Paroles d’ombre au coin de la rue des Ecoles

La Tour Saint-Jacques en 1859 – cliché de Gustave le Gray

Il n’y a pas très longtemps, je me souviens. C’était un soir de juin, à Paris, et je déambulais rue des Ecoles. J’attendais l’heure d’aller chercher C. à la Gare de Lyon. Entre le boulevard Saint Michel et la place Paul Painlevé, il y a une terrasse de café où je décidai de m’arrêter quelques instants. Le café allait bientôt fermer, et il ne restait que quelques consommateurs attardés. Une fille très jeune aux cheveux courts était parmi eux, elle se débattait face à un jeune homme, étudiant sans doute, qui voulait l’entraîner avec lui. Je commandai mon café, et, le jeune type ayant lâché sa proie, il arriva que celle-ci se retrouva seule et vint vers moi. Elle était ivre. Elle s’assit près de moi de façon à ce que je respire l’odeur forte de l’alcool qu’elle avait ingurgité. Ce n’était sans doute pas sa première cuite puisque son jeune visage hélas commençait à montrer déjà les ravages de l’alcoolisme : dents gâtées, boursouflure des lèvres. Elle m’entreprit sur ses parents, un père qui ne l’avait jamais aimée, une mère faisant une brillante carrière mais qui la délaissait, sur ses études, qui semblaient avoir été brillantes. Elle était me dit-elle revenue de tout, y compris de la philosophie, elle me parla de Sartre et de Heidegger, puis tout à coup, sans raison apparente, obliqua sur le cas de Gérard de Nerval. « Croyez-vous vraiment à son suicide ? » me demanda-t-elle. « Dire que la nuit sera blanche et noire n’annonce pas que l’on va se donner la mort. Probablement aura-t-il été victime de quelques voyous comme il en traînait à l’époque beaucoup aux alentours de la place du Châtelet ». Je ne m’étais bien sûr jamais posé cette question, bien qu’ayant été dans ma prime jeunesse un admirateur de Nerval. Je trouvais étrange qu’un soir de juin, la parole prophétique du poète romantique resurgisse sous les traits d’une fille à laquelle sans doute il aurait prêté plus d’attention que je n’en pouvais donner. Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Comme il fallait bien me mettre à contribution, elle s’enquit de ce que je faisais dans la vie. Afin de ne pas entrer dans des explications fastidieuses, je lui dis que j’enseignais les mathématiques. En un instant, son visage s’illumina. « Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur comme une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil ». C’est dans le chant deuxième, de Maldoror. Je me sentais de plus en plus mal à l’aise de ces évocations d’un passé poétique auquel j’avais adhéré, et de me rendre compte que la bouche par laquelle étaient proférées ces incantations appartenait à un visage quasi enfantin aux traits fins malgré les excès de boisson. Il n’est pas convenable qu’un vieux monsieur s’acoquine ainsi avec une jeune fille et je cherchais le moyen de m’en décoller le plus rapidement possible. Ce n’était pas en même temps sans un certain sentiment de honte. N’aurais-je pas du plutôt imaginer un scénario pour lui venir en aide, la faire cesser de boire ou la raccompagner chez elle ? Elle se sépara de moi d’elle-même, mais ce fut pour encore une fois se faire remplir son verre, ce que le barman grossier et vulgaire s’empressa de faire. J’en profitai pour partir, mais elle chercha à me retenir. Elle voulait au moins de moi une parole qui l’aide. Je lui pris la main et lui dis qu’il fallait vivre. C’était bien peu. La rue des Ecoles, quand on prend à gauche, monte légèrement. C’est en direction de la montagne Sainte-Geneviève.

Photos : Paris. Tour Saint-Jacques par Gustave Le Gray, 1859, cinq ans après le décès par pendaison de Gérard de nerval, rue de la vieille lanterne, à quelques pas de la sinistre tour. 2 janvier 1855

© Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la photographie

Cet article a été publié dans Nouvelle, poésie, Souvenirs. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour Paroles d’ombre au coin de la rue des Ecoles

  1. michèle dit :

    Nerval, Lautréamont, et ce désir de crever avec le passage à l’acte qui l’accompagne férocement.
    Ce n’est pas que l’histoire d’un qui se dit vieux monsieur avec une qui n’est jeunette que sur son état-civil.
    C’est l’histoire de deux qui communiquent mais sont séparés, l’un par le désir de vie, et l’autre par le désir de mort.
    Et l’on sait que se retourner vers le Léthé est un risque majeur parce que l’attaction est si forte.
    Alors on s’éloigne.
    Pourtant, je le sais, moi que l’absence est irrémédiable et que le désir de consolation sera impossible.

    J’aime

  2. carole dit :

    mince, je voudrais dire quelque chose, je n’y arrive pas…. c’est un évènement. une simple anecdote pourtant mais qui fait évènement, pour vous. et pour moi aussi qui vous lit. je ne saurais l’expliquer où alors ça dépasserait le cadre de ces commentaires. En tout cas, je pense que quand la vie surgit hors cadre, hors norme, cela surprend et on ne sait pas toujours comment réagir. en tout cas vous racontez cela avec une belle sincérité : c’est ce qui importe.
    Au fait, la tour Saint Jacques : je ne la trouve pas du tout sinistre, je ne sais pourquoi, elle me fait toujours penser à Nadja d’André Breton. l’histoire d’une rencontre en dehors du temps.

    J’aime

  3. Dom A. dit :

    La légende veut (mais quelle légende ?) que l’endroit où l’on retrouva le pendu est maintenant l’emplacement exact du trou du souffleur, théâtre du Châtelet.
    Un théâtre qui a besoin de souffleur, est un théâtre qui a le vin mauvais.

    J’aime

  4. jmph dit :

    La poésie est un pont souvent fragile entre deux personnes, elle illumine un instant, des instants, mais peut-être illuminer tous les instants ?

    J’aime

  5. Alain L. dit :

    merci de vos commentaires.
    ce petit récit ne doit pas apparaître pour plus que ce qu’il n’est, il est, c’est vrai, basé sur un fait réel. Je pense que Michele a raison, d’un point de vue psychanalytique, il ne peut qu’évoquer la rencontre avec la mort.
    Dom A: oui, cette légende est tenace… mais elle tient surtout, je pense, à l’amour que portait Gérard aux belles actrices.
    Jean-Marie: la poésie n’illumine pas tous les instants, certes… ma, buona parte…

    J’aime

  6. J’ai pensé aussi à la rencontre d’André Breton avec Nadja : vous avez convoqué — malgré vous ou par votre présence — deux autres poètes et il est vrai que ce quartier peut revêtir un manteau magique de temps à autre (mai 68 vous rappelle quelque chose…).

    Belle histoire mélancolique, on se demande ce que cette fille est devenue. Peut-être est-elle désintoxiquée depuis et est en train de vous lire, ici même ?

    J’aime

  7. michèle dit :

    L’alcool virgule c’est un fléau point

    J’aime

  8. quotiriens dit :

    A rencontrer un ange, on y laisse une « plume ».

    J’aime

  9. carole dit :

    @DomA : un théâtre qui a besoin du souffleur n’a pas le vin mauvais ! c’est un théâtre qui ne fait pas des acteurs des mécaniques mais sait que dans le jeu, la vie peut surgir et le souffleur est là pour aider les comédiens à se lâcher comme un trapesiste qui a besoin de filet…. aujourd’hui l’absence du souffleur ne démontre rien d’autre qu’une absence de souffle … pardon Alain, j’ai pas pu m’empêcher 🙂

    J’aime

  10. alainlecomte dit :

    Bien répondu, Carole!

    J’aime

  11. michèle dit :

    avant qu’elle ne se décide enfin à le quitter, lui et son égoïsme primaire, il y a un passage délici-eux dans Citizen Kane. Suzan doit répéter pour satisfaire l’ego de son mentor, alors qu’elle est une femme simple et modeste. Le maëstro italien chargé de faire d’elle une diva s’arrache les cheveux de désespoir. Kane lui dit alors taisez-vous et rendez-là célèbre. Au théâtre de Chicago qu’il a fait construire pour elle, lors d’une des premières représentations ( je passe pudiquement sur sa tenue de scène, depuis longtemps le ridicule ne tue plus ) il s’évertue à la guider de sa place de souffleur et là, schblang il cogne le toit du trou du souffleur. C’est excellent. Après, il renonce ( en bref, il cesse de croire aux miracles ).

    J’aime

  12. m. dit :

    pour cesser de chanter, elle se suicide avec du sirop mais elle se rate. Le sirop, ça marche pas. Elle est tarte. Finalement, elle se tire en emportant les visons, et les confettis de son coeur ( à elle, lui l’a pas de coeur, qu’un braquemart magnifique ). Enfin, elle se mettra à boire parce qu’elle n’arrive pas à l’oublier ; à combien elle a été malheureuse avec lui.
    Nous les femmes, je nous aime, on est trop gnans gnans, j’adore ça.

    J’aime

Laisser un commentaire