Marguerite Duras : « l’école, pour quoi faire ? »

C’est dans la pièce qui vient tout juste de disparaître de l’affiche du Théâtre du Vieux Colombier : « la pluie d’été » que Marguerite Duras s’exprime ainsi. Pièce ou récit, les deux se mélangent. Son auteure l’a écrite en 1990, après une dure période pour elle, d’hospitalisation. La pièce, ou le récit (ou le film, puisqu’un film lui a préexisté sous le titre « les enfants ») met en scène une famille pauvre, une de ces familles d’émigrés, arrivés en France dans les années soixante, qui se sont implantés dans les friches banlieusardes de l’époque. Vitry-sur-Seine, entre un canal et une autoroute désaffectée. L’autoroute en contrebas du canal, ce qui faisait fantasmer les enfants sur un possible débordement et une grande étendue d’eau qui aurait été ainsi créée. Quel est le rapport de cette famille à la culture ? Le père ramassait des livres jetés dans les poubelles, ou laissés dans les trains et lui et la mère les lisaient. Ainsi d’une biographie de Georges Pompidou qui fit leurs délices. Mais une fois, un livre est apparu. Il était troué au milieu, comme par un chalumeau ou bien une barre de fer poussée à l’incandescence, mais un beau livre relié. Il parlait du roi David et d’Israël. Dans cette famille, il y a un aîné, Ernesto. Quel âge a-t-il ? entre douze et vingt ans. Il a lu et relu ce livre, il l’a lu à ses « sisters and brothers », la tribu d’enfants du couple. Combien ? six, sept ? je ne sais plus très bien. En tout cas Ernesto est le premier, ou plutôt non, le second si on compte l’enfant mort. Après lui, vient sa sœur, si belle. Jeanne. Pendant longtemps, ils ne sont pas allés à l’école. Les parents avaient suggéré qu’on leur envoie un instit. Et puis quoi encore, leur a-t-il été répondu ? l’instruction étant obligatoire, Ernesto est bien obligé d’entrer en classe, comme Jeanne d’ailleurs. Seulement voilà, dès le deuxième jour, Ernesto ne veut plus aller à l’école. Il doit l’annoncer aux parents qui, eux, doivent l’annoncer à l’instit. Et pourquoi ne veut-il plus aller à l’école, Ernesto ? Parce que… « à l’école, on vous apprend des choses que vous ne savez pas ».  Cette phrase va devenir le leitmotiv de la pièce. Car qui la comprend vraiment ? La mère est, selon Ernesto, la première qui pourrait la comprendre, et c’est vrai que, comme elle le dit, en y réfléchissant bien, parfois, elle arrive à la comprendre. L’instituteur, lui, ne la comprendra jamais. Pourtant il donnera beaucoup de lui-même pour essayer de la comprendre. Ernesto ne va plus à l’école, donc. Mais il est très intelligent. Voilà qu’il apprend si vite, tout seul, que bientôt il arrive à la chimie. Très vite celle-ci est absorbée, liquidée. A la fin, il lui reste… la philosophie allemande et les mathématiques. Entre temps, les parents ont vu monsieur l’instituteur, un chic type. Qui fait ce qu’il peut. « Votre enfant ne veut plus aller à l’école ? » « non, dit la mère, et ce n’est pas la peine de le forcer. Si Ernesto dit qu’il ira pas, il ira pas » « ah bon ? et vous croyez que votre enfant est unique dans ce cas ? dans cette école, il y a 483 enfants et aucun des 483 enfants, madame, ne veut aller à l’école ! aucun ! ». et puis il retourne voir les cinquante-six élèves de sa classe… Marguerite Duras a du bien s’amuser en écrivant ça. Si elle vivait encore, elle aurait de quoi dire sur les effectifs monstrueux de certaines classes de certaines écoles. Je connais une petite fille, trois ans, qui va ainsi à une petite section d’école maternelle où ils sont trente deux, et comme l’école est trop petite pour accueillir tous les élèves dans des espaces séparés, les siestes réunissent deux sections en même temps. Ce qui fait soixante-dix élèves à dormir dans une même salle, en deux espaces séparés par des sacs poubelles. Ne croirait-on pas que la fiction et la réalité se confondent ? Enfin toujours est-il que dans la pièce, on comprend que Ernesto n’aille plus à l’école. « Pourquoi ? » demande encore l’instituteur, « parce que c’est pas la peine », « pas la peine de quoi ? », « d’aller à l’école. Ça ne sert à rien. Les enfants à l’école ils sont abandonnés. La mère, elle met les enfants à l’école pour qu’ils apprennent  qu’ils sont abandonnés ». Silence. L’instituteur : « vous, monsieur Ernesto, vous n’avez pas eu besoin de l’école pour apprendre… » Ernesto : « si, monsieur, justement. C’est là que j’ai tout compris. A la maison je croyais aux litanies de mon abrutie de mère. Puis à l’école, je me suis trouvé devant la vérité. » L’instituteur : « à savoir ? » Ernesto : « l’inexistence de Dieu » Long et plein silence. L’instituteur : « le monde est loupé, monsieur Ernesto ». Ernesto, calme : « Oui, vous le saviez, monsieur, il est loupé… ».

Comme tout ce qu’a écrit Marguerite Duras, ce texte est très beau : il conjugue révolte et douceur, gravité et humour. Quand l’instituteur, conquis par les arguments d’Ernesto, se met à rêver, il  chantonne doucement « Allo, maman bobo » d’Alain Souchon. L’amour entre Ernesto et Jeanne s’élève comme un chant pur et douloureux, on pense à Murakami, un autre expert dans l’art d’évoquer les transcendances d’un bonheur idéal d’avant l’entrée dans l’abrutissement de la vie sociale. Marguerite Duras plante le décor dans une banlieue pauvre, qui va bientôt recevoir les bulldozers des démolisseurs puis des constructeurs des cités modernes. Elle parle d’un monde de gens exclus et ne tombe pourtant dans aucun « sociologisme ». On pourrait croire en un discours rejoignant ceux des critiques de l’école (Ivan Illitch,  …) et pourtant c’est à un autre niveau que les mots portent. Même si de temps à autre, le propos rencontre la réalité disons « sociologique » (voire « politique »), il flotte largement au-dessus d’elle. Marguerite Duras a vécu dans le même temps que Jacques Lacan. Elle partage avec lui ce goût des phrases qui sonnent juste à l’oreille et que pourtant nous ne comprenons pas. J’entends par là que nous ne les comprenons pas par des moyens analytiques classiques. On se souvient de la fameuse phrase de Lacan sur l’amour (qui consisterait « à donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »). Celle de Duras sur l’école est semblable. A l’école, « on nous apprend des choses que nous ne savons pas ». Qui dit comprendre ? et pourtant qui dit qu’il ne comprend pas ? Aller du côté de Jacques Rancière (voir ici un billet de 2009), et de son « maître ignorant », peut-être nous aiderait à voir ce dont il s’agit : que pour apprendre vraiment, on n’a pas besoin d’un Maître qui nous gave et qui, surtout, nous assujettit (l’école comme lieu où on enseigne la soumission), mais seulement d’un désir, et que si maître il y a en ce cas, il n’est là que pour scander le rythme, introduire un temps de la lecture, poser des questions etc. Bref, voir que l’apprentissage doit être distingué de l’assujettissement.

Adeline d’Hermy et Jérémy Lopez dans « la pluie d’été », au théâtre du Vieux-Colombier (Comédie Française)
Crédit photo Cosimo Mirco Magliocca

Juste un mot quand même sur la mise en scène et les acteurs : excellents bien sûr. Les voix s’enchaînent et s’accordent sans jamais la moindre fausse note. Mettre en scène ce texte suppose que l’on fasse entendre non seulement les voix des personnages mais, en même temps, la voix du narrateur. Les comédiens de la Comédie Française y parviennent parfaitement. Christian Gonon est un père de milieu populaire, sensible en même temps qu’impressionnant de force physique. La mère, Claude Mathieu joue merveilleusement la complicité avec le fils, Jérémy Lopez qui, lui-même, dans sa culotte courte, joue magnifiquement le surdoué, et Adeline d’Hermy est tellement juste dans son rôle de jeune adolescente.  Mise en scène d’Emmanuel Daumas, avec, donc,  Claude Mathieu, Eric Génovèse, Christian Gonon, Marie-Sophie Ferdane, Jérémy Lopez. Décor amusant. Un peu trop froid peut-être…

photo MD prise ici

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6 commentaires pour Marguerite Duras : « l’école, pour quoi faire ? »

  1. JEA dit :

    Anatole France (mais oui) :
    – « De toutes les écoles que j’ai fréquentées, c’est l’école buissonnière qui m’a paru la meilleure… »

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  2. Duras entrée dans La Pléiade, voilà un « cadeau de Noël » à offrir à certains écoliers ou lycéens…

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  3. michèle dit :

    72 000 commentaires sur les diverses pistes de ce billet.

    En un : c’est le deuxième Ernesto à dire découvrir à seize ans ou presque, l’inexistence de dieu.
    Au même âge, j’avais un tel grand souci que dieu était bien le cadet de mes tous autres soucis.

    L’école, ah, j’y pleurais à l’école maternelle où, gauchère, l’on m’a interdit de me servir de la sinistra.

    Après tant de temps passés, je dirai qu’il n’y a pas de meilleur lieu l’école, où apprendre, et jouir pleinement de la liberté.
    Parce que, grand paradoxe, c’est de la contrainte que naît la liberté : tant que cela ne sera pas intégré, on passera au-dessus, au-dessous, à côté !

    Ce texte ( et la pièce itou) de Duras m’est inconnu, rhalala, je peste.

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    • Alain L dit :

      L’école que nous avons connue et qui, il est vrai, donnait parfois un air de liberté incontestable, n’est plus l’école d’aujourd’hui hélas. Il n’est qu’à voir les nouveaux règlements concernant l’évaluation dès la grande section de maternelle pour s’en affliger. Il faut que je revienne là-dessus dans un prochain billet…. en tout cas encore merci pour vos commentaires fidèles.

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  4. Moi non plus je ne connaissais pas la pièce. Que d’échos elle renvoie! La déscolarisation dans les pays dits émergeants tient aux mêmes raison. A quoi sert d’apprendre à lire s’il n’y a rien à lire, par exemple?

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