Peter Handke, au coeur de sa « Nuit morave »

399px-Peter-handkeEcrire sur ou à propos de Peter Handke, ou autour, ou à côté, ou… après. Tache difficile car auteur difficile. J’ai retardé ce moment tant que j’ai pu depuis le premier billet de ce blog. J’ai parlé d’un tas d’autres écrivains, dont les derniers furent surtout des femmes, « femmes qui écrivent » et non « écrivaines », ainsi qu’aime à le dire Annie Ernaux.  Mais jamais de Peter Handke. Dans les années quatre-vingt, il était admiré, au comble de sa gloire, ayant participé à l’écriture de films mémorables avec son ami Wim Wenders. Qui ne se souvient des « Ailes du désir » ? Il appartient ainsi au petit nombre de grands auteurs qui ont écrit pour le cinéma. Faulkner. John Berger (revenir un jour sur ce dernier, dont le roman le plus célèbre, « G. » est quelque chose de vraiment étonnant, mélange d’aventure à la Casanova et de description lyrique du monde enchanteur de l’enfance). Il a lui-même réalisé des films… qui, eux, n’ont guère connu de succès car trop déroutants probablement, dont l’Absence, avec Jeanne Moreau et Bruno Ganz (le retrouver si possible en DVD). Ses romans de ces années-là, « L’angoisse du gardien de but avant le pénalty », « La Femme gauchère », « L’heure de la sensation vraie »… furent hautement appréciés, mais peut-être, dirait-il lui-même aujourd’hui (si l’on en croit ses interviews récentes) sur un malentendu. « La Femme gauchère », par exemple (mise en scène cette A3-Femme_gauchere-PRESSEannée au Théâtre du Rond-Point, avec une réussite que je juge mitigée) est parfois présentée comme une description sociologique pertinente d’un milieu social, celui de jeunes bourgeois modernes, avec l’homme qui mène une vie professionnelle intense et la femme qui reste seule à l’attendre dans son joli lotissement, avec juste l’enfant à s’occuper, mais Handke s’oppose à cette interprétation bien plate : il est vrai qu’il a écrit ce roman alors qu’il vivait en Allemagne dans la périphérie huppée d’une ville et qu’il voyait quotidiennement des femmes restées seules en leur demeure, lui, seul homme restant dans le quartier parce que son statut d’écrivain lui permettait de travailler à la maison. Mais il se défend bien d’avoir voulu faire œuvre « sociologique ». Le thème du roman n’est pas cela, c’est plutôt le fait que la femme dise à son homme : « quitte-moi », avec tout ce que cela entraîne.

La question de Handke n’est ni la sociologie, ni la politique (il faut voir comme il répond violemment à une journaliste qui voudrait comparer son théâtre avec celui de Bertolt Brecht : « je me fous pas mal de Brecht ! »), c’est, dit-il lui-même, le langage, ou plutôt : « l’être du langage ». Pour écrire, il attend que des phrases viennent à lui, se mettent à résonner en lui, créent un accord, alors à ce moment-là, il sait qu’il peut les mettre ensemble. Et le sens, la signification, sont des éléments qui viennent par surcroît. C’est d’abord, dit-il, une question de rythme. Handke est visiblement un  grand lecteur de textes religieux (Bible, Coran…) non pas parce qu’il y trouverait un enseignement positif qui lui serait, à lui, utile, mais parce qu’il est frappé par leur rythme, leur cadence. Il pense sûrement que c’est là la véritable origine des mots, de la syntaxe, du verbe et il ne cesse d’être fasciné par cette dimension là de l’écrit. Au fur et à mesure qu’il avance dans son œuvre (une œuvre qui se continue en dépit du fait qu’il ait déjà annoncé maintes fois y mettre un terme), cette particularité se révèle avec plus d’acuité. Il y eut d’abord « Mon année dans la baie de personne », où l’on peut par exemple lire ceci (qui illustre mon propos – cette citation me saute aux yeux au moment-même où j’ouvre le livre) :

51KKRTF8ZGL._SY445_« Je m’allongeai sur le sol et dormis, ou restai inconscient, jusqu’au lendemain soir.

Puis mon regard fila, en passant, le long de la seule et unique phrase, qui occupait toute une page. Lorsque je l’en détournai, dans mon absence, vinrent la suivre en silence quelques phrases très courtes, en quelque sorte sans lien, comme : « Il acheta. L’arbre était très beau. L’été vint », que j’ajoutai aussitôt.

Et c’est alors que je compris que j’allais écrire quelque chose de tout à fait différent de ce que j’avais projeté – à quoi je n’étais absolument pas préparé et où je me sentais le moins compétent qui fût : l’histoire ou le compte-rendu de recherches de ce qui était certes présent en moi, mais intouchable, ma religion, ou, selon le nom que des tiers donnèrent ensuite au résultat, quel qu’il fût : « une prière narrative » ».

morava(la Morava)

Récemment, en 2008, il a publié « La nuit morave », traduit en français (par Olivier Le Lay) en 2011, treize chapitres, ou histoires, contées par un ex-auteur (Handke lui-même ?) et ses invités sur une péniche-hôtel amarrée sur la rivière Morava, affluent du Danube qui coule… en Serbie. Car oui, entre-temps, et il serait inutile de le masquer, il y a eu toutes les prises de position hétérodoxes de l’écrivain autrichien, en faveur de la Serbie. Causes de tous les scandales (annulation de la représentation d’une de ses pièces à la Comédie Française pour cause de position politiquement incorrecte), raison de son quasi bannissement de la cité des lettres et quasi-condamnation à vie à… ne pas recevoir le Nobel ! Il y est allé un peu fort, certes. Mais n’est-ce pas le rôle d’un écrivain, aussi, que de secouer notre torpeur, notre trop grande facilité à accepter la parole unanime et unanimiste qui s’échappe de nos postes à transistors du matin jusqu’au soir ? Handke était, est farouchement hostile au démantèlement de l’ex-Yougoslavie en cette multitude d’états enchevêtrée les uns dans les autres qui fait qu’on ne peut franchir dix kilomètres à certains endroits sans rencontrer une frontière. Bien que d’origine slovène par sa mère, il était opposé à l’indépendance de la Slovénie et quand la communauté internationale (enfin… je veux dire : l’Occident) est tombée à bras raccourcis sur Milosevic (certes pas un ange), il a trouvé injuste qu’on ne s’en prenne pas aux autres avec la même force. D’où ensuite ce qu’on peut qualifier d’errements (aller aux funérailles de Milosevic etc.). « La nuit morave », donc, a lieu dans cet univers-là, et c’est un texte puissant, une de ces « matières » d’écriture qui nous entraîne… comme le cours d’eau dont il est question, nous emmène et nous débarque au long de rives, ou sur des mers, dans des îles (de la côte dalmate) puis dans des villes. Belgrade. Le personnage principal, l’ex-auteur comme il est dit, est parti à la recherche d’une femme qui le persécute. En chemin, il trouvera une autre femme, l’Etrangère, qu’il a ramenée sur ce bateau, mais saura-t-on un jour si ces deux femmes n’en font pas qu’une seule ?

Le premier récit décrit le départ de celui dont il est dit souvent qu’il « a abdiqué l’écriture », depuis l’enclave de Porodin, en Serbie. Un départ qui ressemble à une fuite. « Au matin du départ l’enclave tout entière s’était rassemblée dans la décharge. Pourtant il n’y avait là que bien peu de voyageurs. Comme à chaque fois ils arrivaient en grand arroi, accompagnés non seulement de parents, mais aussi de voisins ; de voisins éloignés plutôt que de voisins proches, qui habiteraient juste à côté ». Le voyage en autocar devient vite épique, car il rencontre l’hostilité et les remugles de la guerre. Quand la route principale est atteinte (« la Magistrale »), le car est escorté par deux voitures de police. Barrages. « et là où il n’y avait pas de barrages, on avait déroulé des barbelés particulièrement robustes, d’une dureté d’acier aurait-on dit, et qui alternaient avec des chevaux de frise. Les canons des chars étaient tous sortis, ne visant pas toutefois la grand-route encore presque vide, mais la chaîne de collines d’un côté, la plaine fluviale de l’autre – où le vide, d’hommes comme de choses, était total ». Arrive un endroit où l’on s’arrête pour manger. « Singulier pique-nique, où tous restèrent ainsi accroupis, personne ne s’assit, à plus forte raison ne mangea ni ne but ; où en plein jour, parmi les aliments et les boissons, on alluma une bougie ; où, alors que, dès la descente du car, non, longtemps avant déjà, depuis qu’on avait bifurqué de la Magistrale vers le village, plus personne ne parlait, des pleurs, parmi ces émigrants, jaillirent, en rien comparables à ceux de la foule qui au matin les avait accompagnés : des pleurs dont on voulait sur-le-champ se détourner ; desquels, sans faute personnelle et sans même l’impulsion d’incriminer qui que ce soit, on se sentait responsable ; qui appelaient à la responsabilité ». Cette douleur provient du saccage du cimetière de ces migrants qui, pour la première fois, reviennent dans leur terre d’origine. Ici, les peuples ne sont pas nommés. On ne dit pas « les Serbes », « les Musulmans », « les Kosovars »… on dit juste « le premier peuple », « le deuxième peuple ». Plus loin, après cette halte, les petits cailloux se mettent à pleuvoir sur ce car. Ce sont des enfants qui les lancent, alors que leurs parents, au bord de l’artère principale d’un village, semblent murés dans leur silence. C’est là que la colère du chauffeur explose : « Vous nous détestez depuis toujours. Vous avez eu tout ce que vous vouliez et vous nous détestez encore. Plus que jamais. Plus enragés que jamais. Plus aveugles que jamais. Vous l’avez eu, votre Etat. Vous êtes maintenant un peuple-Etat comme les Lituaniens, les Catalans, les Transnistriens, les Cisniliens, comme les Kalmouks des Vaux et les Slovènes des Monts, les autonomistes du delta du Danube et du Mékong. Vous êtes un peuple-Etat et, ô votre grand rêve enfin réalisé, l’Etat d’un seul peuple et vous nous haïssez nous autres reliquat du deuxième peuple, qui n’est pas un peuple-Etat, nous haïssez comme si nous autres, reliquat, nous étions le peuple-Etat et vous pas ». Et encore : « vous pouvez bien proclamer chacune de vos meules de foin meule-de-foin-d’Etat, chacune de vos anciennes bornes des champs borne d’Etat, faire du moindre lanceur de pierres le symbole de votre Etat. Je suis un sans-Etat et j’en suis fier ».

Beau plaidoyer me disais-je… qui me rappelait la façon dont je fus – un peu – concerné par ces affaires d’Etat et ces affaires de Balkans, lorsque je m’étais engagé à aider une famille de sans-papiers kosovare et que j’avais du mal à dépêtrer ce qui était vérité de ce qui était mensonge, entre l’histoire officielle d’un couple que les frontières empêchaient de vivre ensemble (lui vrai kosovar, elle serbe, même si citoyenne d’une enclave albanophone de Serbie), et l’histoire que je voyais émerger au fur et à mesure que mes contacts avec l’homme de cette famille devenaient plus confiants et propices aux confidences, aux échanges. Je finis par entrevoir que si sa mère à lui était harcelée par des hommes en arme postés autour de la terre familiale et si son frère avait été battu dans les rues de Pristina soi-disant parce qu’il ressemblait beaucoup à I. mon protégé- ce n’était sûrement pas parce qu’on reprochait à ce dernier d’être amoureux d’une étrangère mais beaucoup plus sûrement, semble-t-il, parce qu’il y avait des soupçons de trahison dans l’air et que si l’UCK en voulait à sa peau, à la peau de toute la famille (et sa mère lui en voulait beaucoup pour cela) c’était peut-être, c’était sûrement parce que I. avait rompu un contrat, un engagement dans cette force pendant longtemps vantée pour son héroïsme combattant puis montrée du doigt pour sa cruauté, ses moyens douteux de s’enrichir, et que I. fuyait quelque chose de beaucoup plus monstrueux, qu’il n’osait révéler, sans doute des violences subies, certes, mais bien plus gravement encore, celles qu’il avait fait subir. Et cette histoire m’avait laissé amer et j’avais deux raisons au moins de l’être : la première était liée à ce genre de dissimulation, qui, de fait, est de mise dans ce genre d’affaire, et la seconde, à laquelle mon protégé ne pouvait rien, qui était que l’Association (celle qui m’avait confié cette tache de « supporter » ces sans –papiers dont la cause était dure à défendre – puisqu’ils avaient déjà bénéficié de « l’aide au retour » pour rentrer une première fois chez eux) me faisait grief d’avoir trop bien réussi (ils avaient obtenu leurs papiers, après que j’aie eu une entrevue avec le Préfet, en compagnie d’autres personnes du monde humanitaire, dont des personnalités religieuses) et que, du coup, on avait aidé le Préfet à se parer d’un vernis humaniste, que ce faisant, le monde ne pouvait plus apparaître en noir et blanc. Mais plutôt gris. Plutôt gris. Comme quoi, en partant de littérature, je parle d’autre chose…

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5 commentaires pour Peter Handke, au coeur de sa « Nuit morave »

  1. Parler de littérature, c’est forcément parler d’autre chose (sinon ce serait du pur formalisme).

    Peter Handke semble ne plus souffrir en France du rejet qu’il a pu subir pour ses prises de position politiques: il est présent au Festival d’Avignon, du 6 au 13 juillet, avec un texte, « Par les villages », mis en scène par Stanislas Nordey dans la Cour d’honneur du palais des Papes.

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  2. (Peter Handke : source = Télérama N°3312, supplément Festival d’Avignon 2013, pages 16 et 17).

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  3. J’ignorais que le metteur en scène de Peter Handke, Stanislas Nordey était le fils de Jean-Pierre Mocky (plus adepte de la comédie que de la tragédie)…

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  4. Tiens tiens, j’apprends que Stanislas Nordey est le fils de Jean-Pierre Mocky….
    Sinon, à propos de Handke, je constate aussi qu’il revient en grâce – et que peut-être on s’intéresse plus à ses écrits – ce qui finalement est le plus intéressant chez lui.

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