Qu’est-ce que le « radicalisme »?

Nathalie Heinich est une sociologue. Elle a produit dans « Le Monde des Livres » daté du 22 février une violente tribune qui s’en prend aux mânes de Bourdieu et à ses épigones, sous le titre « ce Bourdieu-là ne nous manque pas ».
Bourdieu
a, pendant toute sa carrière (il est mort en 2002) défendu une conception exigeante de la sociologie : bourdieu.1205502276.jpgses premiers travaux (« Les héritiers », « La reproduction ») ont énormément contribué à donner de la sociologie une image de rigueur qui, on l’avouera, lui manque souvent. Par la suite, il s’est penché sur de nombreux phénomènes sociaux, dont l’art et la réception des œuvres d’art (« La distinction ») ainsi que sur cet énorme gouffre de nos sociétés humaines qu’on appelle la misère. Lui et ses collaborateurs ont ainsi produit en 1993 une somme sur « La misère du monde ». manif.1205502335.JPGEn décembre 1995, alors que notre vie sociale et économique était arrêtée par de puissantes grèves motivées par le refus du Plan Juppé, Bourdieu prenait le parti des grévistes et clamait son indignation face au sort réservé aux travailleurs précaires. A la suite de cela, il devint de plus en plus une des figures de la gauche « radicale ». On l’attaque aujourd’hui parce qu’il aurait en quelque sorte « trahi sa mission » de clerc qui est de « faire ce pour quoi il est payé par la collectivité : produire du savoir ». Plus fort : on lui reproche son radicalisme et on en vient à dire que l’on craint aujourd’hui, dans son sillage, « l’émergence d’un authentique radicalisme – cette forme sophistiquée de la bêtise ».
Ce n’est pas la première fois que je lis ça, cet alignement du radicalisme sur la bêtise (la fois précédente, c’était sous la plume de quelqu’un d’autre, Blandine Kriegel peut-être, mais je ne le jurerais pas) et je me pose donc la question : y a-t-il convergence entre une pensée « radicale » et…. la bêtise ?

Je vois surtout un argument contre cette assimilation : l’histoire (et l’évolution en général) n’ont certainement pas besoin d’une « bêtise » qu’on pourrait justement définir comme ce qui mène à une impasse évolutionniste, alors que les « solutions » à des problèmes viennent souvent d’innovations auxquelles quelques membres éclairés de la collectivité tiennent mordicus faisant preuve en cela de « radicalité ». Croire en une vérité même si pour la majeure partie de l’opinion elle est rien moins qu’évidente est une forme de radicalité dont ont fait preuve les personnalités marquantes de la science moderne, de Copernic et Galilée à Einstein.
Nathalie Heinich ne peut pas s’empêcher de mentionner en passant Badiou, qu’elle étiquette sans doute dans la catégorie honnie des penseurs radicaux, comme reflétant cette pensée à laquelle elle mettrait probablement des guillemets et qui pour elle ne se présente que comme un reste nostalgique de nos années soixante huit, qu’elle a envie d’oublier ou en tout cas « qui ne lui manquent pas ». C’est une question de savoir si on peut être radical dans sa pensée aujourd’hui… ou plutôt de savoir si on peut ne pas l’être.
Le thème central du dernier petit livre de Badiou (« De quoi Sarkozy est-il le nom ? »), outre ce qui a été le plus souvent mentionné (une attaque sérieuse du sarkozysme en tant que résurgence du pétainisme) est l’idée selon laquelle « il n’y a qu’un seul monde ». Cela peut sembler d’une banalité affligeante… oui, il y a un seul monde, bien sûr, où serait le deuxième monde ? y a-t-il quelque part dans l’univers – contrairement aux élucubrations de certains logiciens philosophes depuis David Lewis – d’autres mondes ? Non, bien sûr. Et pourtant, cette simple idée qui apparaît évidente à tous, si on la tient fermement… peut vite nous conduire à une position radicale. Car s’il y a des murs qui s’érigent partout, entre Palestine et Israël, entre Mexique et USA aussi bien qu’entre pays nantis du Nord et pays pauvres du Sud (des barbelés au sud du Maroc c’est bien ça ? pour éviter que les affamés du Sahel remontent jusqu’à nous ?), n’est-ce pas que cette idée n’est pas si communément admise ? Régis Debray écrit cela dans son récit de voyage en Terre Sainte :
Une vie ne vaut pas une vie. Contre combien de détenus palestiniens s’échange un soldat israélien ? Mille pour un, dix mille, cent mille ?

 

 

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(Jerusalem et le mur)

Qui pense que le concept d’humanité est unique n’est-il pas ipso facto un « radical » ? Cela en fait-il pour autant… un imbécile ?
Nathalie Heinich oppose à cette vision celle d’un « monde commun où il nous faut bien tous vivre », mais « monde commun » et « un seul monde », même si c’est fait de presque les mêmes mots, on voit bien que ça ne donne pas le même sens. La sociologue sous-entend bien sûr toujours, comme dit plus haut, un « monde de clercs » où il ne ferait pas bon s’opposer à coups d’arguments que l’on juge idéologiques, alors que les penseurs « radicaux » qu’elle vise mettent sous l’appellation de « monde » toute notre humanité.
Pour elle, la « science » ne se fait que sur la base d’une entente préalable mais si ce concept-là de science se comprend bien pour les sciences exactes, en revanche pour les sciences que l’on dit « humaines », il y a beau temps que des sociologues, justement, se sont heurtés à cette barrière de l’objectivité qui fait que l’observateur ne peut que s’inclure dans ce qu’il observe. Comment être un sociologue de la misère sans entrer soi-même en résonnance avec le monde de la misère?

(comment on fait pour enlever ce blanc, là?)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 commentaires pour Qu’est-ce que le « radicalisme »?

  1. totem dit :

    La misère est-elle plus ou moins en voie de développement ? tout n’est-il pas une question de démographie ? Il semble que les grandes idées du siècle des lumières et des conquêtes sociales des 19 et 20ème siècles (Droits de l’homme, liberté égalité fraternité…) soient en passe de finir à la trappe du capitalisme mondialisé.

    A propos de « l’art et la réception des œuvres d’art (« La distinction ») « , je repose indirectement cette question à travers deux expériences vécues dans une note récente.

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  2. jmph dit :

    Bourdieu a-t-il été radical quand il a pris la défense du mouvement social de décembre 1995 ?
    Tout dépend comment on considère ce mouvement ? A-t-il été un soulèvement du peuple misérable contre une caste de privilégié aveugle? Ou bien le baroud d’honneur de corporatismes archaîques face à une évolution inéluctable mais douloureuse du système de répartition de la richesse nationale entre les générations ? En disant cela, je ne dis pas que la réponse de Juppé était la bonne. Mais 12 ans après, le même Bernard Thibaut qui était le leader du mouvement de 1995, a négocié lui même l’évolution de ce système…
    De plus, le radicalisme est-il toujours de gauche ? Ce qui est certain, c’est que les principales évolutions de notre planète viennent de ceux qui ont osé bousculer les murs de certitiudes et de consensus généralisé. Peut-être faut-il faire attention que la gauche dite radicale ne tombe pas dans l’écueil des ses propres certitudes et de son propre consensus…

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  3. Un bon sociologue sachant sociologuiser sans se salir les mains…c’est mieux! Bourdieux a dérogé à la règle de bienséance du milieu, il a mélangé les genres…Et ça, c’est grave! Comme une réelle inconvenance. Toute une caste d’intellectuels aux mains propres n’est pas prête à le lui pardonner;

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