Arbre de Diane

???????????????????????????????Emprunté à la Bibliothèque Municipale de Grenoble. Sinon introuvable dans le commerce. Les poèmes d’Alejandra Pizarnik sont peu connus en France. A ma connaissance, même pas un volume dans la collection « Poésie » de ce cher André Velter… Il faudrait qu’il se réveille (à moins que les éditeurs etc.). Ces poèmes furent écrits entre 1956 et 1972, cette dernière année étant celle de sa mort en septembre, par suicide. Ils furent traduits en Français, assez tardivement, dans ce volume qui est paru en 1986 et qui comprend « L’arbre de Diane », « Les travaux et les nuits », « Extraction de la pierre de folie », « L’enfer musical » et « Textes de l’ombre et derniers poèmes », ce dernier recueil contenant le tout dernier poème, écrit à la craie sur l’ardoise de la chambre de travail de la poétesse argentine. Car argentine elle était. Née le 29 avril 1936 à Buenos Aires, dans une famille d’immigrants juifs de Galicie, émigrée en 1934 (cf. notice biographique). Au cours de sa courte vie, elle eut l’occasion de côtoyer de grands noms de la littérature contemporaine, tant sud-américaine que française (Julio Cortazar, Octavio Paz, André Pieyre de Mandiargues, Yves Bonnefoy, Henri Michaux et bien d’autres). On peut présumer que c’est elle qui a servi partiellement de modèle au personnage d’Unica dans le roman de Lorette Nobécourt « Grâce leur soit rendue », paru en 2011. Du moins en ce qui concerne ce que d’aucuns appelleraient ses troubles existentiels et d’autres, un trop-plein de vie, ou de manière plus neutre, sa mélancolie. Meurt-on d’un trop-plein de vie ? Ce mystère reste à élucider. Il semble vrai que certains êtres se brûlent définitivement à avoir voulu outrepasser les limites de leur existence. Alejandra Pizarnik serait de ceux-là. alejandrapizarnik2Sa traductrice en français, elle-même écrivaine et poétesse, Silvia Baron Supervielle (originaire d’Uruguay mais qui n’aurait pas de rapport familial direct avec le poète Jules Supervielle) a une comparaison qui peut paraître saugrenue mais que je trouve sublime. Elle dit que lorsqu’elle était très jeune, elle avait rencontré au bord d’un circuit le célèbre pilote automobile anglais Stirling Moss (jamais champion du monde, toujours battu par Fangio), qui lui dit ceci : « il existe un point crucial que l’on ne peut pas dépasser sans risquer sa vie et pourtant la course ne devient vraiment vivante que lorsqu’on le franchit. » Elle dit donc qu’A. Pizarnik « a désespérément désiré franchir ce point crucial qui en l’occurrence se trouvait déjà hors de la vitesse et de la route. Et finalement elle a payé de sa personne afin que l’obscurité où elle se débattait se transfigure en un noir diamant resplendissant ».

La poésie d’Alejandra Pizarnik est écrite avec des mots simples, se présente parfois comme deux ou trois lignes disposées sur la page, ou bien comme de petits poèmes en prose. Il y est question à la fois d’amour, de mort, de solitude et de silence (« Silences : la mort toujours proche / J’écoute son dire. / Je n’entends que moi. »). Mais aussi de langage. Et qu’est-ce en effet que la poésie si ce n’est une lutte incessante contre la solitude, la mort et les contraintes que voudrait exercer sur nous la langue ? Je ne sais plus quel linguiste inspiré, romancier à ses heures, écrivait, fier de sa trouvaille : « le mot, c’est la mort sans avoir l’r ». Ce n’est pas autre chose que veut dire Pizarnik dans un poème comme :

non
les paroles
ne font pas l’amour
elles font l’absence
si je dis eau boirai-je ?
si je dis pain, mangerai-je ?
en cette nuit en ce monde

Il y est question aussi de « double ». Dédoublement de la personnalité (probablement un trait de la souffrance des êtres atteints de cette « maladie » étrange qui a pour nom « mélancolie »). Comme ici :

Le poème que je ne dis,
celui-là que je ne mérite.
Peur d’être deux
sur la route du miroir :
quelqu’un qui dort en moi
me mange et me boit.

Comme si, bien sûr, chez les êtres normaux, l’âme et son double se superposaient tant bien que mal, de sorte que nous n’y verrions que du feu (pour notre tranquillité), alors que chez d’autres êtres, il y aurait séparation des images, d’où le trouble, le fait de ne plus savoir… cela me rappelle Socrate dans le dialogue du Cratyle, lorsqu’il dit à Cratyle, qui croit naïvement que les noms sont toujours correctement donnés aux choses et qu’ils leur ressemblent parfaitement : « il n’est absolument pas besoin de reproduire totalement ce qu’on représente, si l’on veut que ce soit une image […] Si un dieu venait à représenter non seulement ta couleur et ta figure, comme les portraitistes, mais aussi le mouvement, l’âme, la réflexion tels qu’ils sont en toi – en un mot, s’il présentait à côté de toi d’autres qualités similaires à toutes celles que tu as, aurait-on dans ce cas Cratyle et une image de Cratyle, ou deux Cratyle ? – CRATYLE : Deux Cratyle, à mon avis, Socrate. ». Ainsi dans le cerveau de la poétesse, deux Alejandra peut-être, l’une ne prenant jamais le contrôle de l’autre.

(et, dans « Grâce leur soit rendue », cette description : « Lorsqu’il avait lu son dernier carnet, il avait été effrayé par la souffrance qui s’en dégageait et qu’il n’avait pas mesurée, ce dédoublement où elle avait vécu, se sentant vivre d’un côté du monde, et mourir de l’autre. Elle était descendue dans cette zone aphotique de sa vie, dans une solitude si complète et si profonde qu’aucune lumière ne pouvait plus y pénétrer. » (p. 148))

Octavio Paz définit ainsi  « l’Arbre de Diane » :

(Chim.) : cristallisation verbale par amalgame d’insomnie passionnelle et de lucidité méridienne dans une solution de réalité soumise aux plus hautes températures. Le produit ne contient pas une seule particule de mensonge.

C’est une autre particularité de l’engagement poétique: on ne saurait mentir. Cela encore me rappelle les textes Grecs et Platon. Il y a une partie de dialogue étonnante dans l’Euthydème… Platon veut y dire… qu’on ne ment jamais, au prétexte qu’on ne saurait parler de ce qui n’est pas (dialogue semblable également dans le Cratyle) :

–   Eh quoi, Ctésippe, à ton avis est-il possible de mentir ?
–   Oui, par Zeus, sinon, c’est que je suis fou !
–   En disant la chose sur laquelle porte ce qu’on dit, ou bien sans la dire ?
–   En la disant.
–   Donc, si on la dit, parle-t-on d’une autre réalité que celle qu’on dit ?
–   Comment pourrait-il en être autrement ?
– Par ailleurs, cette réalité dont on parle est bien une seule et unique chose ?
–   Oui, parfaitement.
–   Donc quand quelqu’un dit cette chose, il dit une chose qui est.
–   Oui
–   Mais alors, si on dit vraiment une chose qui est, on dit la vérité…

Ce raisonnement est faux bien sûr lorsqu’il s’agit du discours ordinaire car notre monde ne se limite pas à ce qui est et aux mots qui désignent ce qui est, il est d’autres mondes possibles et notre esprit est prompt à les inventer. La logique du discours est là pour débusquer les fraudes et les mensonges : tu m’as dit que tu étais à Paris hier matin, mais c’est faux puisque quelqu’un t’a vu à Marseille à la même heure… et que tu ne peux pas être en même temps à Paris et à Marseille. En s’affranchissant de cette logique, la poésie montre qu’elle n’a que faire de « mondes possibles » et qu’elle ne veut en traiter qu’un : l’actuel, celui où alors, quoique l’on dise, on trouvera toujours que c’est à propos d’une « chose qui est », comme le dit Platon. Maintenant… quelle est la nature de son être ? Là, mystère… On sent bien avec Alejandra Pizarnik que la langue – ou le langage, si on veut être moins « technique » – y est pour quelque chose, qu’elle serait en quelque sorte la réalité ultime, comme si, au fond, le langage ne parlait jamais que de lui-même.

alejandrapizarnikQuant au suicide, il nous troublera toujours. Peu d’ouvrages existent où sa signification philosophique serait abordée de front. Jean Améry, l’auteur de « Au-delà du crime et du châtiment » (livre sur lequel je reviendrai un jour) semble avoir écrit des choses fondamentales sur le sujet… mais hélas le livre est épuisé, introuvable et son éditeur, « Actes Sud » ne semble pas prêt à le remettre en circulation. Comme si l’on craignait quelque effet de contagion.

Je termine avec cette citation de L. N. dans « Grâce leur soit rendue », p. 172 :

Les enfants perdus ne reviennent jamais, mais nous vivons avec eux, ailleurs… ce n’est pas nous qui faisons exister les morts, mais les morts qui nous font vivre.

pizarnik-104(dernier poème, septembre 1972)

stirling_moss__1955__by_f1_history-d5s3b2w(Stirling Moss en 1955)

Cet article, publié dans Langage, Livres, poésie, est tagué , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

3 commentaires pour Arbre de Diane

  1. Poésie de granit et de vitesse apparente…

    J’aime

  2. Quotiriens dit :

    Jolie découverte que Alejandra- merci.
    la poésie, parole schizophrénique de derrière l’âme?
    et la Grèce antique en pré-religion (que ne nous sommes nous arrêté là)

    J’aime

    • alainlecomte dit :

      merci quotiriens d’être passé par là. Parole schizophrénique de derrière l’âme: l’expression est belle. Le rapport que je fais avec Platon est sans doute surprenant… mais ce n’est pas de ma faute si des choses se disent et se font écho, qui pourtant au
      départ n’avaient rien à voir entre elles…

      J’aime

Laisser un commentaire