Narration et politique : à propos du dernier film de Polanski

Certains voient l’origine du langage dans le souci de raconter, le vrai et le faux auraient même leur origine dans la narration : serait vrai le récit qui correspondrait aux faits qui se sont déroulés. Seulement voilà : comment, en toute occasion, procéder pour connaître cette correspondance ? L’histoire passée ne se rejoue pas, et nous n’y étions pas nécessairement et même si nous y étions… pouvons-nous nous fier à l’objectivité de nos sens ? De là découle l’idée, défendue entre autres par l’historien Paul Veyne, que l’histoire n’est qu’un vaste récit. Jusqu’au XVIème siècle environ, les Français ont cru dur comme fer qu’ils étaient des descendants… des Troyens ! Filiation autorisée par l’appellation du fils d’Hector : Francion. Ainsi Francion aurait été le premier roi de France… Mythe bien sûr. Mais ce qu’on installe à sa place sort-il du récit ? Jean-Pierre Faye, auteur dans les années soixante-dix d’un volumineux ouvrage sur « Les langages totalitaires », dont on a récemment réédité l’introduction en livre de poche (Biblio essais, n°31466), faye.1268210063.jpgdonne à lire ces évidences : que l’histoire est d’abord une narration, qu’elle ne se fait qu’en se racontant et que donc « une critique de l’histoire ne peut être exercée qu’en racontant comment l’histoire, en se narrant se produit ». On en déduit bien sûr que ces objets qu’on nomme « nations » sont tous constitutivement de l’ordre du mythe. On ne peut s’offusquer par exemple de la théorie récente de Shlomo Sand sur la genèse d’Israël : il n’y a pas de raison en effet que la nation d’Israël échappe à cette règle. Dans cette trame dense de récits et d’histoires racontés par des hommes, les évènements qui se produisent sont eux-mêmes narratifs. Nous le voyons et l’écoutons chaque jour, il suffit d’écouter France Inter (ou votre radio préférée), le fait n’existe pas tant qu’il n’a pas été énoncé. Le filet de l’information retient dans ses mailles au hasard quelques poissons dont on fait un ragoût de paroles. Mais la vérité ? On ne va pas jusqu’à dire qu’elle n’existe pas, mais que loin d’être donnée a priori (une prétendue transparence du récit par rapport aux faits), elle se construit elle-même dans les outils mêmes qui ont conduit à l’élaboration de ce à quoi elle s’applique ou ne s’applique pas. Autrement dit, elle est procédure, et nul ne saurait garantir que cette procédure puisse s’arrêter en un temps fini. Elle se fraye un chemin entre les évènements narratifs.

Long préambule… pour arriver à parler d’un film, le dernier Polanski, « The Ghost Writer ».

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Tout le monde est au courant des grandes lignes du scénario, qui répond aux canons d’un bon thriller : un ex-premier ministre anglais s’est retiré sur une île américaine avec tout son « staff » et embauche des « nègres » pour écrire ses mémoires. Qui est mieux placé qu’un biographe pour connaître les détails biographiques de son sujet ? Lorsque le personnage principal (the « Ghost ») arrive dans l’histoire, le corps de son prédécesseur, « tombé » du ferry, s’est échoué sur une plage sauvage. Cela ne va pas le décourager d’entreprendre des démarches pour élucider quelques contradictions dans le parcours de l’homme politique. Ce dernier, par épouse interposée, s’avère être un agent de la CIA. La phrase clé du film est « tout ce qu’il avait fait en dix ans de pouvoir était toujours allé directement dans le sens des intérêts directs des Etats-Unis, qu’il s’agisse de l’entrée en guerre contre l’Irak, de l’éviction de certains ministres etc. ». Voilà un sacré évènement narratif ! L’allusion à Tony Blair est évidemment transparente. Que d’aucuns pensent, mais sans le dire, que Blair ait été un agent de la CIA est une chose. Vrai ? Faux ? C’est probablement dans cinquante ans que nos descendants connaîtront la réponse. Mais la chose forte ici, n’est pas le soupçon informulé d’une telle appartenance, c’est bien évidemment qu’ON LE DISE !blair_bullied.1268210045.jpg

Un évènement narratif a ceci de particulier qu’une fois qu’il s’est produit, les lignes de force de la narration de l’histoire (ou de l’Histoire) sont modifiées : une chose a été dite (même par un langage artistique ou cinématographique), qu’on le veuille ou non. Et c’est là d’ailleurs qu’on peut situer le rôle actif de l’art et de la littérature.

Je trouve pathétiques les efforts actuellement faits dans les médias pour taire cet évènement, le refouler. J’ai lu les articles consacrées à ce film dans « le Monde », « le Nouvel Obs » et j’ai même feuilleté hier soir « Télérama » au kiosque de la gare pour en avoir le cœur net. Quand les médias aujourd’hui parlent de ce film… ils s’épanchent sur un prétendu aspect autobiographique ( !), alors que le rapprochement possible entre l’ex-premier ministre reclus dans sa demeure de luxe (de sa propre volonté) et le réalisateur en résidence surveillée à Gstaad est plutôt tiré par les cheveux. Ou bien on se complait dans l’observation du « style Polanski » : la plage où l’on repêche le malheureux premier « nègre » ne rappelle-t-elle pas celle de « Répulsion » ? En général, l’allusion à Toni Blair ne tient… qu’une ligne !

Alors que bien évidemment, c’est là, « the point » comme disent les anglo-saxons…

Lorsque je suis sorti du cinéma, je n’avais qu’une idée en tête : « et l’on s’étonne, après ça que Polanski ait eu les ennuis que l’on sait ! ».

Reste évidemment à savoir pourquoi les principaux médias d’information ne parlent pas davantage de « l’hypothèse Polanski », pourquoi pendant des semaines il n’a été question que des détails plus ou moins sordides d’une liaison sexuelle (il est vrai peu reluisante) qui s’était déroulée trente ans auparavant, alors que la plupart des journalistes traitant du dossier devaient bien savoir que le cinéaste préparait un film dont le contenu était si sulfureux que des intérêts puissants ne pouvaient qu’exister pour viser à faire en sorte que ce film ne sorte jamais… Comprenne qui pourra.

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9 commentaires pour Narration et politique : à propos du dernier film de Polanski

  1. elflaco dit :

    « ils s’épanchent sur un prétendu aspect autobiographique ( !), alors que le rapprochement possible entre l’ex-premier ministre reclus dans sa demeure de luxe (de sa propre volonté) et le réalisateur en résidence surveillée à Gstaad est plutôt tiré par les cheveux. »

    Il est bien plus que tiré par les cheveux puisqu’évidemment Polanski à écrit le scénario et tourné son film bien avant d’être assigné à résidence… Aucun lien possible donc entre ces deux affaires. L’hypothèse la plus probable (sans tomber dans un délire big brotheriste) est donc celle que tu indiques ici, à savoir que les liens entre Blair et les USA (sans qu’il soit pour autant un agent de la CIA) dépassaient ce que l’on pouvait voir et imaginer et que nous nous en rendrons compte dans quelques décennies, le temps ayant eu à ce moment là de nous faire oublier toute cette histoire. Enfin peut être pas de l’oublier, mais de la faire passer d’un « scandale » (comme les mensonges sur l’existence d’armes de destruction massive) à un « fait historique »…

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  2. Je n’ai pas encore vu ce film, encensé par la critique sans trop faire, à mon avis, de rapprochement nauséeux avec l’histoire personnelle du cinéaste.

    Mais tous ses films ont toujours été, pour moi, des puzzles extraordinairement bien montés (« China Town », ce chef-d’oeuvre : on y retrouve le jardinier chinois, paraît-il) et les représentants des ligues bien-pensantes n’ont qu’à aller voir le dernier Avatar en date.

    Si ce film dérange, c’est qu’il est réussi.

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  3. Armelle dit :

    Je voulais voir ce film aujourd’hui et j’ai manqué de temps, hélas… Partie remise afin de me forger une opinion … Affaire à suivre !

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  4. Béatrice dit :

    Merci pour cet article. Je suis tout à fait d’accord avec vous. «Certains» auraient souhaité que ce film ne sorte jamais. Et ces mêmes «Certains» tâchent de salir le plus possible Polanski afin que tout les bien pensants n’aillent pas voir son film… J’espère que beaucoup comme vous comprendront que tout ce tapage médiatique, qui a un relent de pogrom, est orchestré pour museler Polanski.

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  5. jmph dit :

    Entre une fiction, qui se définit comme telle (ce n’est pas Polanski qui l’a créée, c’est Robert Harris), et la réalité historique, les étapes sont tellement nombreuses et longues que cela permet de tout supposer. De là à penser qu’on a voulu « museler » Polanski, cela aurait été un fort mauvais calcul puisque son film – véritable chef d’oeuvre de narration cinématographique – rencontre un succès que le fameux « scandale » a encore accentué.
    Mais en fait, c’est sur la première partie de ton billet, Alain, que je voulais réagir. Un très bel exemple de la fabrication de l’histoire a été montré dans un film de l’automne 2009 qui n’a pas rencontré un grand succès, « District 9 », dont j’avais parlé dans mon blog (http://jmph.blog.lemonde.fr/2009/10/16/octobre-cine-2-de-la-science-fiction-a-linformation/). L’interêt de ce film n’est pas seulement dans les scènes d’action et dans l’intrigue de ces aliens parqués dans des mouroirs, mais aussi et surtout sur la démonstration de la façon dont une vérité officielle se dégage à partir de la construction de l’information et sa manipulation. Comme tu le soulignes, la vérité se fraie un chemin dans les événements narratifs, qui sont eux-mêmes issus d’une construction complexe et à visée politique et/ou idéologique.
    Ceci étant dit -et mal dit mais il est tard-, je répète que « The Ghost Writer » est un chef d’oeuvre de narration cinématographique. Narration, encore une fois …

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  6. Alain L dit :

    jm,
    oui, je me souviens de ton billet sur District 9. J’ai voulu voir ce film, mais il ne passait plus.
    « De là à penser qu’on a voulu “museler” Polanski, cela aurait été un fort mauvais calcul puisque son film – véritable chef d’oeuvre de narration cinématographique – rencontre un succès que le fameux “scandale” a encore accentué. » : cela ne serait pas la première fois où en voulant censurer une oeuvre on lui aurait donner une grande publicité!
    Oui, The Ghost Writer est un chef d’oeuvre de narration cinématographique, mais la narration à mon avis n’est pas innocente, surtout quand elle vient de quelqu’un de si fûté que l’est Polanski. Par la narration, la fiction, on dit beaucoup de choses… un moyen excellent surtout d’échapper aux poursuites (dire sans dire vraiment). Pas d’ennui donc, mais in fine, les choses sont quand même dites. Quel raffinement quand on y pense, de la part de l’espèce Homo Sapiens!

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  7. jmph dit :

    Oui, Polanski est d’un raffinement et d’une habilité extrêmes, ce qui laisse la place à de nombreux commentaires…

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  8. michèle dit :

    Pas encore vu le film.
    Sur la narration, je serais tentée, d’emblée, de dire que c’est la narration qui fait l’histoire, et non pas le contraire.
    Tel évènement est, et prend telle importance par la manière dont il est raconté, puis mis en scène, joué, etc.
    Il perdure grâce à la narration, il prend corps par elle.
    Irai le voir, vous dirai mais ne suis guère la politique à cause de ses méandres et de ses coups bas.

    Sur ce qu’a vécu Polanski aux alentours de ses quarante ans, je constate que, chacun, l’on est rattrapé par ses actes, quels qu’ils aient été. Qu’évidemment, il y a bcp de manipulation si on est un personnage en vue.
    ex.idiot : la petite Steph. de Monac. a vécu cette utilisation de son couple à quelles fins, au fond ? Si ce n’est qu’elle, elle a volé en éclats.
    Comme si nous étions, tous (certains plus que d’autres – mais ils ont voulu ce challenge, ils l’ont recherché même) des pantins que l’on agite de manière dérisoire.
    La démonstration politique de Polanski, quelle qu’en soit la force, la portée, ou la philosophie, n’obère pas, à mon sens, un fait essentiel.
    Lorsqu’adultes nous sommes, c’est à nous de lutter contre le désir adolescent qui peut se projeter sur nous et à maîtriser les pulsions érotiques qui nous emportent.
    La virginité de l’enfance (et à 13 ans on est encore, et longtemps une enfant) est à préserver, coûte que coûte, ne serait-ce que pour être capable, plus tard, d’affronter nombre de tempêtes avec efficacité.
    Sinon, l’effritement narcissique de son moi risque grandement de ne pas passer les caps qu’il faudra franchir.
    Et faire un fonds de commerce de l’indicible, non.
    ( la lecture récente d’Inceste de C. Angot m’a proprement terrifiée).
    Donc (comme pour Céline), dissocions, l’homme et le réalisateur.
    Et, vu de l’extérieur, moi je n’attends pas ni qu’il soit puni, ni qu’il paye, ni, ni.
    Non, une chose me ferait plaisir (et je ne suis pas concernée) c’est qu’il ait la capacité de, en face en face, dire pardon à cette nana qui est adulte aujourd’hui.
    Pas plus, pas moins : pardon .
    Pas de sang et surtout pas de l’hallali. Passer outre. Être en paix.
    Alors défendre Polanski parce qu’il est un grand cinéaste, non. Il est un grand cinéaste, talentueux, mais il s’est comporté comme un pauvre mec. Et je refuse de donner un blanc-seing à tout un chacun, quels qu’aient été ses agissements.

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  9. alainlecomte dit :

    Michele, je comprends votre position: sans doute Polanski est-il loin d’être un individu « exemplaire » (encore qu’il a probablement quelques circonstances atténuantes, vus ses malheurs passés), mais la question ici est celle de la façon d’utiliser les failles, bévues et turpitudes des personnes que nous sommes tous à des fins vraisemblablement politiques (faire taire).

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