Ladakh sinistré

« Kiki soso largyalo » ne peut pas ignorer ce qui vient de se produire comme catastrophe naturelle au Ladakh, puisque là est en quelque sorte son origine (Je veux dire par là que la phrase en question fleurit aux frontons des maisons et des lieux publics, ou bien se déclame au sommet des cols dans cette région, d’habitude heureuse, qui coiffe le coin supérieur gauche de l’Inde. Je crois qu’elle a sa source dans la très vieille épopée de Gesar de Ling , qui est aux pays de culture tibétaine ce que l’Iliade et l’Odyssée sont pour nous autres occidentaux). 

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Comme toujours en de tels cas, les chiffres grossissent de jour en jour, des morts et des disparus. Pour un peu, nous aurions choisi encore cet été de nous rendre là-bas et puis nous avons renoncé, pour rester au plus près de nos petits-enfants. Connaissant le terrain : les pentes abruptes et désertiques où aucune végétation ne retient rien, les plaines d’altitude traversées par des ruisseaux qui sont en général paisibles mais peuvent d’une heure à l’autre se transformer en petits amazones, les maisons toutes de terre battue, revêtues de toits de chaumes et ne reposant sur aucune fondation, j’imagine ce qu’a pu être cette nuit de jeudi à vendredi dernier, quand 2,50 mètres d’eau se sont déversées en une heure sur ce territoire magique. Je pense au pauvre berger de la plaine de Nimaling, qui passe l’été à ramasser les bouses de yack pour se chauffer l’hiver, je pense à cet autre qui garde en son alpage de Hundar Dok un impressionnant troupeau de petites chèvres pashmina et vit dans une hutte de pierres branlantes et se sert d’une outre en peau de mouton pour baratter le lait. Et bien sûr aussi à tous ces guides et conducteurs de chevaux dans la montagne qui prennent des risques pour conduire des touristes (comme nous) vers leur paradis d’altitude.

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berger près de Hundar – paysanne à Leh

Mais comment expliquer ce qui vient de se passer ? Les informations occidentales répondent très vite en invoquant une mousson particulièrement forte cette année puisqu’elle aurait franchi la frontière naturelle constituée par diverses chaînes himalayennes. Or, le journal « Economic Times » de New Delhi, relayé par le bulletin WTN (« World Tibet News »), avance une explication beaucoup plus détaillée. Selon l’analyste de ce journal, la mousson n’y serait pour rien, mais le phénomène serait typique des climats tropicaux, où une forte chaleur provoque une forte évaporation à partir de masses d’eau locales, qui retombe en pluies torrentielles dès qu’un contact a lieu avec des masses d’air froid. Le problème est : pourquoi cela se produit-il maintenant au Ladakh ? Premier élément de réponse : le réchauffement climatique qui a augmenté la température moyenne de 3 degrés et a amené en ces altitudes des températures estivales inconnues auparavant (il n’est pas rare qu’il fasse 30° C à Leh en plein mois d’aout, ce qui ne se voyait jamais autrefois). Mais cela ne suffit pas… Où trouver l’eau nécessaire à l’évaporation dans un pays réputé si désertique ? Deuxième changement : la transformation de la population, d’un mode de vie essentiellement nomade à un mode de vie agraire aurait étalé des réserves d’eau que l’on ne connaissait pas autrefois, par le biais de l’irrigation. De fait, tout visiteur du Ladakh est surpris pas ces champs d’un vert dense aux abords des maisons. La culture s’est intensifiée. En partie pour le bien de la population locale, mais aussi pour celui des visiteurs étrangers dont le nombre n’a cessé de croître depuis « l’ouverture » de ce pays au début des années quatre-vingt. Ces deux facteurs réunis seraient la cause de la formation d’énormes cumulo-nimbus se déversant sous forme torrentielle…

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champ cultivé près de Hundar – maison près du Khardang la

Pouvait-on l’éviter ? Cela est d’autant plus surprenant que jusqu’ici, on a loué le système de développement économique du Ladakh, synthèse astucieuse de tradition et de modernité. Et voilà que ceci nous apprend que nous nous trompions… encore une fois ( !). Il n’est pas simple de contrôler le développement, si développement il doit y avoir….
Il semble, selon l’article, que des avertissements aient été donnés par un groupe écologique local dès 1992-93, lors de premières chutes de pluie… « But nobody paid heed to this ».
Cela pose une fois de plus la question de notre responsabilité en tant que touristes lorsque nous nous répandons à notre aise en des lieux qui sont certes d’une grande beauté mais… qui n’ont jamais été conçus pour nous accueillir.

NB : je ne parle ici que du Ladakh, à cause d’un lien affectif qui me lie à ce pays, il va de soi que les malheureux Pakistanais souffrent tout autant que les Ladakhis, sinon plus.

PS: on trouvera ici un bon reportage sur ce qui s’est passé à Leh
et ici un autre, passionnant, qui raconte l’odyssée de deux touristes qui venaient de faire un trek fameux au Ladakh, entre Lamayuru et Chilling.

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12 commentaires pour Ladakh sinistré

  1. Sylvie dit :

    « notre responsabilité en tant que touristes »… voilà c’est dit. Et bien dit, parce que oui, même ce qu’on appelle le « tourisme responsable » et bien justement il est au final responsable de bien des maux: modifications culturelles, introduction des modes marchands, dégradation de l’environnement.
    Rares sont ceux , comme vous, qui en ont conscience.

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  2. michele dit :

    > Alain, il y a quelques jours je songeais a nos montagnes de poubelles que nous laissons en Himalaya. Au Ladakh, nous avons avec la population une telle difference de developpement et de richesses que cela est stupefiant. J’ai vecu cela il y a 24 ans. Apres avoir failli nous noyer dans le cours de ce torrent en quelques minutes devenu furieux, nous avons ete recueillis dans une cahutte de berger le long de la rive. Ils connaissaient bien ce phenomene. Je leur ai explique que j’etais enceinte, alors ils nous ont emmene traverser ce torrent a l’endroit ou on pouvait passer a gue, la largeur etait passe de cinq a vingt cinq metres en un rien de temps. Les femmes ramassaient les bouses de vache dans des hottes sur leur dos.
    Ne serait ce pas parce que la terre est si seche que les fortes pluies causent de tels ravages ? Les alternances sont brutales.

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  3. alainlecomte dit :

    oui, c’est juste. Je me souviens de la première année où nous sommes allés au Ladakh (98), dans la vallée du zanskar. Au second village après le franchissement du Shingo La, qui s’appelle Khi, les habitants venaient juste de découvrir l’existence du savon et c’est la seule chose que les femmes nous demandaient. Evidemment, nous leur en avons donné, en échange, ils nous donnaient ces beaux de fromage de brebis très dur qu’ils mâchonnent comme nous le chewing gum. Et effectivement les femmes et les enfants passaient la plus grande partie de la journée à ramasser les bouses. Nos campements faisaient leur bonheur car nos petits chevaux laissaient beaucoup de crotin. Un tel choc de civilisation est toujours émouvant et fantastique pour le visiteur (nous, en l’occurrence), mais il n’est pas sans introduire de profondes perturbations au sein des peuples visités.

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  4. michele dit :

    Certes, Alain L..
    Nous, moi je, avions le sentiment de revenir a l’essentiel. Vivre, être en mouvement, les yeux, les sens en émoi, curieux de tout. C’etait l’ete 85. Me reviennent les suites : la nuit suivant le déluge, on nous avait invites a dormir sur la terrasse supérieure d’une de ces maisons, semblable a celle de votre photo, blanchie a la chaux. C’était hier : je voulais dormir serrée contre le père de ma fille, qui me repoussait, a son habitude. J’espérais, en vain, trouver protection, si ce n’est refuge. J’avais finalement dormi seule sous les étoiles. Le lendemain au réveil, mon corps était dévore par les puces ou les punaises ? Je me gratterai presque a y resonger tant le souvenir est cuisant. Au lever, nous sommes allés franchir un col a 4000 m. Je lui ai demande de m’aider en marchant a cote de moi, pour m’encourager : il m’a dit  » je n’ai pas assez d’énergie pour franchir ce col et m’occuper de toi, débrouille-toi sans moi. » Toute ma vie avec cet homme a été sur ce modèle la, du Ladhak. Dans le torrent, la veille, je lui avais sauve la vie en le ramenant a la berge car le flot l’emportait, et il a sauve la mienne ensuite car le flot m’arrachait a la rive et il m’a ramenée vigoureusement a la terre ferme.
    Quand il a écrit le récit pour ses filles, douze ans plus tard, il a omis la première partie du sauvetage pour ne conserver que sa part a lui, qui était chronologiquement seconde. Pourtant, il savait pertinemment que j’étais une femme d’exception. J’avais 29 ans.
    J’ai tenu le coup 10 ans, je ne sais comment. Sans désamour, comme dirait Carole. Les dix années suivantes, avec mon second compagnon, la conduite addictive n’était plus l’alcool mais l’argent : je ne suis pas bénie des dieux. Pourtant, les cols, et la haute mer sont mes patries.
    Je ne suis jamais retournée au Ladhak depuis, mais je le porte serre dans mon cœur. Au chaud. Avec l’ Inde et l’Himalaya qui y sont niches aussi.
    J’y retournerai.

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  5. alainlecomte dit :

    Michele, vous avez eu (et vous avez encore, sans doute) une vie riche en aventures! Le voyage dont vous parlez, était-ce pour aller au Zanskar? J’imagine bien ces flots en furie au bas du Shingo La. Dans les années dont vous parlez, il fallait en effet franchir la rivière à gué (on me l’a dit, je n’y étais pas), je connais des gens qui m’ont dit avoir du traverser avec leurs bagages en équiibre sur la tête tellement l’eau était haute. Mais quand nous y sommes allés, en 1998, un pont avait été construit à cet endroit…
    Une autre année (2002), je me souviens que nous avons du descendre le Kongmaru La, pour descendre de Nimaling vers Hemis en franchissant vingt à trente fois un torrent en crue. Le risque le plus fort n’était pas de se noyer (encore que…) mais de se faire casser les jambes par les pierres charriées avec force par le torrent. Ah… ce n’est pas toujours une sinécure d’être un touriste!

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  6. Peregrinus dit :

    Je ne crois pas qu’il faille incriminer les réserves d’eau des habitants, qui sont dans des réservoirs étanches (en plastique).
    Par contre le réchauffement climatique a également pour conséquences de faire fondre les glaciers et les neiges éternelles, et l’eau s’accumule dans les lacs de montagnes maintenant rempli à ras bord.
    A certains endroits, ils menacent de déborder sur les vallées en aval.
    La hausse des températures en été doit surement entrainer de fortes évaporations analogues à ce qui se passe en Egypte, où la création du barrage d’Assouan et du lac Nasser a entrainé une augmentation des précipitations dans la vallée du Nil.

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  7. jmph dit :

    Alors, ne plus bouger ? Ne plus découvrir d’autres lieux, d’autres peuples, d’autres cultures ? Tu sais, Alain, combien j’aime voyager et combien j’ai voyagé. Mais la question que tu poses me taraude de plus en plus. Pourtant le « chacun chez soi » préconisé par certains écolos me semble lourd de menace de sclérose mentale.

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  8. alainlecomte dit :

    oui, c’est un sérieux dilemne. c’est presque de l’ampleur des paradoxes de la mécanique quantique… si on n’y va pas, on ne saura jamais, ce qui est très dommage, et si on y va, on aura transformé le lieu que l’on voulait connaître peut-être en le détruisant…

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  9. michele dit :

    > Alain, j’ai un peu bourlingue, mais toujours avec simplicite. D’ou les aventures pas toujours voulues. Je repense a ce probleme la de l’eau et voulais vous dire ; gare a la brutalite des trombes d’eau, leur arret est aussi impromptu que leur demarrage, on ne voit rien venir. Le lendemain, les gens comptaient les pertes de betail. La seule solution consiste a se percher sur une eminence et a ne pas chercher a traverser impunement sans savoir ou.
    Je songe a une carte, que je n’ai pas sous les yeux, mais le trajet est imprime dans ma tete, on aura l’occasion d’en reparler. Sur la relation aux autochtones, c’est vrai que c’est paradoxal, parce que meme si on est pauvre on est riche a leurs cotes. La cle, c’est etre authentique et humble et hors toute tentative de colonisation et hors aussi toute exploitation de l’homme par l’homme ( je ne peux m’empecher de penser a l’exploitation sexuelle faite en Asie, et la j’ai honte).
    Y aller, c’est important : pas seulement pour l’esprit de curiosite qui nous anime, vous, Peregrinus, jmph, Carole,les autres et moi ; c’est aussi parce que c’est grace a cela que l’on a envie et que l’on est pret a oeuvrer pour que le monde soit plus juste, et les richesses mieux partagees.

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  10. michele dit :

    Ai lu attentivement les deux articles :le second ne m’a pas fait rire du tout. Il y a 24 ans on portait soi-meme son sac, pas d’ane non plus, et l’on faisait ce qu’on etait apte a faire.
    En tout cas, je suis choquee par l’attitude qui consiste a retrouver son avion, son boulot, sa douche chaude, laissant derriere soi les degats : c’est du tourisme/consommation. Berk.

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  11. alainlecomte dit :

    oui, vous avez raison.Le récit est intéressant mais ce qu’il présuppose n’est pas très sympathique.

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