Les ruminations d’un grand-père universitaire

Est-il possible de raconter dans son blog les perplexités que l’on éprouve en tant que membre de la clique de ceux que Lacan qualifiait par provocation d’unis vers Cythère ? Au soir de ma carrière, à Cythère me suis-je rendu ? me suis-je dirigé vers, seulement ? Non. Sûr que non. Et ce que je vois des désolations de mes amis, de mes proches ou de mes étudiants devrait me dissuader d’une telle croyance.

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Watteau : l’embarquement pour Cythère

Imaginez un pays où les semestres universitaires ne durent que treize semaines, où les universités sont donc, en principe, closes le reste du temps, les campus morts tout l’été (sauf quelques formations isolées pour les étudiants étrangers) alors qu’au contraire, un semestre d’été devrait être mis à profit soit pour approfondir des matières qu’on a aimées, soit pour refaire des modules où l’on avait échoué. On pourrait penser que dans ce pays, les gens ne veulent pas travailler. Ou bien que ceux qui travaillent dans ce système s’y laissent séduire par la possibilité de se livrer tout l’été, dans ce second mi-temps à eux attribué, à d’autres activités. De recherche, par exemple. Supposez qu’ils le pensent, le désirent et le disent en effet. Et que les ministères feignent de ne point y voir d’objection en faisant le raisonnement suivant. Les universités, c’est bien connu (des « voies de garage », des structures de gardiennage pour grands enfants ainsi soustraits au marché du travail) n’ont pas besoin de plus de moyens, ni de fonctionner bien, ce serait même fâcheux et risquerait de porter ombre aux enseignements prestigieux des Ecoles d’Ingénieurs ou des Ecoles de Commerce. Alors, soit. On aurait l’alibi de la recherche d’un côté, et de l’autre, l’indifférence à ce qui se fait dans les universités (contenu et forme de l’enseignement) et de toutes façons, la ferme intention de ne pas y mettre un sou de plus (financement ou postes supplémentaires).
Mais pour faire de la recherche, ne faut-il pas des moyens ? Imaginez un pays où les crédits de recherche seraient distribués au hasard, où la directrice de la principale agence de distribution de moyens avouerait que son principal travail est de justifier chaque année les plus de 15 000 projets qu’elle a refusés, ou avec des contraintes administratives telles que les bénéficiaires en perdraient immédiatement au moins 15% en cours de route… un pays où les chercheurs devraient abandonner leurs projets de recherche tous les trois ou quatre ans (rythme de renouvellement des « ANR »), un pays où l’on chanterait les mérite de « l’évaluation » mais où les projets, en principe évalués sur rapport tous les six mois ne seraient en réalité jamais évalués, jamais sanctionnés par autre chose que des phrases de routine (une fois en trois ans), comme « le projet semble suivre normalement son cours »  (sic), où l’organisme chargé de l’évaluation mettrait un temps tendant vers l’infini pour remettre son évaluation finale, dont en principe dépend le versement du solde. Imaginez un pays où, après quatre mois de silence, un fonctionnaire anonyme vous apprendrait que le solde finalement ne vous serait pas versé car dans les limites strictes du temps de votre projet, vous n’avez pas réussi à tout dépenser des sommes qui vous avaient été allouées ? où on vous sanctionnerait d’avoir été économe des fonds publics en quelque sorte.
Imaginez un pays où les décisions en matière scientifique seraient devenues tellement politiques que dans des domaines aussi retentissants que les sciences de la terre, c’est le laboratoire qui fait le plus de bruit médiatique (quitte à utiliser les moyens les moins scientifiques pour cela) qui parvient à emporter la mise.  Au point qu’on pourrait penser que les polémiques et les controverses suscitées par un tel laboratoire n’ont d’autre but que de  le maintenir dans l’actualité pour gommer la présence des autres.
Imaginez un pays où ceux qui sont installés aux gouvernes des « grands instituts » et, particulièrement, de celui des Sciences Humaines et Sociales, sont tellement ignorants que lorsqu’un très grand nom relevant de leur domaine de supposée compétence, un linguiste internationalement connu, vient à Paris, ils ne savent pas qui c’est, et qu’un collègue soit obligé de le leur expliquer. Imaginez un pays où le directeur des sciences humaines et sociales ignore ce qu’est la linguistique. Où donc on aurait nommé des gens non pas pour leurs connaissances et leur culture mais grâce à leurs appuis politiques. Comment une activité de recherche saine pourrait exister dans un tel pays ? Ne serait-il pas illusoire d’y songer développer une activité de recherche pendant un mi-temps professionnel ?
Ce pays ne serait-il pas à la fois doté d’un enseignement supérieur marchant sur la tête (car dans ce pays, les meilleurs lycéens seraient bien sûr encouragés à aller vers des « filières courtes » (parce que « sélectives » !) plutôt que vers les filières longues débouchant en principe sur des doctorats !) et de structures de recherche perverses ?
La France, ce pays ? Mais vous n’y pensez pas, j’aime mon pays moi monsieur, et je n’irais pas raconter de telles sottises sur lui, alors que de toutes évidences elles ne s’y appliquent pas.

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15 commentaires pour Les ruminations d’un grand-père universitaire

  1. jmph dit :

    C’est assez effrayant, ce que tu écris ! Pas la moindre parcelle positive ? Uniquement à cause du ou des gouvernement(s) ? Ou bien y a-t-il quelques évolutions qui empêchent de désespérer totalement ?
    Faut-il envoyer nos enfants et nos petits-enfants en Chine ?

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  2. alainlecomte dit :

    salut Jean-Marie. Uniquement à cause du ou des gouvernement(s)? je ne dis pas ça. je dis (en filigrane peut-être) que c’est aussi à cause des universitaires eux-mêmes qui sont assez satisfaits d’une situation qui, dans le fond, ne leur va pas mal. Ils se justifient en disant qu’ils font de la recherche. Je dis : certes, mais tous ne peuvent en faire, et pour cause, puisqu’il y a de nos jours de tels empêchements à effectuer une recherche digne de ce nom. Donc de fait, beaucoup d’universitaires ne font pas de recherche (souvent par découragement) mais leur statut leur convient. Faire plus de présence d’enseignement e leur conviendrait pas, or c’est ce qu’il faudrait, à mon avis, si on veut une université digne d ece nom. L’évolution aurait pu apporter des choses intéressantes (après tout dans d’autres pays, l’université et la recherche ont l’air de bien fonctionner), seulement, comme toutes les soi-disant réformes de S. et son régime, les structures mises en place ont été baclées, placées sous la direction de gens dont le principal mérite était l’inféodation ‘promise ou avérée) au pouvoir. Nous sommes donc en ce moment dans une situation de réel blocage (en plus, les nouvelles structures ont probablement été sous-dimensionnées, ce qui les empêche de fonctionner normalement).
    Les petits enfants en Chine? Qui sait…. dans vingt ans… ce sera peut-être le salut, si rien ne change ici….

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  3. quotiriens dit :

    Un hiver s’y terre? Là, Quand?

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  4. jeandler dit :

    En attendant, les Chinois viennent picorer ici et ailleurs.

    Vers Cythère: ne pas oublier que cet ambarquement se fait pour le rivage des Morts, celui dont on ne revient pas.

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  5. Alain L dit :

    Je ne sais pas si on peut donner seulement cette interprétation à Cythère. Pour le commun des mortels, elle reste quand même l’ile des plaisirs, le lieu de naissance d’Aphrodite….

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  6. michèle dit :

    Lorsque les faits sont d’importance, ne pas tourner autour du pot.
    Un voyage vers Cythères signifie faire l’amour.
    Pas plus, pas moins.
    Juste avoir la perception que la terre arrête de tourner.
    Un laps de temps.
    Et que nous, you et I, sommes devenus immortels.
    Cela ne durera pas.
    Mais l’intemporalité aura été.

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  7. Alain L dit :

    ah, Michele, cette interprétation est peut-être excessive. Certes quand on fait l’amour on est à Cythère, mais la réciproque est-elle nécessairement vraie? Ceci ouvre un débat. D’accord, il est ennuyeux de débattre sur la situation universitaire, mais le sens qu’il faut donner à Cythère… est peut-être plus intéressant, dans le fond.

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  8. jeandler dit :

    Quand on sort de l’Université, aujourd’hui, on est saisi d’une immense et incommensurable fatigue. Je ne parle pas de ceux qui viennent y chercher on ne sait plus quoi, mais de ceux qui y ont passé leur vie.

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  9. Alain L dit :

    hmmm, Jeandler, vous exagérez un peu. heureusement, beaucoup de jeunes savent encore ce qu’ils viennent chercher à l’Université (surtout les filles et surtout à Paris, il me semble, pour avoir connu une université de province), quant à ceux qui y ont passé leur vie, on peut encore reconnaître que l’université recèle certains des derniers lieux de liberté qui puissent exister dans notre société. Il suffit de se contenter de peu de moyens (!!), mais nous avons encore la liberté de penser.

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  10. jeandler dit :

    Sans doute, j’exagère…
    mais pour se faire entendre, aujourd’hui, ne doit-on pas le faire?

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  11. michèle dit :

    >Alain L. ben j’exagérais pas : outre Baudelaire*, bien sûr, dans la littérature érotique** aller à Cythères signifie faire l’amour.
    * http://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/poemes/charles_baudelaire/un_voyage_a_cythere.html

    ** in ac-créteil.fr

    Dans la mythologie grecque, Cythère apparaît peu. Mais l’art occidental exploita beaucoup l’idée de l’île des amoureux et prolongea le mythe : l’île devint une île enchantée, réservée aux amoureux et lieu des plus grands plaisirs. On en fit donc une métaphore de l’érotisme : séparée de la terre par les eaux, elle représente l’intimité des amants, l’intensité du plaisir qui les mène dans un autre monde…. Watteau lui-même exploita plusieurs fois cette métaphore : outre la réplique de ce tableau,  » l’Embarquement pour Cythère  » (voir le document annexe), l’un de ses tableaux s’intitule  » L’isle de Cithère « , un autre  » L’isle enchantée « . Faire un pèlerinage à Cythère, c’est s’initier aux plaisirs de l’amour.

    Or, enseigner fait appel à l’éros, c’est à dire essentiellement au désir.
    Une conférence débat sur le thème échec scolaire il y a dix ans, dans un grand lycée marseillais, menée par des universitaires et des psychanalystes, avait mis en exergue le facteur désir dans la capacité d’apprendre.
    Pour ma part, je sens une belle réciprocité, de l’ordre de l’échange, qui évacuant le désir sexuel, là non accompli, et les troubles amoureux, là relégués au privé, laisse la part belle au désir d’apprendre. On ne joue plus alors qu’un rôle de passeur, ce qui, à mon sens est la plus belle voie de transmission. Passer et donner à l’autre la possibilité de mener seul sa barque : la difficulté de l’Université est de transmettre cette autonomie-là sans laquelle tout apprentissage devient caduque.

    P.S mon second com.est plongé dans l’Hadès lui…

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  12. michèle dit :

    >Alain L. votre sujet ne me semble pas rébarbatif ; il soulève en moi depuis sa parution, un tel tsunami intérieur que je me demandais par quel biais l’aborder.
    D’où mon choix de Cythère.
    Enseigner c’est pour moi un des plus beaux métiers du monde. Avec maçon, bâtir et paysan, semer. Vision bucolique du monde.
    Mais la structure est tellement hypocrite, basée sur des copinages et pas sur la réalité des compétences de chacun, fondée sur des faux-semblants, que je ne me sens pas appartenir à la sacro-sainte corporation.
    Les ex-instituteurs, oui, ils ont encore un fort sentiment d’appartenance aux hussards noirs de la République, mais les autres….trop berk.
    Sauf, parfois, de-ci de-là, une perle noire de la Baltique rencontrée, au détour d’un cours. Une prof enseignant le théâtre à Aix. Un autre enseignant la linguistique finno-ougrienne aussi à Aix. Un vieux monsieur lumineux qui m’a enseigné durant un an.
    Entre les deux, les profs, sclérosés, stratifiés, menteurs, lâches.
    Enfin, moi, désolée, mais c’est un corps de métier que je ne porte dans mon coeur.
    Ce qui n’est pas simple.
    Rien pour vous, bien sûr, c’est mon expérience sur le terrain qui me fait porter un jugement sans concessions.

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  13. alainlecomte dit :

    Michele, votre premier commentaire est une belle méditation sur le métier d’enseignant, qui doit se déprendre en effet de pouvoir être à la mesure des désirs. « Donner à l’autre la possibilité de mener seul sa barque » me parait la plus belle définition de la transmission du savoir (et surtout ne pas chercher à monter dans la barque). Quant au deuxième commentaire, c’est comme tous les corps de métiers, on ne peut pas faire d’amalgame. En tant qu’enseignant moi-même, il est vrai que je fréquente peu de collègues (donc peu de monde en définitive puisque les lois sociales veulent qu’on fréquente à l’intérieur de sa caste), mais j’en connais, là où j’enseigne, qui, même proches de l’âge de la retraite, témoignent encore d’un enthousiasme pour la matière qu’ils enseignent très réjouissant! Et je leur sais gré d’exister!

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  14. michèle dit :

    >Alain L. Lorsque je parlais du com. perdu dans l’Hadès je parlais du second de hier soir, où j’étalais complaisamment mon bonheur d’enseigner.
    Le second de ce matin, il est partial et partiel : je connais cinquante profs je communique bien avec cinq. C’est peu. 10 %.
    Les gens passionnés font passer incessamment leur passion.
    Non, je pense à ceux qui ne s’engagent nulle part, qui ne font bosser que les meilleurs, rangent les autres au fond de la classe en leur enjoignant de se taire, n’ont jamais rien vu et ne veulent surtout rien savoir, et le summum étant les jeunes loups (majoritairement féminines d’ailleurs) sans scrupules, pour qui tous les moyens sont bons pour arriver plus vite et plus haut que les autres et qui n’hésitent pas à dégommer les anciens à coups de tatanes, ceci pour prendre leur place. Mais mon aînée me raconte aussi sur ses lieux de stage l’ambiance pourrie et compétitive qui règne également.

    D’accord avec vous sur un point, pas d’amalgame.
    Je fréquente qq. vieux instits, et des gens de bric et de broc, comme moi.
    Ceci dit, comme aux USA, si on a changé de corps de métier, nous sommes d’évidence open-minded.
    Pas de prof.

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