Mort, grâce et disgrâce à la National Gallery de Dublin

Mais où sont-ils allés chercher ça, Samuel Beckett, puis, reprenant ses mots, Nancy Huston, face au Christ mort du Pérugin, de la National Gallery de Dublin ? que le Christ était sur ce tableau « si mignon et guilleret rempli de sperme et les femmes qui touchent ses cuisses en pleurant sur ses secrets » (1). Et elle, Nancy, surenchérissant et comparant son propre émoi devant un musicien de pub à celui qu’elle imagine provoqué sur les deux Marie par le corps nu du Christ, quand je suis frappé surtout, face à cette gigantesque toile (les personnages sont grandeur réelle), par la raideur cadavérique. Les chairs ne sont pas si chatoyantes que sur la plupart des reproductions, elles sont plutôt verdâtres, et ce cadavre – j’y insiste – est offert au spectateur, au devant de la scène, comme si le maître italien voulait s’en débarrasser sur nos  genoux. S’il y a quelque chose qu’il évoque pour moi, qui suis encore imprégné de mes lectures récentes de Coetzee (« Elisabeth Costello » puis « Disgrâce »), ce sont ces pages où l’écrivain sud-africain s’attarde sur le sort fait à l’animal, et notamment à l’animal mort, celui qu’on a « endormi » à la seringue avant qu’on jette la carcasse roidie dans le four des incinérations. Le passage le plus fort de « Disgrâce », ce récit sinistrement d’actualité relatant  la chute d’un éminent personnage après une relation sexuelle qui n’est guère « consentie » (quoiqu’il en pense) est celui où, auto-condamné à des travaux d’aide à la ferme, cet homme déchu doit assister une femme spécialiste de la mise à mort des animaux malades.

Donc, le dimanche soir il ramène les sacs à la ferme à  l’arrière du minibus de Lucy, où ils passent la nuit, et le lundi matin il les emmène à l’hôpital. Là, c’est lui qui les charge sur le chariot ; puis il tourne la manivelle du treuil qui tire le chariot pour le faire passer par les portes d’acier jusqu’aux flammes, actionne le levier qu fait basculer la benne pour la vider de son chargement, et à la manivelle ramène le chariot, pendant que les ouvriers, dont c’est le travail, le regardent faire. Lors de son premier lundi, il leur a laissé le soin de procéder à l’incinération. Au cours de la nuit, les cadavres s’étaient raidis. Les pattes des cadavres se prenaient dans les barreaux de la benne […] On amène les chiens au centre parce qu’on ne veut pas d’eux : parce qu’on est trop, de trop. C’est à ce stade de leur vie qu’il intervient. Il se peut bien qu’il ne soit pas leur sauveur, celui pour qui ils ne sont pas de trop, mais il est prêt à s’occuper d’eux dès lors qu’ils sont incapables, totalement incapables, de s’occuper d’eux-mêmes. L’homme aux chiens – c’est ainsi qu’une fois Petrus s’était désigné. Eh bien, c’est lui maintenant qui est devenu l’homme aux chiens : un croque-mort pour chiens, un psychopompe pour chiens, un intouchable. (p. 184 de l’ed. Folio, trad. C. Lauga du Plessis)

(1) dans « Infrarouge », ed. Actes Sud, p. 40

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11 commentaires pour Mort, grâce et disgrâce à la National Gallery de Dublin

  1. Nancy Huston a cessé récemment de publier ses chroniques dans « Le Monde », ça repose.

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  2. alainlecomte dit :

    Oui, dès qu’elle se met à « penser », Nancy Huston, même quand c’est pour la bonne cause, se fait un peu « lourdingue »…

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  3. michèle dit :

    Bon, je vais me taire, parce que si Nancy Huston peut cesser de penser, alors moi aussi.
    Sur le ciné, le mien est en travaux pour accueillir le numérique, donc je peux pas commenter, ni même vous lire pour ne pas déflorer le film.
    Sur le livre je ne peux pas commenter non plus car je ne l’ai pas lu celui de Costello, et quant à celui de N. Huston, vous ne précisez pas son titre ; mais je pourrais vous faire une remarque : cela me semble très judéo-chrétien ( loi du talion ) comme idée, ce châtiment qui consiste à accomplir un acte qui vous met face à ce que vous avez fait subir à autrui. Ainsi l’on comprend à retardement pourquoi l’on est déchu, mais l’on comprend et ça c’est essentiel.
    Je ne peux pas en l’état actuel de mes constations en dire plus, ce serait osé.
    Juste noter que, un abus commis dans quelque domaine que ce soit, fait que l’organe en question tombe malade, pire même se nécrose. Sans nulle généralisation ; ex : je n’ai pas encore compris le sens de la mort de Gaudi écrasé par un tramway ; en revanche, je trouve liés, intimement, la vie et le mode de mort.

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    • alainlecomte dit :

      Michele, je suis un peu sévère avec Nancy Huston, que j’aime beaucoup par ailleurs, mais souvent j’ai trouvé que dans ses chroniques du dimanche, dans le Monde, elle était un peu trop caricaturale, ce qui peut parfois nuire à la cause défendue. Si, le titre du livre est précisé, en note de bas de page: il s’agit d' »Infrarouge », paru l’an dernier, très bon livre au demeurant, et dont j’ai parlé il y quelques temps. D’accord pour ce que vous dites de la déchéance.

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  4. michèle dit :

    Sur la toile qui représente la déposition du Christ, je dirais, sans avoir cherché nulle part, Jean à gauche devant, Marie sa mère qui seule, lui met la main sur les cuisses, Joseph à droite au fond et devant lui Marie Mad. en vert ; sur ses genoux reposent ses pieds. Au fond à gauche je doute, mais peut-être Sébastien.
    Plein de sperme je ne vois pas ; peut-être veulent-ils dire que la main gauche ( donc impure ) du christ porté sur le périzonium à l’endroit du pénis signifie la fin des plaisirs charnels, mais surtout leur brièveté, face à la vie éternelle.
    Sur « mignon et guilleret » je confirme : je le trouve mignon efféminé même, ( comme Jean qui lui soutient la tête ) et guilleret aussi, car je lui trouve un air heureux.
    J’interprèterai à la petite semaine, j’adore ça, en disant qu’il est débarrassé des contingences charnelles et qu’à lui maintenant tous les autres sujets d’intérêt, ce qui est une grâce.
    Mais mon préféré dans ce tableau, c’est le paysage au fond, avec sa variété de verts : on dirait la Toscane et ô combien j’aime ces douces collines verdoyantes qui respirent la tranquillité !

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  5. michèle dit :

    Ce tableau me plaît : il respire une belle harmonie, la sérénité : beaucoup de trois dans les représentations : trois fois les mains croisées en prières, deux fois des doubles colonnades qui forment trois arches, trois hommes dont le christ ( quoique je doute de + en + du sexe du personnage qui est au fond à gauche, il est très féminin ( la robe, son décolleté carré, parce que la coupe de cheveux est similaire à celle de Jean au premier rang. ). Trois très grands arbres, trois collines. Les pieds de la vierge encadrés par un pied tourné vers nous et le second de Marie Mad tourné dans l’autre, dans une ouverture vers l’extérieur. Trois regards tournés vers le corps du christ. Un, le même que celui qui a le pied tourné vers nous, se dirige sur le spectateur du tableau comme témoin de la scène et le dernier tourné vers le ciel en imploration.
    Les tons des costumes sont magnifiques et chauds.
    Au centre du corps, je vois une lumière brillante qui tombe d’abord sur la joue gauche de marie puis sur le centre du corps de son fils.
    Il est mort, mais il n’est pas mort. D’ailleurs, s’il avait déjà une raideur cadavérique, il n’aurait pas le bras droit plié ainsi et sa main gauche ne serait pas non plus aussi recroquevillée.
    Là, à mon sens, la représentation le montre alors qu’il vient à peine d’être décroché de la croix.

    Erratum :
    constatations.
    Jean soutient son dos et sa mère sa tête, derrière le cou précisément.

    Questions 1/ je ne sais pas ce qu’est l’objet blanc cylindrique posé devant Marie Mad.
    2/ Alain L. je suis très intéressée par l’interaction que vous faites entre Beckett et Nancy Huston la seconde reprenant le premier. Mais je ne comprends ni les deux Marie, ni le musicien de pub. C’est pas trop grave, vous en faites pas.

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  6. lignes bleues dit :

    Alain, Michèle, en fait l’original se trouve aux Offices… Le tableau de Dublin est postérieur et il est « attribué » au Pérugin. Il y a pas mal de différences. Le vase aux pieds de Marie-Madeleine est un vase à onguents, pour les rituels funéraires. Quant au personnage à l’arrière-plan derrière Jean, il s’agit de Nicodème, personnage figurant très habituellement, avec tous les autres, dans les scènes de mise au tombeau. On parle de Pieta, ou de Vierge de Pitié, lorsque la Vierge est seule avec le Christ mort sur ses genoux.
    A part ça, je ne suis pas très fan de N. H. et surtout de ses chroniques…

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  7. michèle dit :

    >lignes bleues, merci
    un canope donc si vase funéraire, non ?
    merci pour Nicodème, ne le connais pas du tout
    à Florence aussi, je vais noter ; la Pieta je pensais que c’était parce qu’elle pleurait qu’on la nommait ainsi et la déploration quand ils sont plusieurs personnages à l’entour.
    Un site * lignes bleues qui pourrait vous intéresser ; il l’a photographiée 5000 fois.
    * http://www.google.fr/search?um=1&hl=fr&biw=1600&bih=717&tbm=isch&btnG=Rechercher&oq=robert+hupka+&aq=f&aqi=&q=robert%20hupka

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  8. alainlecomte dit :

    merci de ces précisions, lignesbleues. J’ai vu en effet une « Lamentation sur le Christ mort » du Perugin à Florence. Elle est très différente, il n’y a pas cet enfermement sous des arches. Peut-on dire que l’une est « l’originale » par rapport à l’autre? Est-ce que celle de Dublin ne serait pas de la main du Pérugin? (de toutes façons, les peintres de la Renaissance n’avaient-ils pas un atelier autour d’eux?). En tout cas, celle de Dublin est bien celle que visait Beckett (en tant qu’Irlandais l’ayant probablement souvent vue) et donc celle que vise Nancy Huston (qui a abandonné en effet ses chroniques dominicales qui n’étaient pas très bonnes). La National Gallery de Dublin est amusante à visiter car… elle se limite à 3 salles, qui couvrent l’histoire de la peinture de l’Ecole d’Avignon à Picasso en passant par deux Rubens, deux Goya (splendides), un merveilleux Vermeer… Pauvreté à l’image de tout un pays.

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