De la symétrie dans les calculs et dans les idées

Il n’y a pas que de la « suite » dans les idées, il y a aussi de la symétrie…

Pour vous en convaincre, vous allez devoir faire un détour par la logique.

Carrément.

Ne me dites pas que déjà l’envie vous prend d’aller zapper sur un autre blog…

La logique, oui la logique. Celle d’Aristote ? Pas tout à fait, mais quand même il y a un lien (j’y reviendrai à la fin). Mais pourquoi fait-on « encore » de la logique ? On connaît !… depuis le temps… Eh bien pas tant que ça finalement. Et puis la logique n’est plus ce qu’elle était. Il y a eu un temps où on pensait que ça se résumait à des syllogismes pour voir si nos raisonnements étaient corrects. Un Organon en quelque sorte, c’est-à-dire une Norme.

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Aujourd’hui, on n’en est plus là. La logique sert à comprendre les mécanismes très complexes d’échange d’information qui se produisent dans un ordinateur et entre les ordinateurs. Rien que ça. Que ça, vous dites ? Eh bien dites-donc c’est déjà beaucoup ! Pensez à tout ce que vous faites (en ce moment même) avec votre ordinateur ! Pensez à tous ces programmes qui s’exécutent silencieusement autour de vous tandis que vous répondez à un mail, que vous « chattez » ou que vous bloguez… (ça me rappelle cette émission de radio des années quatre-vingt : « qu’il est doux de ne rien faire quand tout s’agite autour de vous »). Nous sommes immergés dans un bain de programmes informatiques qui interagissent, et si vous voulez y voir un peu clair, il faut que vous ayez des outils théoriques pour penser leurs interactions.

Commençons avec l’idée de programme. Un programme transforme des entrées (des données) en une sortie (un résultat), c’est exactement comme une preuve en logique : vous partez d’hypothèses et vous arrivez à une conclusion. Imaginez : vous avez conçu ce que vous souhaitez faire, vous êtes dans un calcul logique qui vous permet de faire des démonstrations, vous faites la démonstration que votre souhait est atteignable. Vous avez même des outils (oui, ça existe !) qui vous permettent de vérifier que votre démonstration dans ce calcul est correcte. Une fois cette démonstration faite, automatiquement, vous en tirez un programme dont vous êtes sûr qu’il est juste. Magique. Ca s’était bien pour une approche de type « monologue ». J’ai un problème à résoudre. Je le résous tranquillement sans m’occuper d’autrui.

On a compris que ce n’est plus comme ça aujourd’hui. Les algorithmes pour résoudre des problèmes classiques, on les connaît (presque) tous.

Voici venu le temps du dialogue, ou mieux : de la conversation à plusieurs.

Voici venu le temps où on ne peut plus se contenter d’abstraire un programme de son environnement.

Voici venu le temps où programme et contexte d’évaluation dudit programme revendiquent d’être mis sur un pied d’égalité, où enfinon doit se rendre compte que fond et forme c’est tout un. D’ailleurs vous n’avez qu’à voir les illusions d’optique, comme celle du vase qui dessine en même temps deux visages qui se font face, ce sont des cas où on parvient mal à dire ce qui est fond ce qui estforme.

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… ou bien aussi tel tableau de Paul Klee avec ces sortes de flammes, à moins que ce ne soit des branches de sapin, qui s’interpénètrent.

 

 

En informatique aujourd’hui c’est la même chose, et pour appréhender le contenu de ces illusions, il nous faut un calcul qui symétrise ces deux notions.

Le calcul précédent nous donnait des « bons » programmes, mais des programmes qui soliloquaient, on le dit « intuitionniste » : référence à des travaux de mathématiciens (ci-contre: Brouwer) des années trente qui refusaient la notion de « tiers exclu » dans les preuves mathématiques, au nom de ce que cette notion ne permettait pas de donner une construction authentique attachée à chaque preuve. brouwer.1189587275.jpg Cette logique se justifie beaucoup en informatique car l’informaticien standard n’a que faire du tiers exclu, que faire de la vérité de « A ou non A » si on ne sait pas lequel des deux est vrai, de A ou de non A ? C’est comme la fameuse réponse de la logicienne qui vient d’accoucher à qui on demande : « c’est un garçon ou une fille ? », bien sûr elle répond : « oui »…. Si vous demandez à votre site de compagnie de chemin de fer s’il y a un train qui va de Marseille à Carry-le-Rouet et s’il vous répond « oui », vous serez un peu frustré. Alors on a exigé que l’on ne puisse dire « A ou non A » que lorsqu’on sait si c’est A ou si c’est non-A et dans ce cas, on ne se contente pas de répondre « oui », on répond : c’est A, ou bien c’est non A. Bonne idée, mais en voulant introduire notre idée de symétrie entre programme et contexte, nous sommes obligés de revenir à la logique non limitée par ce principe, à la logique « classique » en somme. Vous voyez : Aristote revient !

Maintenant si vous faites deux preuves un peu différentes (par l’ordre d’application des règles etc.) dans le système intuitionniste, vous allez toujours pouvoir transformer l’une en l’autre : donc les petits détours, les variantes diverses etc. ne sont pas graves : vous arriverez toujours au même endroit (comme le dit ce vieux proverbe (suisse ?) : « on arrivera tous ensemble au 31 décembre »). On dit que c’est un système déterministe.

Par exemple:

 

simplify.1189587411.jpg se simplifie en : isjust.1189587389.jpg

Cette propriété n’est plus vraie avec la logique « classique »…. On peut parfois obtenir des résultats complètement différents : c’est gênant… Mais heureusement, on trouve un moyen d’y pallier : il suffit d’introduire certaines stratégies bien établies de recherche de preuve et de s’y tenir. Si vous vous tenez à une de ces stratégies, alors vous serez déterministe.

Il y a deux stratégies principales, l’une s’appelle « calcul par appel par nom » et l’autre « calcul par appel par valeur ». Supposons que je note « X vs X’ » l’interaction entre un programme X et un contexte X’ (une forme X et un fond X’), dans l’appel par valeur, je vais vouloir commencer par trouver la valeur de X, dans l’appel par nom je vais vouloir commencer par trouver la valeur de X’. X et X’ sont deux faces d’un même objet, mais je peux mettre l’accent sur l’un, ou bien sur l’autre. Comme encore dans ces fameuses illusions d’optique, où la belle jeune fille gracieuse se cache dans le visage de la vieille grand-mère (je saisis le détail d’une nuque et hop, je ne vois plus que la jeune fille, je saisis le menton en galoche et hop, je ne peux plus voir que la vieille femme)….illusion2.1189587323.jpg

Ces deux stratégies sont « duales » l’une de l’autre. Duales dans le même sens où on dit que le dual de « et », c’est « ou » et vice-versa (ce qui s’illustre dans la fameuse règle : la négation d’un « et » c’est le « ou » des négations, par exemple, nier qu’il y ait à la fois du bruit et de l’obscurité c’est affirmer qu’il n’y a pas de bruit ou pas d’obscurité). Voilà, c’est cette dualité que j’arrivais mal à comprendre. Mais j’ai un ami S. qui m’a un peu aidé !

C’est abstrait ? Ca ne vous convient pas ? Vous n’en avez rien à faire ?

Songe, ami lecteur, que, quand tu lis sur ton dossier d’inscription : « chaque étudiant devra rencontrer un professeur avant l’inscription » et que tu te demandes : est-ce que n’importe quel professeur fera l’affaire (que je pourrai donc choisir) ou bien est-ce qu’il s’agit d’un professeur déterminé, choisi par l’administration, tu te trouves justement dans la position de choisir entre une stratégie d’évaluation et une autre….

Donc, dans notre esprit, il y a des chances que ça fonctionne comme ça aussi, certes avec un support différent de celui fourni par les machines, des mécanismes neuro-psychiques qui n’ont rien à voir avec les processeurs de nos ordinateurs, mais au niveau fonctionnel, l’analogie est forte. Il resterait à mettre en place des protocoles d’observation (IRM ?) pour s’en assurer… c’est une autre histoire, mais une histoire qui rejoint celle que j’ai déjà racontée , à propos des « mathématiques naturelles », en particulier chez les mundurucus (voir aussi l’article dans le numéro de septembre de Science et Vie , avec interview de Pierre Pica), et de leur propension à se développer autour de la notion de symétrie.

Dans le cas de la dualité entre deux stratégies, le choix de l’une d’elles est exactement ce que les physiciens appellent dans un autre domaine, une brisure de symétrie. On sait ce que ce genre de brisure engendre, par exemple la maîtrise de l’écriture (distinguer un « b » d’un « p » la suppose par exemple). Peut-être tout apprentissage est-il lié à une telle brisure, laquelle s’avère nécessaire : si, en face de vos deux stratégies, vous n’en choisissez aucune, vous n’irez pas loin….

Voilà. J’ai juste voulu montrer que la logique pouvait être aussi un instrument d’investigation (dans l’approche fonctionnelle) qui pourrait aller de pair avec les instruments d’observation que nous avons pour l’exploration du cerveau. Cela sert aujourd’hui à mieux comprendre les calculs, cela servira peut-être demain à mieux comprendre les fonctionnements mentaux, les dyslexies, les retards à l’apprentissage, à la lecture, tous ces maux qui engendrent aussi des maux sociaux.

(à lire également sur un sujet semblable mais en anglais, cet article sur un site qui se propose également « d’expliquer des idées scientifiques d’une manière simple mais non simpliste ».)

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8 commentaires pour De la symétrie dans les calculs et dans les idées

  1. alpheccar dit :

    Intéressant ! Je débute en logique et je pars de loin ! Cela ne m’a pas empêché d’écrire un texte sur le sujet sur mon blog parce que je trouve que c’est un bon moyen de me forcer à réflechir à un sujet et vérifier ce que je n’ai pas compris. Je suis encore loin d’avoir compris les relations entre la logique classique et la logique intuitionniste.

    Je me suis intéressé à la logique via les langages fonctionnels comme Haskell. J’ai d’ailleurs récemment découvert que les outils et concepts utilisés pour ces langages sont aussi utilisés par les linguistes ! Je vous conseille notamment ce site : http://www.cs.rutgers.edu/~ccshan/ et notamment cet article du même auteur : http://arxiv.org/abs/cs.CL/0205026

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  2. alainlecomte dit :

    merci. je connais Chung-chieh Shan, et les travaux notamment qu’il a faits avec Chris Barker en linguistique. A mon tour de vous conseiller un site si vous êtes intéressé par ça, c’est le wiki mis en place par Michael Moortgat à ESSLLI 07: http://symcg.pbwiki.com/. Je ne vous dis pas que c’est facile… je viens seulement de franchir le cap de la deuxième leçon (sur les cinq!).
    A part ça… j’aimerais bien savoir qui vous êtes 🙂
    si vous ne souhaitez pas voir apparaître votre nom sur le blog, envoyez moi un mail.
    Amicalement,
    A.L.

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  3. Posuto dit :

    Haaaaaaan ! (admiration et/ou étonation et/ épatation)
    Finalement, c’était une fille ou un garçon qu’elle avait la dame ?
    Sinon, je ne peux pas dire que j’ai tout compris. MAIS, j’en ai eu l’impression. Et après lecture de ce billet j’ai le net sentiment d’être plus finaude qu’avant. (logique, non ?)
    Merci qui ? Merci kikisolorygolargoilo……Merci Alain Lecomte
    Kiki 🙂

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  4. Alain L. dit :

    merci Kiki! vos commentaires sont toujours encourageants…
    kikilargalo c’est-i-parigolo?

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  5. A 23h04, KIKI réfléchit encore…
    Elle n’arrête donc jamais?
    Moi, j’ai encore des progrès à faire. Je ne me sens pas encore très finaude.
    Encore des explications, s’il vous plait, pour les retardataires, Monsieur Alain Lecomte.

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  6. Alain L. dit :

    Kiki est une bête de blog… elle va s’abimer les yeux 🙂
    OK pour les explications… sur quoi? m’appelez pas Msieur SVP…

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  7. Posuto dit :

    « Bête de blog », comme vous y allez ! (je visualise un monstre bavant et bossu, aux yeux rougis par les veilles et à la main droite disproportionnée à cause du maniement intensif de la souris). C’est que y’a rien à la télé à 23h04 et qu’en plus les enfants dorment.
    Kiki(« beuhhhh » -cri bestial-)

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  8. Baptiste dit :

    Très intéressant… la question des stratégies ressemble beaucoup à certains problèmes en théorie des relations internationales, même si on ne le regarde pas forcément sous cet angle là…
    En tout cas merci pour ce « cours », magistral on peut le dire 🙂

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