L’affaire

Le Landerneau philosophique parisien bruit d’une affaire : Claudine Tiercelin, grande philosophe française, connue en particulier pour ses travaux sur C. S. Peirce, a été nommée à la chaire de philosophie du Collège de France, soutenue par Jacques Bouveresse et au grand dam de quelques « beaux esprits » de l’intelligentsia française. Le N’obs, ou plutôt le S’nob s’en est fait l’écho par l’intermédiaire d’un article particulièrement odieux d’une certaine Aude Lancelin. Selon cette dernière, l’une des plus hautes institutions universitaires de France aurait été bel et bien vendue à l’ennemi, le parti de l’étranger, le courant dit « de la philosophie analytique ». Comble de l’insulte : la journaliste de l’Obs feint d’ignorer qui est Claudine Tiercelin… comme si elle n’avait jamais feuilleté des livres à un quelconque rayon de philosophie d’une grande librairie. Elle débute son article par : « Claudine, qui ? ». C’est toujours ce qui se passe quand on veut renvoyer quelqu’un à son insignifiance : vous n’existez même pas. Mais qu’est-ce qu’elle en sait, Aude ? Elle s’est précipitée sur Wikipedia : elle n’a pas vu de fiche au nom de la philosophe ! c’est dire si cette dernière n’existe pas ! Quelle bêtise… De quoi être atterré. Bien sûr, Bernard-Henri Lévy, lui, il existe. On se moque un peu de lui, mais il est « de la famille ». Alors qu’une femme qui est allée faire une partie de ses études à Harvard, qui a côtoyé les grands noms de la philosophie américaine, dont Quine, (ici orthographié « Quayle ») l’illustre Quine, mort en 2000 presque centenaire, et qu’un autre grand philosophe – mais belge ( !!) – , Paul Gochet, malheureusement décédé il y a peu de temps (qu’hommage lui soit rendu) a fait connaître dès les années soixante en France (« Quine en perspective »), une femme comme ça ne peut tout simplement exister.

La vie intellectuelle française, et surtout parisienne, tourne à la caricature. Nul ne s’étonnera que les philosophes étrangers la regardent avec condescendance. On se souvient des remous causés par la visite de Noam Chomsky l’an dernier (à l’invitation de Jacques Bouveresse, encore lui) et de la double page étonnante du « Monde des Livres », où l’illustre linguiste américain était jugé par quelques-uns des professeurs parisiens « qui comptent », tel Jean-Claude Milner. J’avais dit alors que ce dernier « dévoilait le pot aux roses » en affirmant ceci :

Il y a des raisons de fond [à l’hostilité que rencontre Chomsky auprès des intellectuels français]. Il faut bien voir que Chomsky place au centre de l’activité intellectuelle un certain type de raisonnement, reconnaissable à deux critères.

Premièrement, une argumentation digne de ce nom doit pouvoir être représentée, sans reste, par le calcul des propositions : si un raisonnement ne peut pas être présenté sous forme logique, il ne vaut rien.

Deuxièmement, la conclusion doit être présentée comme falsifiable, c’est-à-dire comme pouvant être confrontée à un test empirique, comme cela se pratique dans les sciences de la nature. Or, en France, beaucoup d’intellectuels considèrent que la logique formelle classique n’épuise pas le champ des raisonnements possibles ; ce n’est pas vrai seulement de Derrida ou Lacan, c’est aussi vrai de Sartre ou de Lévi-Strauss.

En effet, quand on a lu cela, on a tout compris du (faux-) débat actuel. Faites une philosophie qui cherche avant tout à s’ouvrir au débat et à la discussion, autrement dit une philosophie argumentée, et vous n’aurez pas l’heur de plaire à cette intelligentsia. A la fin de l’article d’Ancelin, la journaliste fait dire à un anonyme ( !) : «Vous voulez savoir qui gagnera à la fin ? C’est nous qui allons gagner. Ils peuvent se faire élire où ils veulent, ils peuvent pérorer à Oxford ou Acapulco, mais ils n’ont pas d’oeuvres dignes de ce nom. Or vous savez quoi ? A la fin, c’est l’oeuvre qui gagne ». Cette remarque aussi vaut son pesant d’or car elle dévoile encore autre chose : que, pour un cercle restreint, l’enjeu n’est ni « la vérité » (concept vieux-jeu) ni l’élucidation d’une question, c’est « l’œuvre ». Mais qu’est-ce qu’une œuvre ? c’est avant tout une création artistique ou littéraire. On parle de l’œuvre de Balzac, de Le Clézio ou de Picasso : ce sont des îles, des archipels qui ajoutent au réel quelque chose d’unique et d’inimitable, ce ne sont pas des interrogations conceptuelles. En philosophie, on parle à la rigueur de « système », qualifiant les travaux d’un Kant ou d’un Hegel. Parler « d’œuvre » à propos de philosophie c’est faire ce que Bouveresse a justement dénoncé : ramener la philosophie à la littérature. Or, ce n’est pas ce que nous attendons de la philosophie : si nous sommes si avides de nous y plonger, ce n’est pas parce qu’elle va nous donner des délices liés à la contemplation d’une nouvelle réalité, mais parce que nous escomptons trouver en elle les réponses à nos questions : qu’est-ce que « la réalité » ? Y a-t-il un sens à parler de « l’esprit » indépendamment de la réalité ? Comment les vérités scientifiques s’articulent-elles à notre vision du monde ?

Je ne sais pas vraiment si Claudine Tiercelin répond à de telles questions. Je sais qu’elle les pose, ce n’est déjà pas si mal.

PS: lire la réponse de Jacques Bouveresse au Nouvel Obs

(photos: C. Tiercelin, P. Gochet, W. V. O. Quine)

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7 commentaires pour L’affaire

  1. Jean-Marie dit :

    Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais j’en sors avec l’impression que le nationalisme le plus étroit semble être bien partagé dans certaines sphères médiatico-philosophiques. Je proteste toujours quand, pour quelque raison que ce soit, on me parle amèrement ou avec condescendance, de « l’arrogance française ». Mais ce n’est pas pour rien que ce reproche fait si souvent florès…

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    • alainlecomte dit :

      et oui, je suis d’accord avec toi. Ca nous bassine d’entendre parler « d’arrogance française » surtout quand on a l’impression d’être soi-même quelqu’un de plutôt humble… mais il y a en France une (pseudo?) élite qui n’en peut plus de vanité.

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  2. michèle dit :

    De toutes façons, parler de l’œuvre aujourd’hui paraît bien présomptueux, car seules les années sacralisent, ou pas, une œuvre. Cela témoigne d’un désir de marquer son nom dans l’Histoire. C’est tendance.

    Sinon, Alain L. je vous sais très occupé, et ailleurs, mais si vous pouviez faire un petit billet assez clair pour que je pige quelque chose à la notion d’ontologie car j’ai un pote qui en parle tout le temps de ce terme-là et je ne sais pas où le ranger.

    Si vous n’avez pas le temps ni l’envie, ne vous bilez pas.

    Cordialement.

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    • alainlecomte dit :

      @michele: on ne saurait mieux faire que reprendre ici les premières pages de l’excellent petit livre de Frédéric Nef « Traité d’ontologie » (Folio essais n°525):
      « La définition traditionnelle consiste à la définir comme la partie de la métaphysique qui traite de l’être, les trois autres étant la cosmologie, la théologie et la psychologie rationnelles. Cette définition traditionnelle pose l’objet de l’ontologie comme suprêmement abstrait. L’abstraction étant conçue comme un éloignement progressif de la matière, l’ontologie est donc considérée comme une science formelle, celle des déterminations les plus abstraites de l’être en général. L’ontologie dit ce qui est […] en ce sens c’est une science de l’essence, et pas seulement une science de l’existant.
      […]
      [les] différentes mutations du concept d’ontologie aboutissent à une définition très générale:
      « l’ontologie est une discipline formelle qui traite des objets et du contenu des modèles qui nous permettent d’appréhender la réalité de la manière la plus générale et la plus abstraite ».
      Pour y mettre mon grain de sel, je dirai que l’ontologie ainsi vue est très critiquée justement parce que trop abstraite. L’exploration de la réalité (qu’est-ce qui est réel?) conduit au contraire à tenter de la saisir au plus ras de son émergence, c’est ce que tentent en tout cas les phénoménologues, ainsi qu’actuellement un philosophe comme Jocelyn Benoist (voir son excellent petit livre récent chez Vrin, sur « Eléments de philosophie réaliste »

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      • michèle dit :

        merci, Alain L. vous éclairez quelque peu ma lanterne et me mettez le pied à l’étrier.
        je continue à chercher sur l’ontologie que je ne comprends pas ; je n’opposerai pas la littérature et la philosophie car ce sont deux sciences différentes ( Meirieu la science et la littérature s’imbriquent étroitement & philosophie de sophia = savant ), ni ne les classerai en terme de supériorité ou infériorité.

        Les deux posent des questions.
        La seconde, une fois les hypothèses posées cherche à infirmer ou à confirmer, comme toute science exacte, alors que la première a l’autorisation de son imaginaire et n’a rien à prouver à quiconque si ce n’est semer des graines au vent et advienne que pourra.

        Les deux sont passionnantes et, certes, nous aident à vivre dans une certaine mesure.

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  3. K. dit :

    Difficile de rentrer dans ce débat d’initiés qui m’évoque surtout « un tout petit monde » de Lodge…mais chacun a le sien, n’est-ce pas? Je voulais juste réagir sur votre dernière phrase concernant le « qu’est-ce que la réalité? » et les réponses qu’y apporterait la philosophie plus que la littérature. Je ne sais pas s’il convient de les opposer. Il me semble que toute mise en forme, toute mise en mots du monde, qu’elle soit conceptuelle, littéraire, ou sensible, participe d’une construction du réel en ce qu’elle éclaire d’un jour nouveau nos représentations, et renouvelle le regard et la vie, lui donne une épaisseur et une densité accrue. A ce titre, les émotions, les expériences, les raisonnements, les oeuvres nourrissent nos regards, l’écriture qui peut en naître, notre rapport au monde et les réponses intimes que nous formulons. Si je me sens plus proche de ceux qui cheminent en prenant plaisir au cheminement bien plus qu’à trouver des réponses ou des termes, j’aime à connaître les systèmes de sens dans lesquels on peut expliquer le monde et calmer peut être des angoisses métaphysiques? Mais je ne lis pas de philosophes, c’est sans doute un manque, ou peut être parce que la littérature dans le champ du possible qu’elle ouvre à une énonciation de la réalité, dans les chemins qu’elle propose pour dire le réel, fait peut être tomber cette question. Mais c’est propos de béotienne, j’en conviens. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce que disent C.Tiercelin et J.Bouveresse de la réalité? Sur ce qui heurte tant les philosophes de l’école française. Par avance, merci…

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    • alainlecomte dit :

      oups, large débat en prévision, je ne sais pas si je serais vraiment capable d’expliciter tout ceci. Je vais essayer de m’y employer un peu dans mes prochains billets. Pour l’heure, je voudrais juste dire que littérature et philosophie ne s’excluet pas l’une l’autre, mais ne se confondent pas non plus. D’accord que l’écriture modifie notre regard et notre rapport au monde, comme j’essayais de le dire dans le billet, la littérature crée des mondes qui sont presque en concurrence avec le monde réel, c’est en un sens une supériorité par rapport à toute forme d’expression. Rien n’égale l’oeuvre d’un Joyce ou d’un Proust. Mais la philosophie c’est une autre chose, que l’on a d’ailleurs le droit de considérer comme moins importante que la littérature, mais qui a ses propres méthodes et ses propres critères de validité. En philosophie, on cherche des définitions, des explicitations, on met à plat une conception du monde et on cherche à la tester du point de vue de sa cohérence. Là où pour le romancier, les choses vont d’elles-mêmes (il suffit de laisser l’écriture se développer), pour le philosophe, elles ne vont jamais d’elles-mêmes, on interroge toujours leur raison d’être, on cherche ce qui les fonde. Le dialogue entre romanciers et philosophes existe parfois et on en connaît des cas célèbres, comme la relation ayant existé entre Virginia Woolf et Bertrand Russell. On peut dire que la conception de la réalité que possède le second est expérimentée par la première dans sa création romanesque.

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