du-Sud-Sauvage-1024x681Cette photo du film « Les Bêtes du Sud sauvage« , de Benh Zeitlin, avec la petite Quvenzhané Wallis, sorti en 2012, me semble venir ici à propos. Ce film projette dans un avenir pas si lointain une société où, pour se protéger des débordements d’un fleuve sauvage, on enferme les humains dociles qui ont des revenus suffisants dans des villes protégées, pendant que les pauvres, les rétifs, les rebelles sont laissés à eux-mêmes dans des huttes de branchages à la merci des éléments, et dans le voisinage des bêtes de plus en plus nombreuses et monstrueuses. La fable se termine sur une note positive : l’enfant est sauvé par un troupeau de bisons venu d’au-delà des âges. Mais elle fournit un exemple, sans doute, de dérive dans l’organisation des parcs humains… et qui nous parle, car déjà les sans abris, dans la compagnie de leurs chiens à moitié sauvages, peuplent silencieusement les rues et avenues de nos cités sans que nous n’y attachions beaucoup d’attention. Et quand ce n’est pas « silencieusement », leurs hurlements dans la nuit noire, qui devraient nous glacer le sang, ne font que nous agacer. Et on ne souhaite qu’une chose : se rendormir.

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6 commentaires pour Sloterdijk et le zoo humain

  1. Tous ces intellectuels qui fustigent la lecture et les livres et qui ne cessent eux-mêmes d’en publier à tire-larigot : ils aiment « l’ensauvagement » auprès des éditeurs !

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  2. Jean-Marie dit :

    « …voilà une fonction humaine devenue libre, qui fonctionnerait à vide, pour le seul plaisir, pour notre seul bonheur et pour la seule fin de mieux se connaître soi-même, par exemple. Ce serait alors un gain. Gain égoïste ? Rien n’est moins sûr, tant c’est parfois lorsque une entreprise n’a plus de finalité apparente, qu’à la fin, elle remplit le mieux celle qu’on aurait aimé lui voir accomplir… Ici, tout simplement la civilisation des mœurs… »
    Tu as dit le plus important …

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  3. alainlecomte dit :

    Ceci dit, la pensée de Sloterdijk a quelque chose de dérangeant… Et s’il avait raison? Si effectivement, l’éducation ne pouvait plus remplir le rôle qui lui était assigné jusqu’ici, à savoir plus ou moins « domestiquer » les êtres, ce dont on a des indices d’ailleurs ici ou là fréquemment? certes, dirait-on, d’autres moyens de contrôle sont déjà mis en action… Internet, Facebook etc.

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  4. Debra dit :

    Quelle coïncidence qu’aujourd’hui je parlais du très beau… livre de Michel Piquemal, « Moi, Sitting Bull », l’histoire d’un.. sauvage ? un chef guerrier ?
    Ce que certains appellent « civilisation » aujourd’hui, d’autres pourraient appeler le grand parc d’attraction (non, je ne citerai pas de marques, mais vous pouvez imaginer quelle marque…) de la planète.
    Il y a quelques années, j’ai lu un livre très intéressant « Animals in Translation » (pas traduit, je crois bien) où Temple Grandin explique combien la domestication réduit… les neurones. Certes, il est important pour une espèce ? une civilisation ? de pouvoir protéger un minimum ? ses faibles, et dépendants, mais au prix de faire une croisade contre toute forme de danger ou risque, par exemple ? Au prix de tant de neurones, et de l’ambition de ces mâles ?
    Si vous avez le plaisir de lire « Moi, Sitting Bull », vous verrez combien l’éducation n’est pas censée domestiquer.
    Oui, en vieillissant, et en devenant amazone, (vite, sortez la culture classique, pas la contemporaine..) je comprend de mieux en mieux Nietzsche, qui était.. un homme, souvenons-nous.
    Bon, retour au lieu où je déguste la grâce à l’état pur : mon piano où je fais de la musique classique pour.. Dieu ?

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    • alainlecomte dit :

      j’aime bien ce que vous dites, même si je n’ai pas lu les livres dont vous parlez… à vrai dire, je suis très partagé, pas sûr du tout que j’apprécie Nietszche tant que ça, et ses élucubrations sur les femmes… Faire de la musique pour Dieu est un beau programme, en tout cas, je suis sûr qu’il apprécie 🙂

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      • Debra dit :

        Si vous lisez le livre de Piquemal, qui est un livre pour ados que j’ai lu avec mon fils de 15 ans, il y a quelques années, vous comprendrez pourquoi moi, femme, j’ai une certaine nostalgie pour les chefs, et pas de cuisine.
        Trop de civilisation tue l’étincelle en l’homme qui lui donne envie et pouvoir de désirer. Freud avait commencé à le pressentir aussi. Et son monde était moins policé que le nôtre…

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