La carte (sans le territoire)

La littérature transforme-t-elle le monde ? Si elle ne transforme pas le monde, je crois qu’au moins elle transforme les gens, du moins ceux qui la lisent. Je suis d’accord en cela avec Lorette Nobécourt (voir mon billet sur elle). J’userai d’une métaphore très osée et qu’on me reprochera sûrement sur un ton scandalisé : une œuvre de littérature est comme un logiciel, y pénétrer c’est mettre en marche (« émuler » disent les spécialistes) des fonctionnalités qui resteraient dormantes sans son action. On sait les mots d’Eluard (« combien d’amours n’auraient pas existé sans les poèmes d’amour » – ou à peu près, je cite de mémoire). La lecture de certains romans vous stimule, fait éclater l’urgence de vie en vous, vous ouvre à l’autre de manière inespérée. C’est ce que j’avais ressenti avec « Grâce leur soit rendue ». D’autres textes peuvent au contraire vous déprimer, agissant sur des leviers plutôt sombres, de ceux qui vous font vous poser le genre de question « à quoi bon ? » parce qu’ils exploitent à satiété les facilités d’un style désespéré. J’ai longtemps résisté à la lecture de Houellebecq. Il aura fallu une rencontre à Riga avec un groupe de professeurs étrangers très sérieux (de ces gens avec qui on ne discute pas, qui ont raison, forcément raison) pour que j’en vienne à le lire. J’étais assis à la même table que quelques spécialistes de logique et de philosophie venant de divers pays : Autriche, Finlande, Roumanie et leur conversation allait sur Vienne et la littérature autrichienne. Je les entendais dire grand bien de Thomas Bernhard. C’est alors que mon voisin roumain (mais qui professe à Helsinki), me glissant un œil narquois, déclara : « Bernhard était mon écrivain préféré… jusqu’à ce que je découvre Houellebecq ». Ces mots ont fait sur moi l’effet ressenti par une vache qui heurte son museau à la barrière électrifiée sensée l’empêcher d’aller plus loin. Un picotement. J’avais lu « Les particules élémentaires » et n’en avais pas gardé un trop mauvais souvenir. Par la suite, j’avais été très agacé par la médiatisation du personnage et quant à son Goncourt, j’avais pensé attendre sa parution en poche pour en prendre connaissance. Ce qui vient de se faire (la parution en poche). Je n’ai pas réagi parce que je ne l’avais pas lu. Bien sûr, j’aurais pu dire… bien sûr j’aurais pu aussi déclarer courageusement que, écrivain autrichien pour écrivain autrichien, je préférais cent fois Peter Handke à Thomas Bernhard, mais non, comment annoncer cela ? Des trucs pareils, entre gens éduqués, ça ne se dit pas. Il aurait fallu justifier. Handke ? Un écrivain bien trop doux. Manque d’agressivité, de méchanceté. Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature etc. J’ai donc préféré sourire bêtement. Houellebecq, oui, Houellebecq si ça leur chante.

Et je me suis embarqué dans son dernier opus, « La carte et le territoire ». Le sujet est simple, trop simple. Navrant. A paraît-il valeur de parabole. Un homme fait fortune de son art, consistant à photographier des cartes Michelin sous tous les angles, en vertu de ce que, n’est-ce pas, la carte vaut mieux que le territoire… bien sûr, la représentation de la vie vaut mieux que la vie et les histoires d’amour en roman photo valent mieux que l’amour. Dans une chanson, Brassens se moquait de celui qui « faisait le brouillon de ses baisers sur les femmes nues des musées », mais là, ce n’est pas le brouillon (qui suppose qu’on « mette au propre »…) ni l’esquisse, mais l’imitation restant au stade d’imitation. On peut rire à lire Houellebecq : c’est drôle par exemple l’histoire de son propre enterrement, dans un cercueil d’enfant (un mètre vingt) parce qu’en essayant de recoller tous les bouts on n’avait pas pu reconstituer le corps dans sa dimension normale. C’était plus rationnel comme ça, certes, mais enfin quand même, ça manquait un peu de dignité. C’est drôle et puis c’est instructif, si on veut se renseigner sur les mouches Musca domestica, si on a oublié qui était Frédéric Nihous ou si on veut en savoir plus sur le fonctionnement des chauffe-eau. Chez Houellebecq, le savoir wikipedia incarne la raison ultime de la littérature : que dire en effet de plus, tout y est. Alors pourquoi écrire ? Gagner de l’argent, être célèbre. Ça doit être ça.

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5 commentaires pour La carte (sans le territoire)

  1. Houellebecq articule de manière élémentaire. Je me souviens de sa prestation débile, à la télé, en compagnie de BHL (l’un en anorak, l’autre en chemise blanche) pour vendre leur dernier livre (aux puces).

    Thomas Bernhard, autre chose, pas l’accolade des médias.

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  2. k.role dit :

    bonjour.
    vous vous souvenez de moi ? je reviens vous lire de temps en temps. mais je ne dis rien… aujourd’hui j’ai envie de réagir ! vous faites une distinction entre les livres stimulants (optimistes ?) et les livres sombres qui selon vous tombent dans la facilité. c’est plus facile d’être désespéré que d’être optimiste. Dans la vie, je suis d’accord. mais en littérature, je n’en suis pas certaine.
    Dostoïevski par exemple est très sombre mais en même temps il y a une lumière, une force qui parcours toute son œuvre et qui nous laisse dans une sorte d’état de grâce. Il y a les tragédies de Shakespeare qui plongent dans le malheur comme pour l’exorciser, et sonder le mal pour le comprendre et s’en prémunir… et que dire de Baudelaire qui disait lui-même, « j’ai pris ta boue et j’en ai fait de l’or ».
    « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse » (Georges Bataille)
    Ceci dit Houellebecq est quand même ennuyeux 🙂
    bonne soirée

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    • alainlecomte dit :

      Bonjour k.role! ça, c’est une surprise. je suis content d’avoir de vos nouvelles. Non, je n’identifie pas du tout les livres stimulants aux livres « optimistes ». Dans mon billet, je faisais allusion à Lorette Nobécourt, un auteur que j’admire énormément, or, on ne peut vraiment pas dire que ses écrits soient « optimistes ». En revanche, ils sont plein de vie et appellent à une vie toujours plus intense. S’y exprime une foi en la vie, en l’amour, en la littérature, même si cette foi chemine sur une arête étroite, à deux doigts de la mort et du désespoir. C’est une littérature dont on sent ce qu’elle demande à l’auteur (toutes ces nuits de douleur à écrire, comme me l’a dit LN elle-même dans un mail). Houellebecq, c’est autre chose, il y a une dimension « marketing » dans ce qu’il écrit qui, à mes yeux, est incompatible avec la vraie littérature. Et puis, on ne vas certainement pas comparer Houellebecq et Dostoievski!!!

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  3. k.role dit :

    ah ! oui évidemment on ne compare pas les torchons avec les serviettes 🙂 mais quand même, je trouve que Houellebeck a un intérêt : il est représentatif de quelque chose. c’est quand même un artiste à mon avis qui absorbe l’air du temps et le recrache… pas génial mais intéressant !
    merci pour votre visite.

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