Du côté de la Brévine

Il y a deux semaines, j’étais dans cette région du Jura suisse dont j’ai déjà souvent parlé, et qui a vu naître maints auteurs (Walser, Cendrars…) et maints peintres (Comment, Lhermitte…). Plus précisément, nous étions avec C. dans cette petite partie aux confins de la Suisse et de la France, qu’on qualifie parfois de Sibérie de l’Europe Occidentale, tant la température peut y atteindre de sévères minima (le moins 35°C n’y est pas rare…), du côté de la Brévine, vers les Ponts-de-Martel, le Grand Cachot du Vent, les Bayards et le lac des Taillères.dsc02167.1173642245.JPGLac des Taillères

 

 

 

 

 

 

La journée était étonnamment douce pour cette période de l’année et l’habituel gel des eaux du lac, sur lesquelles en principe, les autres années, s’aventurent les patineurs, ne donnait qu’une couche de glace fragile en surface, souvent recouverte par l’eau, clapotante en bordure de la rive. Du chemin qui, lui, était bien gelé et qui s’élève un peu en surplomb de l’étendue bleutée, on voit deux ou trois solides fermes en contrebas des collines boisées. Le Jura offre cette vision apaisante de lignes de crête ondulées et de formes montagneuses allongées, comme couchées, étirées, se poursuivant en langues de verts, avec toutes les nuances du plus bleu au plus jaune, celles qui ont justement inspiré les peintres cités plus haut. En revenant de ce lac, on passe par le Grand Cachot du Vent, rendez-vous culturel de la région, une ferme isolée sur un fond de vallée dégagée qui, comme le nom l’indique, est balayée par le vent, le vent qui siffle entre les planches disjointes de la masure (actuellement en travaux de rénovation). A la Chaux-du-Milieu, on peut s’arrêter chez le boulanger du coin pour une totche ou une taïole, spécialités de l’endroit.

 

(Le Locle) dsc02160.1173642185.JPG

Plus loin, on retourne à la « civilisation » autrement dit à la ville, Le Locle, puis La Chaux-de-Fonds, avec ses anciennes villas de luxe pour héberger les patrons de l’horlogerie d’un autre temps, qui empruntaient à ce style baroque qui s’est répandu dans toute l’Europe Centrale : à quelques kilomètres de nos frontières, nous sommes déjà ainsi en Europe Centrale, dans ce continuum qui passe par les pays du Rhin et du Danube, et s’étale jusqu’à la Roumanie. A La Chaux-de-Fonds, je trouve des ressemblances avec Cluj, la capitale de la Transylvanie. Mêmes maisons témoins d’une époque de gloire, aujourd’hui défraîchies, voire tombant en ruine, car la crise économique a aussi, contrairement à nos schémas mentaux concernant une Suisse de l’opulence, frappé cette région. La librairie Payot de La Chaux-de-Fonds est une mine renfermant toutes les nouveautés de Suisse romande qu’on ne trouve pas en France. Elle recèle évidemment un rayon débordant des œuvres complètes de Cendrars, dont il faudrait peut-être relire aujourd’hui la description qu’il faisait de nos banlieues, à une époque où il habitait en banlieue parisienne. Un hasard : nous parlions des peintres que les paysages jurassiens ont inspirés, et parmi eux, d’un certain Ivan Moscatelli, et justement le livre mis en valeur en vitrine de la librairie est un ouvrage de ce peintre, consacré à Venise. Ce qui frappe dans cette école de peinture, alors qu’on a plutôt tendance à imaginer des paysages tout de noir et de blanc (la tourbe brune des étangs et la neige, la neige à perte de vue, sur les sommets, dans le fond des vallées), c’est l’accent mis sur la couleur. Une couleur qui éclate et sort complètement même des limites du vert et du bleu couramment répandus « à la belle saison » (pendant ces six mois qui ne sont pas d’hiver, donc d’impôts, si on en croit le dicton local : « six mois d’hiver, six mois d’impôts »). Ici, dans le livre de Moscatelli, explosent les rouges, les jaunes, les mauves. Beau symbole de tous ces talents suisses qui ont souvent quitté leur pays pour donner libre cours à une invention joyeuse de formes, de récits, de couleurs et de voyages (les Bouvier, Maillart etc.).

Plus tard, on me prête un livre édité localement, d’un écrivain du cru que je ne connais pas. On se méfie (à juste titre…) de la littérature « régionaliste ». Mais là, je retrouve exactement chez cet auteur la tradition littéraire de Walser. Un certain Hughes Richard, « poète, écrivain, chercheur, éditeur, directeur de la Collection Jurassica. Depuis 1985 installé aux Ponts-de-Martel », et l’éditeur ajoute : « libraire bien chambré » ( ???). Il a semble-t-il déjà beaucoup écrit (Petite Musique des pays sans printemps, Neiges et même un certain recueil de poèmes intitulé Cher Blaise, qu’on imagine évidemment dédié à l’écrivain manchot). Ce livre-ci s’appelle « l’Or du Chasseral » (Nouvelle revue neuchâteloise, 2003). Il y est bien sûr question du Chasseral, ce sommet du Jura d’où la vue domine les trois lacs de la plaine (Neuchâtel, Bienne et Morat) et bute, par-delà ces trois flaques, sur les sommets du Haut-Pays Bernois, avec l’Eiger, la Jungfrau, le Finsterarhorn etc.

On peut monter au Chasseral en voiture par une petite route à péage, mais il est mieux, bien sûr, de l’atteindre à pieds, en partant par exemple de Villeret, et en passant par la Combe-Grède. Hughes Richard parle de ces « expéditions touristiques » vers le sommet vues au travers du regard d’un habitant du lieu :

 

« Des étrangers, en effet, il en arrive sans cesse : des Neuchâtelois, des Fribourgeois, des Glaronnais, des Valaisans, des Tessinois voire des Nidwaldiens trahis par leur langue, leur accent ou leurs plaques minéralogiques. A l’approche du sommet, sans récriminer, ils s’acquittent de la taxe, légale ou non, exigée pour leur passage sur une route au statut controversé, puis, non sans se retourner souvent, ils se perdent dans la nature pour réapparaître dès qu’un gros orage menace. Alors, sans vergogne, ils s’entassent dans le hall de l’hôtel ou s’allongent à proximité d’un feu entretenu par la providence et le boute-en-train de ces hauts lieux, un Napolitain au teint rosâtre, récemment débarqué de son golfe sans la moindre notion de notre idiome, mais dispos, souriant, débordant de prévenance, de grâce et de gaieté. Assoupis, bouffis, grognons, puant des pieds et de la bouche, ces hôtes déplaisants lui réclament qui des soupes chaudes, qui des cochonnailles, qui des sandwiches que, le regard vissé aux fenêtres, ils ingurgitent sans y prendre garde. »

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La dernière partie du livre s’intitule « Mémoire des forêts fabuleuses ». C’est là où je trouve des accents walsériens :

 

« Ces villes, quel cauchemar ! Il suffit qu’un des nôtres s’y rende pour qu’on panique et claque des dents. De peur qu’il s’égare ou que, pour une cause inconnue, changeant d’avis en route, il ne revienne pas. Ca s’est vu si souvent qu’à chaque départ, évidemment, on y songe. Vous pensez sans doute que j’exagère. Vous avez tort. C’était comme ça à l’époque où je suis né. On accompagnait ces gens-là jusqu’à l’entrée du sentier des gorges où, une dernière fois, on leur criait : – N’ya llez pas ! Croyez-vous qu’ils se retournaient ? Rien, même pas un signe. Ils dévalaient la pente, une hotte ou un superbe rucksack aux épaules, puis, bientôt, ils s’évanouissaient dans les arbres et les feuilles mortes. »

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