Passions aéronautiques

Un roman est paru cette année, bien reçu en général par les critiques, qui pourtant, à ma connaissance, n’a pas eu de prix. Un roman sur le souvenir et la nostalgie. Un roman qui retrace la vie d’un père aviateur. « Le siècle des nuages », de Philippe Forest (chez Gallimard). Beau titre qui sonne juste, puisque le vingtième siècle aura bien été en effet le siècle des nuages, autrement dit celui de l’aviation, du vol de Blériot en 1909, jusqu’à la conception de l’A380.

Dans ce roman, Philippe Forest retrace la vie de son père, né en 1921 et mort à la fin du siècle, avec entre les deux dates la passion de l’aviation. Une passion qui aura habité nombre d’hommes et de femmes de cette génération. Le père de l’écrivain était fils d’un commerçant aisé de Mâcon, il fréquentait le lycée mais dès que les versions latines, les problèmes de trigonométrie et les matches de football lui en laissaient le temps, il allait regarder tourner les avions sur le petit aérodrome voisin. C’est ainsi qu’il passa son brevet de pilote à 17 ans. La guerre éclata, avec l’exode et ce qui s’en suivit. Malgré tous les efforts faits dans les années trente pour développer l’aviation et susciter les vocations de pilote (« l’aviation populaire » n’était pas un vain mot), l’armée française disposait de trois fois moins d’avions que la Luftwaffe. Le jeune Forest se retrouve en Algérie, puis passe du côté américain et devient pilote de guerre de l’Army Air Force. Puis, c’est ensuite, à la Libération, l’entrée chez Air France, « LA compagnie », pour laquelle il pilotera des Boeing jusqu’à la retraite. Ce livre est une véritable ode à un père, à l’aéronautique et… à « la compagnie » ( !). Ecrit sur le mode élégiaque, il tend à magnifier ce qu’il touche en laissant dans l’ombre (c’est la loi du genre) ce qui pourrait ternir.
Si j’en parle, c’est parce que, moi, mon père (comme disent les enfants), était né la même année, et il avait partagé la même passion pour les avions. Moins heureux que le père de Philippe Forest, il n’avait pu trouver les ressources pour passer son brevet de pilote, mais rêvait de le faire, avant que la guerre n’éclate. Il se consolait en fréquentant assidûment les locaux d’Air Touraine, où il apprenait sur le tas son métier de mécanicien. Avec un ami garagiste plus âgé que lui, il avait entrepris la construction d’un ancêtre des ULM : le « Pou du Ciel », petit avion difforme, de la taille d’une grosse voiture, sur lequel des milliers de jeunes projetaient de, littéralement, s’envoyer en l’air. Demandant à partir dans l’aviation au moment de la guerre, mais n’ayant pas son brevet pour piloter, on lui offrit un poste de mitrailleur. Cela n’était certainement pas dans ses aspirations, du coup il se retrouva dans la marine… Plus tard, se sentant contraint d’obéir aux injonctions de rejoindre le STO (par une famille qui lui disait craindre des représailles s’il ne s’exécutait pas, lui qui avait fui en zone libre, où il avait déjà rencontré ma mère), il eut l’occasion de travailler dans les usines Messerschmitt, où il put voir de ses propres yeux, le premier exemplaire top-secret d’un chasseur à réaction, le Me-262. Et pour lui aussi, heureusement, la guerre se termina et il n’eut alors de cesse que de se faire embaucher à « la compagnie », mais comme simple mécanicien au sol. Et c’est ainsi que je naquis au Bourget et que mon enfance fut bercée au son des DC3 de l’aéropostale (car c’était là où il travaillait), puis des quadrimoteurs, puis des turbo-réacteurs et autres turbo-propulseurs….
Pour revenir au livre de Forest, j’y retrouve bien sûr toute l’exaltation qui entourait le monde des avions surtout dans l’entour des années cinquante et soixante. Quels incroyables exemplaires d’oiseaux volants virent le jour à cette époque. Trident, Gerfaut, Mystère, Durandal…. Ces noms aujourd’hui sont oubliés. Ils étaient pourtant ceux d’engins, le plus souvent expérimentaux, qui foisonnaient comme une race nouvelle d’insectes volants. Le Trident par exemple avait cette particularité d’être mu par un stato-réacteur (aucune pièce en mouvement, une sorte de moteur de fusée). On inventait aussi des solutions très imaginatives concernant l’envol, ainsi de ces premiers VTOL (« vertical taking-off landing ») conçus par la SNECMA, tels que l’ATAR volant ou… le Coléoptère ! Du toit du hangar de l’Aéropostale, nous admirions tout cela, les yeux ébahis, lorsque le temps du meeting aérien bisannuel arrivait, sans penser un seul instant qu’il s’agissait avant tout de prototypes d’avions de guerre. Et lorsque les premiers Boeing 707 firent leur apparition, je me souviens que des foules silencieuses se massaient le long de la petite route entre Le Bourget et Dugny pour voir passer au-dessus des têtes, dans un vacarme assourdissant, les grosses masses quadri-propulsées.
D’où me viennent mes légères réserves, alors, concernant ce roman biographique ? De ce sentiment d’aristocratie, un peu trop fort quand même. Cette passion dévorante n’était pas, n’a jamais été l’apanage d’une caste de navigants. D’ailleurs qu’auraient pu faire ces derniers sans l’appui et le dévouement de ceux qui, restés au sol, étaient prêts, de jour comme de nuit, à intervenir pour réparer en catastrophe un train d’atterrissage ou une pièce-moteur défaillante ? Je me souviens que mon père (décédé depuis bientôt quinze ans) aimait à raconter à quel point son métier le passionnait, et ne l’ennuyait jamais, même quand il fallait participer au désenneigement des ailes en plein hiver. Il partait toujours, chevauchant son modeste Solex, en sifflotant… sur la petite route reliant Dugny au Bourget, tel un Lucky Luke dans la dernière case de l’histoire, partant en route, clopin, clopant, vers de nouvelles aventures.

(en haut du billet: photo de l’intérieur du hangar du CEPM – Centre d’Exploitation Postale Métropolitain, successeur de l’Aéropostale – en 1977, après le transfert à Orly, on voit sur la photo un Transall C170 et un Fokker F27 – Friendship)

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12 commentaires pour Passions aéronautiques

  1. Quotiriens dit :

    Bel hommage. Je prefere votre histoire a celle (non lue) du roman de Forest. A vous lire, je plonge dans les souvenirs de vol de nuit, courrier sud, terre des hommes de Saint Ex.

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    • alainlecomte dit :

      ah oui, j’aimerais parler aussi un peu de cette aventure là (la postale), à partir de ce que mon père m’en a raconté (son premier patron avait été Didier Daurat, le « Rivière » de « vol de nuit »), mais Saint-Ex était, semble-t-il un peu moqué dans cet univers un peu macho (un écrivain, et qui reçut le prix Fémina… pensez…).

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  2. jeandler dit :

    Emouvante histoire d’une époque où travailler avait une place entière dans une vie. Qu’est-ce que travailler, aujourd’hui, quand bien sûr on réussit à y accéder ? Quelque chose de purement alimentaire, que l’on n’a pas choisi, qui peut disparaître du jour au lendemain, où chacun n’est qu’un pion qu’on supprime du jeu sans état d’âme. Travailler m’enrhume!

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  3. lignes bleues dit :

    Drôle d’histoire. Lourd passé que d’être enfant de STO (« je n’suis pas un héros… », chanté par qui déjà ?). Mon père était né le 21 avril 1921, comme la reine d’Angleterre disait-il. Son truc, c’était le vélo. Sur la fin de sa vie, il ne parlait plus qu’allemand « achtung, achtung : starcke Luftlagemeldung Richtung Berlin » Peut-être pour cela que j’ai appris, et oublié l’allemand…

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    • alainlecomte dit :

      N’exagérons rien, il y a pire comme héritage! Je n’ai jamais jugé mon père sur cet aspect là de sa vie. Il n’était pas parti par sympathie pour les Allemands, et avait essayé dans un premier temps d’y échapper (faux papiers etc.) et il aurait de beaucoup préféré rester près de sa dulcinée… Il avait juste privilégié son devoir filial (peur de ses parents d’être « embêtés ») par rapport au devoir « national ». Il n’en a tiré aucun profit, bien au contraire, puisque comme beaucoup, il est revenu avec un bacille de Kock tenace qui a empoisonné toute sa vie. Les conditions de vie sur place, dans la lointaine Poméranie, n’étaient pas fameuses pour les travailleurs étrangers, et il gardait toutefois un bon souvenir de quelques ouvriers allemands, qui ne partageaient pas tous l’idéologie nazie.

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      • lignesbleues dit :

        je crains d’avoir été mal comprise ou plutôt de n’avoir pas été suffisamment explicite : il ne s’agit pas du tout d’un jugement ni d’un reproche. Simplement cette culpabilité il l’avait, lui, du moins je le crois, et surtout des séquelles qu’il était difficile de mesurer mais qui l’ont sans nul doute profondément affecté. Difficile à vivre pour tout le monde.

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  4. matrioch. k. dit :

    étonnant de vous lire tous.
    temps de votre père où se réaliser passait par la fonction que l’on s’était plus ou moins choisie.
    je suis heureuse à mon boulot parce qu’à ce jour, c’est le lieu où j’ai pu être, où je suis pleinement, moi. Et vieillissant, c’est une évidence : mon épanouissement de femme est bien plus passé au travers de mon boulot que par la vie avec un homme ou avec mes enfants.

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    • alainlecomte dit :

      oui, je sais, ce n’était pas le cas des femmes, à l’époque. Ceci a changé, heureusement. Il y aurait donc ainsi de bonnes et de mauvaises évolutions. Me suis-je plus épanoui au travers de mon boulot que par la vie avec une femme ou avec mes enfants? Ma réponse est (subjectivement) : catégoriquement non ! J’ai le sentiment d’avoir toujours privilégié ma vie privée et familiale par rapport à ma vie professionnelle, mais j’ai eu de la chance, sans doute.

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  5. Jean-Marie dit :

    Même avec tes réserves, je vais acheter ce livre pour les raisons que tu devines. Mon père a aussi passé toute sa vie professionnelle à Air France : il n’était ni navigant, ni ouvrier, mais cadre au sol, il partageait lui aussi cette passion pour LA compagnie.
    Ma belle-fille y est hôtesse de l’air à présent, ce n’est plus la passion, mais il y a toujours le sentiment de travailler dans une compagnie différente des autres.

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  6. matrioch. k. dit :

    >Alain L. suis heureuse de lire cela ; cela dépend de l’investissement que l’on y met, sur le plan des affects. Moi, femme, il a fallu que je trouve mon bonheur et cela n’a pas été sans mal et je l’ai trouvé sur le plan professionnel, un peu comme elle. Les enfants de la terre et du ciel sont à moi, il m’en faut beaucoup.
    Drôle de vous lire, encore : mes parents refusant que je devienne hôtesse de l’aire
    ( lapsus clavii, je le laisse ), ils m’ont offert le tailleur/jupe de Barbie que j’ai encore avec le sigle d’Air France ( ? ) sur le col de la veste, talons hauts, veste cintrée. Il fallait que je sois à la maison, à terre donc, pour m’occuper de mon mari et de mes enfants.
    Ah les sagas familiales.
    Aujourd’hui, je les regarde, quand je voyage, ni jalouse, ni nostalgiques, c’était l’enfance. Il en reste le goût des voyages. Donc, en vieillissant, on atteint la substantifique moëlle, se débarrassant des oripeaux.

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  7. Porteur d'eau dit :

    Pour revenir au sujet, le Trident avait un moteur fusée et deux réacteurs, c’étaient les Leduc et Griffon qui possédaient un stato-réacteur.

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