Nous semblons vivre une triste époque de régression dans la pensée

Les personnes de ma génération, celle née juste après la seconde guerre mondiale, autrement dit les « baby-boomers », auront eu la chance de connaître durant leur jeunesse un mouvement d’ouverture vers l’autre ou vers les autres qui semblait n’avoir aucune fin. Chaque année était celle d’une conquête, de la reconnaissance d’une situation, d’un statut, d’un droit. Face à la réaction conservatrice qui, certes, était pesante, et s’opérait au travers des gouvernements, des institutions de l’Etat, armée, police, les masses se sont levées pour exiger. Exiger que l’on accorde un statut d’égalité aux femmes dans la société, qu’on leur reconnaisse la maîtrise de leur corps. Exiger que l’on arrête les absurdes guerres coloniales et que l’on reconnaisse les peuples colonisés comme des vrais peuples, ayant leurs droits, leur culture et leur langue propres. Plus tard, exiger que la diversité des orientations sexuelles soit reconnue, que les homosexuel(le)s en particulier aient les mêmes droits que les hétéros etc. Cette ouverture à la reconnaissance du droit des autres a un nom : LIBERTE.

Parallèlement, les intellectuels de cette période n’avaient de cesse de remettre en question les schémas trop simples adoptés spontanément par l’idéologie commune. On a parlé alors, avec quelque abus de langage, de « fin de l’homme » (à propos de Foucault) parce que la philosophie et la sociologie tentaient de comprendre, au-delà du sujet individuel posé en absolu, les structures qui, par leur action, déterminaient sa position, et grâce à cela, pouvaient éclairer les comportements humains. Certains ont voulu voir entre ces deux mouvements menés en parallèle une contradiction : affirmation d’une liberté d’un côté, pour sapement des fondements de celle-ci de l’autre. Il fallait voir là au contraire, en reprenant le vieux mot qui était en l’honneur à l’époque, mais ne l’est plus guère aujourd’hui, une dialectique : nous ne sommes vraiment libres que de connaître nos déterminations. Bref, lire Freud et Marx puis leurs exégètes, Lacan, Althusser, si cela ne nous apprenait pas toujours la rigueur, nous apportait du moins la perspective d’un idéal, l’élan vers plus de liberté. Quoi de plus exaltant en effet que de percevoir la possibilité de se libérer de ses névroses ou de briser ses chaînes sociales ? Epoque hélas d’un trop grand idéalisme, où l’ombre était trop tôt saisie pendant que l’objet réel se dérobait. Nous avions du merveilleux sable dans les mains, de ce sable chaud qu’on aimait fouler au sein des déserts – puisque nombreux de cette génération furent, comme moi, coopérants en Afrique, amoureux du Sahara, avides de cette pureté et de cette solitude qu’on y éprouvait. Et nous n’avons pas pu, pas su, retenir ce sable, qui s’est écoulé entre nos doigts sans même que nous ne nous en soyons rendu compte. Oui, le temps a passé. Nous avons cru que la relève fonctionnerait toute seule, qu’il n’y aurait jamais de retour en arrière. Que la pensée allait s’approfondir. Les analyses étaient approximatives ? Mais d’autres allaient les reprendre, les polir et en donner une forme achevée.

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Il faut croire hélas que les pas qu’il nous semblait avoir accomplis n’étaient pas si décisifs.

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Que dirait aujourd’hui un Claude Lévi-Strauss face à cela, déclaration infâme d’un journaliste du Figaro, se prenant pour un « intellectuel » et commentant le récent rapport sur l’intégration remis au premier ministre : « Ce rapport, écrit-il, « prévoyait notamment – excusez du peu – d’« assumer la dimension arabe-orientale de la France » et de considérer les borborygmes des patois africains sur le même plan que la langue française ». Que dirais-tu, toi, Lévi-Strauss, qui m’a appris – en particulier dans ce fameux petit opuscule qui reprenait des conférences tenues à l’UNESCO sous le titre « Race et histoire » – à quel point les cultures sont toutes des inventions des sociétés humaines qui rivalisent d’ingéniosité et de complication. Que diriez-vous, les linguistes descendant de Saussure, comme Jakobson, mais que continuez-vous à dire, les autres, qu’ils soient chomskyens, fonctionnalistes ou je ne sais quoi, face à ça : traiter une langue de borborygme, alors que tous vos travaux montrent la richesse de chaque langue, sa complexité, ses pouvoirs phénoménaux quant à l’expression non seulement de la réalité mais de la fiction, des rêves et de la pensée la plus abstraite ?

Cela se dit aujourd’hui.

(Heureusement qu’il y a encore des gens pour le relever, comme l’historien Jean-Pierre Cavaillé, sur le blog de Mediapart).

Tout comme se dit d’ailleurs en toute tranquillité – mais toujours dans le même journal ! – et par la voix d’un de nos plus éminents spécialistes de littérature, j’ai nomme monsieur Compagnon soi-même, que, si le métier de professeur est aujourd’hui dévalorisé… c’est à cause de sa féminisation !

On croit bien sûr être ailleurs, n’avoir rien vu, rien entendu…

Retour aux schémas les plus grossiers, les plus simples, ceux qui s’adaptent le mieux à l’idéologie commune, qui contentent un ego sourd et aveugle aux autres.

Voltaire se moquait du suisse allemand en disant : « ce n’est pas une langue, c’est un raclement de la gorge ». C’était de l’humour. (Enfin, je crois). Les passagers du Beagle, croyant trouver chez les autochtones de la côte fuégienne le fameux « chaînon manquant », affirmaient que les sons qu’ils émettaient n’étaient que cris inarticulés, avant que le révérend Bridges, après de longues années en solitaire là-bas tout près d’Ushuaïa, n’établisse le lexique et la grammaire de leur langue. Mais c’était dans les années 1830.

300px-HMS_Beagle_by_Conrad_Martens « Toujours la faute des femmes » entend-on dire parfois… mais c’est dans la bouche de gens peu éduqués, que nous plaignons pour cela. Pas en général dans celle d’un professeur au Collège de France…

PS: dans un dialogue avec Jacques Attali, à la radio, aujourd’hui 17 janvier, Antoine Compagnon revient sur ses déclarations en prenant soin de dire que le lien entre dévalorisation (Attali dit: « prolétarisation ») et féminisation dont il parlait n’était en aucun cas un lien de causalité, mais relevait simplement d’une corrélation objectivement observable. Le texte de son interview dans « le Figaro » n’était pas clair à ce sujet. Dont acte. L’analyse d’Attali (parlant de prolétarisation plutôt que de dévaluation) me paraît toutefois plus juste et plus nuancée, plus objective aussi.

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11 commentaires pour Nous semblons vivre une triste époque de régression dans la pensée

  1. Ce Compagnon a en effet sérieusement dérapé…
    Il faut croire que les pantalonnades ou gestes du bras du sieur Dieudonné libèrent la parole (pas comme en 68) : « retour du refoulé », comme on dit d’un évier bouché qu’il « refoule » !

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  2. Jean-Marie dit :

    Merci, Alain, d’avoir écrit ce que je ressens si profondément sans être capable de l’écrire aussi bien. Les « Trente glorieuses » n’étaient pas seulement celles d’une certaine croissance économique accompagnant un progrès social obtenu grâce au mouvement ouvrier, elles étaient aussi celles de « l’élan vers plus de liberté » comme tu le dis. Incorrigible optimiste, j’ai cru pendant longtemps, encouragé par l’arrivée de la Gauche au pouvoir en 1981, que cet élan n’allait pas se déliter. Le tableau actuel m’a ramené à plus de réalisme.
    Est-ce simplement un mouvement de flux-reflux et que, par je ne sais quel déterminisme historique, l’élan vers plus de liberté va rebondir ? Ou bien prendre de nouvelles formes encore peu visibles ? Cet élan, comme tu le soulignes, n’allait pas de lui-même. Mais il existait et continuait à imaginer de nouveaux possibles. Comment lui redonner une nouvelle dynamique sans se faire arnaquer par de tristes figures allant de Frigide Barjot à Dieudonné en passant par la famille Le Pen, pour ne faire allusion qu’au contexte français ?
    Le progrès scientifique, qui a été l’un des moteurs de cet élan, n’a jamais été si puissant. Mais il semble de moins en moins déboucher vers davantage de liberté mais plutôt vers une remontée en puissance de l’aliénation.
    Je pense malgré tout, encore et toujours, que le brassage de plus en plus intense des populations donnera, d’une façon ou d’une autre, avec quelques fâcheux soubresauts, un nouvel élan vers plus de liberté. Reste à savoir ce que notre bonne vieille Terre pourra encore supporter…

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  3. argoul dit :

    A la décharge du Compagnon, avouons que la métier de « professeur » n’est pas que de transmettre ; il s’apparente aussi à celui de dompteur, notamment des ados en pleine puberté (garçons comme filles !). A ce titre, la proportion massive de femmes dans l’enseignement est un excès qui nuit à l’équilibre de l’enseignement.
    Selon la génération critique des années 70 que vous citez si justement, se mettre à la place de l’autre au lieu du réflexe conformiste du « choqué » permet cette fameuse dialectique que vous encouragez. Je sais, ce n’est pas facile.
    Mais le conformisme bobo d’aujourd’hui n’est pas meilleur que le conformisme bourgeois d’hier, à mon avis.
    Bien cordialement

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    • Alain L dit :

      Merci Argoul de votre commentaire. je pense que Compagnon visait surtout la situation des profs à l’université où le problème que vous posez n’apparaît pas. Il ne fait d’ailleurs pas référence à ce problème puisque pour lui, la cause de cet effet néfatse de la féminisation réside en ce que les femmes prennent ce métier comme boulot d’appoint qui leur permettra plus aisément d’élever les enfants. Pour le reste, je ne crois pas que les idées du XXème siècle dont je parle dans ce billet soient les émanations d’un « conformisme bobo » (cf. commentaire ci-dessous en réponse à @disoauma. A bientôt j’espère!

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  4. Debra dit :

    Hmmm…
    Je crois que La Fontaine a dit, paraphrasant Esope ? que « le mieux était l’ennemi du bien ».
    Selon ce constat, qui correspond bien à mon expérience intime et personnel du monde, encore et toujours plus de tintouin en faveur de la sacrosainte liberté… débouche sur… je vous laisse remplir.
    A notre table de Noël, j’ai eu une discussion avec ma belle-mère française, 87 ans, qui ne pouvait pas comprendre la situation.. enviable ? de sa mère : ROI de sa maison, celle-ci ne laissait pas son mari toucher à quoi que ce soit dans le domaine de la maison. Lui.. était maître au travail extérieur, alors qu’elle était maître au travail intérieur. Qui… est plus puissant ? celle qui est ROI chez elle, ou qui est une salariée à l’extérieur ? Si.. nous étions dé zanimaux autant dotés de raison que nous le croyons, dans notre très grande fatuité, nous n’en serions pas là, en ce moment.
    Comme quoi les sirènes de la liberté nous ont pourri depuis trop longtemps la vie, et maintenant, l’infantilisme corrompu de nos sociétés occidentales nous entraîne… dans une décadence dont nous risquons de ne pas nous relever.
    Freud a fini sa vie bien pessimiste. Moi aussi, après maintes années passées des deux côtés du divan, je suis devenue bien pessimiste pour le.. progrès ? de l’homme en lequel je ne crois nullement.
    Ma question à l’heure actuelle devient, peut-on être pessimiste sans être.. nihiliste pour autant ?

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    • Alain L dit :

      Merci de votre commentaire, mais je ne vois pas bien le lien avec le contenu du billet. Voulez-vous dire qu’il ne faut pas trop de liberté et qu’on a raison de revenir en arrière sur de nombreux progrès de la pensée qui ont eu lieu au XXème siècle?

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  5. disoauma dit :

    Bonjour Alain,
    Il y a une chouette réponse aux déclarations d’Antoine Compagnon ici : http://rue89.nouvelobs.com/2014/01/09/profs-si-metier-est-declasse-cest-a-cause-femmes-sans-deconner-24889
    Sinon, j’ai du mal avec la notion de régression dans la pensée du titre. Qu’il y ait des choses qui régressent, c’est sûr. Mais la pensée ? laquelle ? où ça ?

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    • Alain L dit :

      N’est-ce pas explicite dans le billet? la pensée du XXème siècle a avancé de grandes idées, étayées par la recherche, comme l’idée lévi-straussienne de la richesse des cultures, aussi variées soient-elles ou celle, proposée par les linguistes, selon laquelle toutes les langues sont également complexes et ont des capacités d’expression équivalentes. Je constate dans la période actuelle un retour en arrière et une tendance à faire comme si de telles idées n’étaient plus des thèses scientifiques mais de vulgaires émanations d’un conformisme bobo, un comble… Un peu comme si après cinq cents ans de galiléisme, un journal de droite annonçait qu’il y en a assez de croire que c’est la terre qui tourne autour du soleil alors que tout le monde voit bien que c’est le contraire, et finissait par attribuer l’héliocentrisme au conformisme bobo d’un lointain et obscur penseur de la Renaissance italienne.

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  6. argoul dit :

    Il est « normal » (un mot à la mode…) qu’une génération conformiste succède à une génération créatrice : c’était le cas dans les années 20 après la « grande » guerre; c’était le cas dans les années 50 après « l’autre » guerre; ce fut donc le cas après 68 et sa libération, libérales, libertaires. C’est comme vous le dites bien une dialectique. Foucault, Deleuze, Derrida, (je laisse Althusser, plus enflé de ce qu’il gouroutait à Normale Sup que de ce qu’il a affirmé comme contrevérités, voir http://argoul.com/2011/03/02/misere-althusser/), Barthes (auquel j’ai consacré un billet http://argoul.com/2013/02/25/roland-barthes-par-louis-jean-calvet/), Lacan, Debord – et même Sartre – sont assimilés, jamais plus mis en critique, intégrés dans la « culture » d’ambiance (voir Sollers sur Debord, par exemple).
    Culture évidemment des bourgeois bohèmes qui ont appris à lire et lisent encore un peu, pas celle des périurbains employés-ouvriers-commerçants qui sont tentés par le repli au seul vu de « ce qui se passe à la télé ».
    L’éclat de la nouveauté s’est affadi en conformisme, la vigueur de la pensée en doxa tiède. Ce n’est pas nouveau, c’est arrivé à Marx, Freud, Keynes et tant d’autres (même à Hollande, qui répète en farce ce que Mitterrand jouait en drame mystérieux : sa liaison cachée). Les sciences sociales ne sont pas des sciences exactes et chacun peut dogmatiser à tout va.
    Dans votre billet, vous dites que ce qui compte est l’élan, et je vous suis. Mais le naming des intellectuels des années 60 est brandi aujourd’hui par tant de petits intellos qui ne les ont jamais lus, ou qui ont d’eux une caricature wikipédiesque, qu’il est bon de garder l’esprit critique. Ce pourquoi des blogs comme le vôtre sont précieux : ils sortent du zapping actualitaire de la dernière mode pour réfléchir plus avant.
    Et, comme vous voyez, il font causer !

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    • Alain L dit :

      Je vous rejoins sur l’idée que, hélas, les idées s’usent à force de s’en servir… Oui, trop d’abus dans la doxa, que ne fait-on pas dire à Freud et les idolâtres de Lacan sont justes souvent ridicules, Althusser a sombré dans la folie, mais il ne fut pas le seul penseur dans ce cas, pensons à Nietszche, et en mathématiques à Cantor, Gödel… Althusser a fait de Marx ce qu’il a voulu certes, mais il n’en a pas moins créé des concepts – si on pense à la suite de Deleuze que philosopher c’est créer des concepts… – Ces concepts valaient ce qu’ils valaient. Ils ouvraient néanmoins le champ à une réflexion dépassant les évidences trompeuses du « sujet ». Je lis en ce moment le livre récent de Frédéric Lordon (« La société des affects ») qui me semble dire des choses justes sur ce genre de sujet – j’en ferai sûrement un billet! – Ceci dit, j’aime beaucoup votre billet sur Roland Barthes, qui me semble emprunt d’une affection sincère.

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  7. Michèle B. dit :

     » borborygmes des patois africains  » cette expression sort tout droit d’une poubelle. C’est immonde !

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