D’art en Arles (1) – Giuseppe Penone et Alfredo Jaar

300px-ArlesArles in black, art en noir et blanc, Arles semblant dormir, Arles au coin du Rhône blanc et vert. Arles gitane aux confins des faubourgs gris. Un samedi quand c’est jour de marché et que toutes les places sont prises, que le boulevard des Lices est fermé, qu’il faut aller loin, du côté du musée Arles antique, pour trouver enfin à ranger l’auto rouge. Longer le quai, endroit presque désert, au revers des maisons un peu lépreuses, un peu sales, un peu démolies, mais tellement belles…jusqu’à ce quartier du Méjan (le « milieu »),  jusqu’à cette place à laquelle on a donné le nom de Nina Berberova… parce que c’est là que se situe la maison « Actes Sud » et qu’il y a eu une belle histoire entre les éditions du même nom et l’écrivaine russe. Librairie-monde pleine de passages, entre les domaines livresques, comme avec d’autres mondes : le hammam, gardé par une épaisse matrone, donne sur l’intérieur de la librairie, tout comme le petit restau couscous, qui fait terrasse aussi en bordure du quai. Et de l’intérieur de la librairie aussi, on passe directement au lieu d’une chapelle qui expose les photographies de Giuseppe Penone. Première station de notre pérégrination parmi les lieux de ces rencontres internationales. Penone, dont on a parlé récemment parce qu’il a « parsemé Versailles d’arbres, de marbres, et d’autres traces » (et dont Dominique Hasselmann a parlé sur son blog),  appartient au mouvement de l’Arte Povera. Il propose un retour à ce qu’il y a de plus simple : l’art, le corps, la nature. Il suffit de peu de choses pour faire naître le sentiment de n’être pas seul : la forme d’une main qui épouse un objet absent, l’empreinte d’un corps ayant dormi sur un lit de feuilles, des bras, des membres perdus dans la forêt. Penone fait le relevé méthodique des empreintes de son corps. Il fait des séries, parfois commentées de phrases manuscrites en italien, comme Alpi Marittime, ou Patate, pommes de terre enfoncées dans le noir de la glaise.

20110909150847-600x450(nelle mani)

Giuseppe Penone - Alpi Marittime (particolare)(Alpi marittime)

Presque de l’autre côté de la rue, en l’église des Frères-Prêcheurs, nous attend une toute autre expérience, avec les séries et installations du photographe chilien Alfredo Jaar, qui annonce immédiatement la couleur (si on ose dire…) : « La politique des images ». Ou : une exposition critique là où règne plutôt l’éloge de l’image. A exprimer verbalement, la chose pourrait sembler banale : oui, nous savons tous qu’une photo n’est jamais la réalité, qu’elle relève d’un point de vue, d’un choix, qui lui-même résulte d’une multitude de paramètres. Quand il s’agit d’une photographie de famille ou d’un charmant paysage, rien de grave à cela, mais quand il s’agit de la prétendue « actualité », alors ce n’est plus pareil : nous sommes face aux processus primaires par lesquels une idéologie s’empare de nous (« nous interpelle en sujet »… comme disait un philosophe devenu sulfureux). D’abord effet de masse (on pense ici aux écrits politiques de Noam Chomsky, comme « Manufacturing Consent », qui disent qu’il suffit d’évaluer quantitativement les messages qui nous matraquent pour comprendre l’effet qu’ils ont) : Où est l’Afrique ? Si vous étalez sur un mur des dizaines de couvertures d’un magazine comme « Life », combien de fois y est-il question de l’Afrique ? Zéro. Si vous prenez Time, vous aurez neuf couvertures en dix ans, qui, toutes, ne parleront que de famine, de sida, d’animaux sauvages ou de drame guerrier.

screen-shot-2012-08-13-at-1-08-38-pm16Une photo peut aussi s’expliquer par son manque, l’information qui manque sur qui l’a prise, sur sa motivation, mais aussi ce qu’elle tait, ce qu’elle désigne comme existant mais qu’on ne voit pas. La fameuse photo de la « situation room » où l’on voit Barack Obama, Hillary Clinton et quelques officiers de haut rang américains totalement absorbés par ce qu’ils voient sur un écran pour nous invisible, lors de la capture de Ben Laden, est ici reprise. Elle côtoie un écran blanc (comme est blanchi d’ailleurs un document qui figure sur la photo, parce qu’il n’est pas déclassifié) qui symbolise ce que nous sommes privés de voir.

04_situation-room-300x199Jaar va loin dans la réflexion sur ce que nous pouvons éprouver face aux photographies. Cela m’évoque la discussion récente que j’ai eue, sur ce blog, avec le philosophe Pascal Engel, autour de la connaissance littéraire. On peut se poser le même genre de question avec la connaissance par la photographie. On sait que l’une des réponses est que nous prenons connaissance de « l’effet que cela fait » (d’être une chauve souris etc.) ou du « comment c’est » (Beckett). Mais, dit assez justement P. Engel, nous ne ressentirons jamais ce que la personne qui a vécu l’évènement a vraiment ressenti, elle, en première personne. Il concède cependant que nous pouvons acquérir une connaissance indirecte de cet « effet ». Jaar nous convoque ainsi à une expérience intéressante. Après avoir montré des photos des lieux d’enfermement de Nelson Mandela et avoir rappelé que, lorsque Mandela est sorti de prison, il pouvait à peine voir tellement il avait été soumis à une clarté intense lorsqu’il travaillait sans protection pour les yeux dans une carrière de calcaire, et avoir signalé qu’aucun photographe n’avait photographié ses larmes, Jaar nous expédie au bout d’un couloir noir qui débouche brusquement sur un écran d’une lumière blanche intense qui fait que, nous-mêmes, pendant quelques instants ensuite sommes plongés dans un relatif aveuglement. Là, nous ressentons. Mais pas parce qu’on nous a « montré » (car on ne nous a rien montré), parce qu’on nous a exposés à un grand blanc.

Jaar-Lament-of-the-Images-2002Mais en même temps, cet aveuglement est significatif d’autre chose : d’un aveuglement permanent cette fois, qui est celui dont nous souffrons face à l’abondance des clichés qui nous sont montrés, et qui nous ont rendu, à la longue, insensibles à ce que nous regardons (ayons une pensée pour ces images affreuses que nous avons vues hier sur nos écrans de télévision, montrant les victimes syriennes d’un bombardement chimique. Qu’on puisse montrer ainsi en plein « vingt heures » ces corps qui se convulsent, en train de mourir, ces enfants brandis à bout de bras comme des poupées de son déjà mortes, en dit long quand on sait que rien n’en résultera sur le plan de l’action salvatrice…).

04(photo extraite de ce site)

Cela est illustré par le Rwanda Project. Là, Jaar a mis dans des boites noires (« Real Pictures ») une photographie pour chaque boite, qui a été prise peu de temps après le massacre contre les Tutsis. Ces photos représentent des scènes affreuses de cadavres, de têtes tranchées etc. MAIS ON NE DOIT PAS LES VOIR ! Elles sont enfermées dans ces boites et, du reste, un écriteau indique qu’on ne doit pas toucher les œuvres. Seulement voilà, une dame maline ayant décrété que cette interdiction était un piège et qu’on ne devait pas la suivre… les autres visiteurs, ne tenant aucun compte des écriteaux, ont commencé à ouvrir les boites et moi, bêtement, sans réfléchir, j’en ai fait de même (J’aurais dû me renseigner avant de venir, connaître ce photographe etc. cela m’aurait aidé peut-être à être moins crétin). Je n’avais pas pris le temps de réflexion nécessaire, pas encore senti ce que cette exposition voulait nous communiquer. En réalité, ce que montrent les photos est indiqué sur la boite. Jaar fait le pari que, face à notre insensibilité devant la photographie, nous pouvons encore être touchés par le texte. Et du reste, pourquoi aller voir, alors que nous savons ? Nous sommes ainsi mis en face de notre stupidité à vouloir voir à tout prix. La pulsion scopique annihile la réflexion, comme si, en fin de compte, la photographie d’actualité nous empêchait de penser. Belle leçon.

En sortant de l’église, la lumière – la « vraie » cette fois – nous aveugle. Vraiment. Il reste à suivre la rue Fabre jusqu’au bout. Et à essayer d’être moins bête… (à suivre)

PS: en ouverture de son site (à voir absolument!), Alfredo Jaar donne à lire ce poème de William Carlos Williams:

it is difficult
to get the news
from poems
yet men die miserably
every day
for lack
of what is found
there

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3 commentaires pour D’art en Arles (1) – Giuseppe Penone et Alfredo Jaar

  1. Penone photographie comme il sculpte : avec parcimonie et cérémonie (merci pour le lien).
    Jaar : oui, belle réflexion sur la photo, ce qu’elle transmet par elle ou malgré elle et investit en nous.
    Normal que tu aies ouvert la boîte exposée : on désirerait toujours voir ce qu’il y a l’intérieur d’un appareil photo !

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  2. Louise Blau dit :

    l’inconvénient de l’abonnement aux blogs, c’est que l’on feuillette, lit trop rapidement sur le téléphone. Dans le désert de l’été, alors que le temps est compté, on ne prend pas suffisamment le temps d’aller sur le site, de commenter. Et pourtant j’aime la belle ouvrage : ce que vous faites : travail, sincérité, et respect du lecteur, voilà, c’est dit (;). Ps. Je suis sortie de cette routine du vite fait, parce que j’ai tant de regret de n’avoir pu aller à Arles cette année, reprendre le rituel qui me plait tant dans une ville que j’aime, ces passages de la lumière à l’obscurité, du chaud au frais pour regarder, s’imprégner d’images, se remémorer celles des années précédentes, les moments déjà passés dans ici, l’aïoli sur la place des hommes, la voûte de l’hôtel de ville (l’une des plus extraordinaire qu’il soit donné de voir). Voilà donc une consolation

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    • Alain L dit :

      Merci pour ces compliments. Du travail, certes, mais ce travail est un réel plaisir. C’était ma première visite à ces rencontres d’Arles et je regrette de n’y être resté qu’une journée, il y a tant à voir et la ville est en effet si attachante (mais je ne connais pas encore l’aïoli sur la place des hommes…! il faut que je m’informe!). A bientôt aussi sur votre blog que je lis de temps en temps et que je trouve très bien fait, très érudit et fort bien illustré.

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